14.2
Les Rébéens, Tindashek et Pratha quittèrent Jarapour un soir de double-lune. La métropole sembla au chevalier une princesse voilée, paisiblement endormie. Leur mission avait été gardée secrète au maximum ; ainsi, seuls Bhagttat, Tasî, et quelques généraux tels qu’Allâb et Garajja s’étaient retrouvés sur la Voie des Vallons.
Ce dernier avait d’ailleurs comparé le futur périple de Pratha à celui de son Photophoros, quelques siècles plus tôt. Le chevalier espéra que cela ne lui portât pas malheur.
Bhagttat, après avoir inspecté une dernière fois l’équipement de Pratha et des Rébéens, s’approcha de son ami et déclara, à voix basse :
“J’ai rêvé de toi, cette nuit.
- Vraiment ?
- Oui. Tu sais comme les rêves sont volatils ; je me souviens néanmoins d’une chose. J’étais allongé sur l’herbe d’une grande prairie, un peu comme celles qu’on trouve vers Gudrüm-Ben. Le ciel était empli d’anges, d’Asuras, de Grands et d’automates. Je crois avoir aperçu quelques golems, parmi eux. Tous, d’une voix commune, s’adressaient à toi.
- Et que disaient-ils ?
- Ma psyché me fait défaut, mais quelque chose en moi me pousse à croire qu’ils t’apportaient leur soutien.”
Pour la première fois depuis la pendaison de Modshi, Pratha lança un sourire au Prince.
***
Avant même qu’il n’eût le temps de s’en rendre compte, la nuit s’était évaporée. Tout autour, les rizières jarapouries avaient cédé la place aux vallons fertiles, ponctués de bosquets. L’Océan avait disparu derrière l’herbe grasse.
Pratha avait ressenti un plaisir particulier à remonter sur le dos de son bon vieux Bardéo. Cela faisait plusieurs mois que l’étalon et lui n’avaient cheminé ensemble : depuis l’arrivée à Jarapour, en vérité.
Les Rébéens se montrèrent avares en mots ; il sembla au chevalier qu’ils étaient plongés dans une sorte de transe méditative. Tindashek, réveillé dès l’aurore, lui demanda de raconter une histoire tandis que la troupe laissait les chevaux se reposer un peu.
Pratha craignit de tomber à nouveau sur un de ces chênes chargés de pendus, aussi le retour de la lumière l’apaisa quelque peu.
Le chevalier ouvrit un à un les tiroirs de sa mémoire, jusqu’à trouver une histoire qu’il jugeait pas trop sombre. Les derniers mois l’avaient suffisamment été.
Un conte des revues qu’il dévorait autrefois avec Gopta, quelque peu revisité. Sa voix résonna autour de la troupe jusqu’à l’après-midi, lorsque vint le moment de traverser la Dousse.
Ralenti par le froid, le fleuve serpentait en silence la selve, en direction du sud. La troupe choisit un pont de fortune, installé après la conquête, et le traversa sans encombre.
Tout autour, la nature avait, semblait-il, totalement guéri des cicatrices laissées par les affrontements.
C’était comme s’il n’y avait jamais eu la moindre guerre.
La nuit, la troupe contourna Lahrati - Pratha aperçut tout juste de grands étendards djahmaratis, accolés à ceux de la cité-état, éclairés par des projecteurs de lumière électrique -.
Une armée de spectres patriotiques, hantant la Terre-Sans-Loi. Le chevalier se demanda combien de temps l’appellation existerait-elle encore. Partout, au sommet des temples dans les bourgades, sur les carrefours, sur des pavés fraîchement installés entre ces îlots de civilisation, il retrouvait la marque du nouvel empire.
Nul n’échapperait au barrissement de l’éléphant ailé.
Le lendemain, une averse fouetta les dos des cavaliers et de leurs montures, donna au sol une consistance huileuse, dans laquelle les sabots n’avaient de cesse de s’enfoncer. Mais, finalement, de l’autre côté d’une rive, ils aperçurent Jangourta.
La bourgade était comme abritée de la pluie sous un dôme de lumières électriques, résistait à l’obscurité des nuages dans le ciel. Comme indiqué par le Prince, les Rébéens et Pratha tombèrent sur un passeur peu bavard.
Un homme dans la quarantaine, à la peau juteuse comme un fruit trop mûr, qui savait garder le silence.
Soixante dvats plus tard, il déclencha un petit feu dans le moteur de son rafiot, laissa le vrombissement s’élever sur le pont comme le bourdonnement d’un moustique, avant de laisser les roues rejeter cette eau fangeuse derrière elles.
On avait beau se trouver à plus d’une demi-journée à cheval de Samsharadh, le fumet des morts offerts au fleuve restait tenace.
Une fois de l’autre côté du Jangour, les hommes quittèrent en vitesse Jangourta et prirent le chemin du nord-est ; une voie large et parfaitement pavée, constellée d’auberges, de vendeurs de fourrage, traversée par nombre de calèches.
En fin d’après-midi, la mousson se replia quelque peu, laissant apparaître des craquelures de Soleil sur la voûte céleste. Nervurée de rayons ardents, Samsharadh apparut alors comme une figure mystique.
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