Chapitre 1
Le regard de Pratha vagabondait, tantôt attiré par la peinture de guerre accrochée au-dessus de la porte de sa chambre, tantôt par les bribes de conversations qui traversaient les murs, ou encore par le jeu auquel s’adonnaient Tindashek et un petit automate. Mais rien ne parvenait à supplanter la lumière, à recouvrir la voix de l’épée. Il se demanda si c’était le genre de vision que recevaient les grands hommes au moment de rendre l’âme. N’était-il pas déjà mort ? L’oursin qui lui brûlait le ventre avait disparu. La figure du Grand Qalam semblait être devenue un souvenir lointain, presque irréel. La peur de se retrouver dans la même situation que les hommes dépeints sur le tableau ne l’effrayait plus.
Une main légère le sortit de ses réflexions. Le Prince Bhagttat se présenta sur le pas de la porte, chargé d’un gros paquet, apportant avec lui les premiers rayons du soleil.
« Tindashek, est-ce que je peux parler avec ton maître un instant ? »
L’enfant acquiesça et suivit l’automate dans le couloir. Bhagttat referma délicatement la porte, lança un sourire à son invité et demanda :
« Comment te sens-tu ?
- Je ne sais pas, soupira Pratha. J’ai du mal à mettre des mots sur ce qu’il s’est passé.
- Eh bien, c’est plutôt simple, déclara Bhagttat en déposant le paquet sur le bureau de la chambre : l’épée t’a choisi.
- Et… ces visions ?
- Quelles visions ?
- Cette lumière, après la douleur… Apourna en flammes… je ne comprends pas.
- Ha ! Toi aussi, alors… Mon frère - paix à son âme - avait vu notre Palais partir en fumée, lors de sa cérémonie. Il n’avait pu fermer l'œil pendant une semaine après cela. Je te l’ai dit, cette épée est pour le moins étrange.
- Je ne suis pas sûr de pouvoir fermer l'œil non plus… Rien n’arrive à atténuer cette blancheur. Je la vois partout, je la sens partout. J’ai même du mal à distinguer ton visage, il me semble comme… voilé.
- C’est parce-que tu n’es pas prêt à soutenir le regard d’une telle beauté. »
Pratha et le Prince rirent de bon cœur.
« L’événement est tout frais, reprit ce dernier, laissele temps à ton corps d’encaisser tout ce qu’il a reçu. Ceci dit, je suis ravi d’une chose…
- Laquelle ?
- Puisque l’épée t’a choisi, cela veut dire que toi et moi sommes désormais frères !
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien, tu te doutes qu’une telle cérémonie n’est pas réservée pour l’intronisation du premier soldat venu ?
- Je… ne vois pas où tu veux en venir.
- Que les Grands éclairent ton esprit ! Tu fais officiellement partie de l’Ordre des Chevaliers Skritts.
- Ha bon ? s’exclama Pratha en bondissant de son lit. Mais… pourquoi ?
- Si tu ne veux pas de ce rôle, sourit Bhagttat… je dois pouvoir trouver quelqu’un qui l’acceptera à ta place…
- Ce n’est pas ce que je veux dire ! Mais, pourquoi moi ?
- Allons, tu n’en as vraiment aucune idée ? A ton avis, pourquoi est-ce que le Grand Qalam t’a si longtemps désigné comme son successeur ? »
La réponse se formula immédiatement dans la tête de Pratha. Ces entrevues informelles avec le Prince, sa décision de le faire procéder à la cérémonie, puis son admission éclair au sein de l’Ordre le plus prestigieux de la Principauté : tout s’imbriqua et fit sens. Bhagttat récupéra le paquet et le déposa sur le bord du lit. Il retira la pièce de soie déposée au-dessus et révéla une tunique pourpre soigneusement pliée. Il l’attrapa par les épaules et la déplia devant Pratha, admiratif. Son sawari lui parut soudain bien honteux, comparé à un ouvrage pareil.
Un éléphant ailé, installé au niveau du pectoral gauche, lui renvoya le faible éclat d’une bougie. Des croix effilées, brodées sur le bord des manches, remontaient jusqu’au col ceinturé d’or rose. Les petits points dorés entre chaque branche étaient comme pris d’un mouvement alors même que le tissu était parfaitement immobile. Pratha sentit que cette abondance de symboles exerçait une véritable fascination sur son esprit.
Son regard se porta ensuite sur le pantalon au tissu plus sombre. Des reflets orangeâtres apparaissaient et disparaissaient au gré des vacillements de la flamme de la bougie.
Enfin, il s’arrêta sur la paire de bottes cloutées posée à côté. Sur celle de droite, un éléphant stylisé enroulait sa trompe autour de la cheville, tandis que, sur celle de gauche, apparaissait la figure d’un guerrier, glaive à la main, prêt à en découdre.
« Essaie-la, suggéra le Prince, lui-même perdu dans les reflets de l’uniforme. Lorsque tu seras prêt, rejoins-moi dans le jardin central, je vais aller prier. »
Il confia le tout à son invité et sortit de la chambre. Pratha s’observa dans la glace, examina une dernière fois les détails de son vieux sawari, cet ami fidèle depuis presque dix ans, présent durant tant de moments, recousu sans relâche. L’ancien adepte se résolut à dénouer sa ceinture et à le laisser tomber à ses pieds.
Puis, peu à peu, son corps mince se drapa dans le prestige de l’uniforme. Ses épaules quelque peu frêles paraissaient désormais massives. Il sentit que le vêtement lui conférait une certaine assurance et releva immédiatement la tête. Ses mains glissèrent le long des broderies, caressèrent chaque détail des symboles, remontèrent les nuées de croix et de points, puis s’arrêtèrent au niveau de son cou.
Chevalier… marmonna Pratha comme s’il s’agissait d’une formule.
Après avoir admiré l'uniforme durant quelques minutes, il se résolut à emprunter la direction du jardin central. Sa fierté nouvelle irradiait sa peau, conférait à ses yeux un air pétillant : les visions de l’épée s’estompèrent à mesure que grandissait sa foi dans sa deuxième vie.
Pratha aperçut, sous l’une des arches, deux visages familiers. Il lui fallut quelques secondes pour replacer un nom sur celui de gauche : Kurat İrsi. L’ambassadeur d’Apshewar lui lança un sourire discret avant de reprendre sa discussion avec son interprète.
Au centre du jardin, Bhagttat se tenait en position du demi-lotus face à la statue d’Eshev. Derrière lui se tenaient deux hommes et trois femmes que Pratha n’avait jamais rencontrés. L’une d’entre elles, une brune à la peau d’un bleu profond, vêtue d’une robe de soie, semblait toute droite tirée d’une peinture. Tout en elle donnait envie au nouveau chevalier de l’inviter à regarder les étoiles, à se promener le long de cette capitale qu’il ne connaissait que très peu, à la serrer dans ses bras en lui récitant des poèmes…
Il chassa ces pensées de son esprit : réflexe d’adepte, et se plaça à proximité du Prince, lequel ne sembla même pas remarquer sa présence.
Je ne sais si j’ai pris la bonne voie, Eshev. Je… suis désolé. Sache, quoi qu’il arrive, que si j’ai fait tout cela, c’est bien pour préserver le pays, et, je l'espère, lui rendre sa gloire passée.
Sa poitrine s’alourdit. Il se figura les visages des apournaris mais ne trouva aucun mot à leur accorder.
Le Prince révéla ses yeux dorés, les posa sur lui, examina longuement son visage et déclara :
« On dirait qu’elle a été faite pour toi.
- Ha ! s’exclama Pratha, surpris de tomber sur le regard de loup du Prince dès qu’il ouvrit les yeux.
- Je suis fier de te compter parmi les nôtres. Allons manger, ensuite, nous nous mettrons en route. »
Ils cheminèrent à travers le Palais, accompagnés par les inconnus. Le Prince, suivi de près par la belle brune, l’invita à se joindre à la conversation.
« Pratha, je te présente Gulâb.
- E… enchanté, répondit Pratha, qui sentit d’un coup que l’uniforme lui tenait terriblement chaud.
- Mon frère m’a parlé de vous peu avant la prière. Je ne vous imaginais pas… ainsi. »
Pratha sentit la chaleur monter encore d’un cran et réprima péniblement le flot de questions dans son esprit. Il ne sut que répondre et se contenta d’esquisser un sourire timide. La sœur du Prince ?! J’aurais dû m’en douter, vu son regard… Dans quel genre de situation est-ce que je m’embarque encore ?
« Allons, ne commence pas à l’embêter, râla le Prince. Pratha, j’ai fait mettre une table réservée à tes amis et toi. Ils t’y attendent avec le petit.
- Est-il vrai que vous êtes un adepte d’Apourna ? demanda une autre femme, plus petite, au regard pétillant d’intelligence.
- Eh bien, oui, c’est exact, répondit Pratha, la remerciant intérieurement de le soustraire au magnétisme de Gulâb.
- J’ai tant de questions à vous poser ! fit la femme en sautillant.
- Si vous le souhaitez, j’imagine que vous pourriez vous joindre à notre table ? Si Sa Maj… enfin, Bhagttat n’y voit pas d’objection.
- Demandez aux serveurs, mais cela ne me pose aucun problème. »
La petite femme tendit son bras droit à l’ancien adepte et empoigna fermement sa main, à la manière des commerçants.
« Vartajj, je ne me suis pas présentée. Pratha, c’est bien ça ?
- C’est exact.
- Je suis la fille du chef de la famille Deshkarni.
- Je dois avouer que ce nom ne me dit rien du tout, confessa le nouveau chevalier.
- Alors c’est bien vrai ! rit la femme. Vous êtes coupés du monde !
- Vous n’imaginez pas à quel point », sourit Pratha.
Au fond de la salle de réception, les Rébéens étaient installés autour d’une somptueuse table. Le rire de Malki s'élevait jusqu’au plafond. Dès qu’ils l’aperçurent, les étrangers se figèrent. Leurs yeux détaillèrent chaque recoin du nouvel uniforme de Pratha durant quelques secondes, au terme desquelles Sayyêt lança un sifflement sonore.
« T’es très beau ! s’exclama Djéma.
- Merci, merci, rougit Pratha. Est-ce que ça vous gêne si cette dame nous rejoint ?
- Oh, tu sais, nous, les dames, ça nous pose jamais problème, ricana Malki.
- Faites attention à vos paroles, messieurs, déclara Vartajj, le plus sérieusement du monde. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire. »
Un froid se jeta sur la table. Même Tindashek, qui, jusque-là, les mains plongées dans un bol rempli de confiseries, s’était contenté d’ignorer les conversations, releva la tête.
« Haha ! Je vous taquine ; vous êtes bien faciles à berner.
- Elle nous avait dit de faire attention, répéta Malki, amusé.
- Cette dame s’appelle Vartajj, et c’est la fille du chef de la famille Deshkarni.
- Vraiment ? s’exclama Kéber.
- Vous semblez un peu plus renseigné que votre ami, répondit la femme.
- Bien sûr, votre nom figure sur la plupart des automates que j’ai pu croiser dans ma vie.
- Parce-que t’en as croisé beaucoup, toi ? demanda Malki.
- Quand j’avais douze ou treize ans, oui. Tu t’en rappelles peut-être pas, mais le Martinet m’avait affecté à l’entretien de la machinerie…
- Tu me raconteras, à l’occasion, répondit Sayyêt.
- En vérité, songea Kéber, je suis sûr que si on regarde sur le dos de ton petit copain, Tindashek… tu permets ?
- Oui, bien sûr », répondit l’enfant.
Le Rébéen appela l’automate lui attrapa le cou comme le boucher s'apprête à tordre celui d’un poulet, ce qui fit bondir l’orphelin.
« T’inquiète pas, ça lui fera rien. Ha ! Vous voyez, produit par la manufacture des Croix-Vertes, propriété de la Compagnie Deshkarni. »
Il remit le cou de l’automate en place et essuya le cambouis de ses mains sur une serviette.
« Et encore, c’est un vieux modèle. Sur les plus récents, vous pouvez directement avoir une discussion avec eux. Bon, entre nous, les discussions ne volent pas très haut, mais avec le temps…
- Nous vivons véritablement dans une époque prodigieuse, songea Sayyêt.
- Enfin, si je suis venue manger avec vous, ce n’est pas pour discuter d’automates et des autres machines que ma famille fabrique.
- Installons-nous d’abord, mangeons un peu, et après, promis, je réponds à tout », déclara Pratha.
Un serveur apporta une chaise et de la vaisselle supplémentaire pour Vartajj, puis revint les bras chargés d’un énorme plat de légumes marinés avec du riz. L’odeur était un tel délice que Tindashek perdit tout intérêt pour ses sucreries et se jeta sur son bol comme un loup affamé. Une fois repu, Pratha indiqua d'un regard qu'il était prêt pour les questions.
« Ha, enfin ! Quand j’étais adolescente, mon père m’avait offert les Enseignements du vingtième Grand Qalam.
- Au risque de vous décevoir, nous ne l’étudions plus que brièvement au cours du cursus. Le maître actuel a rédigé une compilation des textes majeurs rédigés depuis la naissance d’Eshev : c’est sur celui-ci que nous nous basons.
- Vraiment ? Eh bien, je suis restée à l’ancienne, dans ce cas !
- Rien de mal, les bases de l’enseignement sont toutes les mêmes. Que vouliez-vous savoir sur la vie au Chram ?
- Premièrement, j’ai entendu plusieurs rumeurs sur la manière dont vous êtes recrutés… ça va de l’enlèvement orchestré par une garde occulte à des dons d’esclaves de la part de familles étrangères…
- Je… disons que chaque adepte a son histoire. La moitié d’entre nous provenons de lignées de petits qalams ou de ramabs. Mon meilleur ami, par exemple… »
Pratha sentit un malaise s’emparer de lui. Était-il légitime d’encore désigner Gopta ainsi ? Après sa malédiction, cette haine absolue tapie dans ses yeux, lors de sa fuite ? Il étouffa l’embryon d’une larme sur le coin de son oeil et reprit :
« ... il vient d’une lignée qui sert le Chram depuis le mandat du Grand Qalam précédent. Ma lignée, quant à elle, a commencé à suivre ses enseignements au début du mandat actuel. En général, nos pères nous « offrent » au Chram à quatre ou cinq ans.
- Et vous y restez jusqu’au début de la vingtaine. Lorsque vous êtes prêts, le chef vous envoie prêcher dans une stupa de la Principauté ?
- En vérité, il peut même nous envoyer vers Jarapour, ou - même si c’est plus rare - hors du monde skritt. Je connaissais un adepte qui a été nommé à la stupa de Qama’el.
- Je ne savais pas moi-même qu’on pouvait trouver des stupas dans l’Empire ! s’exclama Kéber.
- Je l'ai vue, parfois, à côté de marché, déclara Djéma. Mais l’Empereur aime que la Prophète alors personne y’avait.
- Et avec le début de la guerre, songea Vartajj, je doute que qui que ce soit ose la fréquenter. Enfin, vous disiez que la moitié des adeptes viennent d’une lignée de serviteurs. Et l’autre moitié ?
- Hm… (le terme de “serviteurs” fit grincer Pratha des dents) Les situations sont variables. Il y a des fils de nobles qu’on veut écarter de la succession, des enfants brillants dont on veut développer les capacités ; parfois des orphelins, comme Tindashek.
- Pas de filles d’industriels ? sourit Vartajj.
- A ma connaissance, ça n’est jamais arrivé ! Il faut dire que les femmes ne sont pas les bienvenues.
- Quel dommage ! J’aurais adoré visiter l’endroit, voir de mes propres yeux l’arbre central, la statue d’Eshev…
- Disons que le Chram n’est déjà pas très ouvert aux touristes étrangers, alors, pour ce qui est des femmes, je pense que vous en demandez trop ! rit Sayyêt.
- Je suis convaincue que cela changera un jour ou l’autre ! déclara Vartajj. N’est-ce pas Namerô lui-même qui disait que les fleurs s’assèchent et les Empires se fanent, seul le fleuve du changement résiste à tout ? »
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