Chapitre 2
Drapée dans le zénith, Deshpothara ressemblait plus à un amas de ruines issues de l’imagination d’un peintre à la mode qu’à une véritable capitale. Le long du torchis des murs d'enceinte, à peine capables de soutenir leur propre poids, couraient d'épaisses cicatrices.
Malgré la hauteur risible de l'enceinte, seules deux tours, à peine plus modernes que le reste, étaient visibles depuis l’extérieur. De sa renommée passée, rien, ou presque - Pratha remarqua en effet la présence de goules, dans un style archaïque, finement taillées sur les tours en pierre - n’avait subsisté.
Aucun bruit, mis à part les aboiements étouffés de quelques chiens ne filtrait de l’intérieur. Au-dessus des sculptures, des guetteurs en costumes colorés se tenaient tranquillement assis, observant l’armée d’un œil nonchalant.
Les soldats de Bhagttat allèrent chacun de leur petit commentaire sarcastique quant à la piètre image que renvoyait le Cœur de la Renaissance Skritte, ridicule encore accentué par l’écrasante majesté des Pralamaghs, dressés à une journée à cheval de là. Pratha lui-même dut faire un effort pour ne pas éclater de rire, en repensant aux louanges du Grand Qalam à l’égard du Royaume de Pothara. Y avait-il seulement déjà mis le pied ? Même en remontant trois siècles en arrière, il lui était impossible de s’imaginer un tel brouillon avoir autrefois constitué un modèle pour les élites de Samsharadh.
Dans la troupe, seule Vartajj, les yeux pétillants, dénotait. Du regard, elle faisait des aller-retours d’un côté à l’autre du torchis, s’attardait sur chaque recoin du mur.
« Y a-t-il quelque chose que nous avons raté ? demanda Pratha.
- Pardon ? s’étonna la jeune femme, comme brusquement extirpée d’une transe.
- Eh bien, je vous vois scruter cet endroit comme s’il s’agissait d’un chef-d'œuvre.
- Ha, ça ! Pratha, dites-moi, qu’est-ce que vous voyez ?
- Ce que je vois ? Vous voulez le fond de ma pensée ? Je suis tellement déçu que ça en devient comique. Je vois un tas de boue qui se targue d’être équivalent aux trois autres capitales de l’Ancien Royaume.
- C’est tout ?
- C’est tout, oui.
- Eh bien, laissez-moi vous dire ce que je vois. Une muraille abîmée, des équipements militaires obsolètes - vous voyez le modèle des fusils des sentinelles ? -, et je suis sûre que cette vision se poursuivra à l’intérieur.
- En somme, nous sommes d’accord.
- À un détail près ; je vois le potentiel de cette ville. Plaquée sur ma vision, j’imagine un jour où cette muraille sera solide, peut-être encore plus que celle de Samsharadh, où cette route sur laquelle nous posons les pieds sera propre et praticable par n’importe quelle calèche, où reviendra la vie entre ces murs. J’entends déjà le bruit d’un régiment de locomotives chargé d’importer des produits de la mer jusqu’à la capitale.
- Vous voyez l’avenir ?
- Non, je fais des mathématiques. Et les mathématiques me disent, Pratha, que cette ville représente un marché fantastique pour la Compagnie. »
Vartajj conclut sa remarque par un sourire enfantin accompagné d’un clin d’œil. Ses cheveux bruns flottant au gré du vent montagnard, elle replongea dans ses calculs.
Évidemment, l’argent. J’aurais dû y penser, cette race bourgeoise ne saurait être animée par autre chose, songea Pratha en prenant soin de consolider ses barrières mentales.
D’un grand portail à peine mieux entretenu que le reste de la ville sortit une troupe de cavaliers habillés baroquement. Parmi cette soudaine avalanche de couleurs se détachait une silhouette engoncée dans une armure flamboyante, dont le cuivre semblait concentrer toute l’énergie du Soleil avant de la renvoyer en pleine figure de Bhagttat et son armée.
Après des manœuvres étranges quoique magnifiques, tant les chevaux de la garde se coordonnaient comme s’ils partageaient un seul esprit, le Roi de Pothara s’approcha du Prince du Djahmarat et lança ses deux mains à la rencontre des siennes.
Marqué par la vieillesse, en dépit de l’apparente utilisation de maquillage, son visage écrasé par une mâchoire trop étroite, sa chevelure aussi grisonnante que son pays, ses yeux abandonnés par la fierté faisaient pâle figure face à l’écrasante autorité de Bhagttat.
Rencontre entre le Loup et l’Agneau, songea Pratha, ça ferait un bon titre pour une toile de Gopta.
Regrettant d’invoquer le visage de son vieil ami, il se débarrassa de ses pensées et observa les interactions entre les deux dirigeants. Kaliyutra avait beau mesurer trois paumes de plus que le Prince, on ressentait la domination de ce dernier jusque dans le moindre souffle, dans le moindre mouvement de sa psyché.
Après un bref échange, le vieux Roi invita les Djahmaratis à le suivre dans la ville. Les chevaux repartirent dans leur concert de mouvements millimétrés.
Vartajj, au grand déplaisir de Pratha, resta près de lui alors que se révélait l’intérieur de la ville ; autant, si ce n’est plus déplaisant encore que l’extérieur.
De vieilles rues mal agencées, parfois privées de pavés dès lors qu’elles s’écartaient trop de l’avenue principale, serpentaient le terrain comme les racines d’un arbre en fin de vie. Ici, pas de lampadaires à électricité - tout juste à huile, et ce, uniquement sur les points d’intérêt -, pour seules maisons et commerces des bâtiments magnifiques, s’ils n’avaient été recouverts par des siècles de négligence. L'accueil était organisé par de petits rassemblements sporadiques, dans les ruelles adjacentes à la route qui menait au château Royal, parfois traversés par des remarques et questionnements teintés du dialecte pothari.
Les Rébéens, restés jusque-là à l’arrière du cortège, se rapprochèrent de Pratha et lui firent la discussion. Ce dernier les remercia intérieurement de lui donner prétexte à se dérober à la présence de Vartajj.
« Chers invités, déclara la voix du Roi Kaliyutra, posée et puissante, dont le timbre dénotait complètement avec le reste de son personnage, je vous souhaite la bienvenue ! »
Un orage d’applaudissements éclata. Posée sur un coussin, une corne de mammouth gravée fut apportée au dirigeant. Ce dernier la prit à deux mains et, au moment où il porta sa voix sur son bec, celle-ci s’éleva jusqu’aux rangs les plus en arrière de l’armée princière.
« Ce soir, puisque vous êtes mes hôtes, je vous prie de bien vouloir vous joindre à un banquet dans ma résidence ! Sachez que nous avons préparé des chambres et que, si les effectifs annoncés par votre Souverain sont corrects, vous aurez tous un lit confortable dans lequel vous reposer ce soir. L’heure n’est peut-être pas à la réjouissance, mais j’espère que vous saurez, le temps d’une soirée, partager un bon moment avec nous et renforcer les liens qui nous unissent ! »
Nouvel orage, suivi par les habitants eux-mêmes, tous postés sur des balcons ou sur les toits de leurs maisons.
On découvrit, à l’intérieur, de grandes tapisseries déployées à même les murs, brodées par des artisans d’un talent indéniable, représentant scènes de chasse, de bataille, ou religieuses. Derrière la cuirasse de marbre du palais, le zénith avait été relégué au rang de simple lueur aurorale.
« Je suis sûr qu’à partir de cinq heures, on n’y verra plus rien, déclara Malki, intrigué par une tapisserie plus grande que les autres. »
Avant de se rendre dans sa chambre attitrée, le Prince ordonna à Pratha et aux Rébéens de le suivre. Malki chargea les affaires du souverain sur ses épaules et commenta les artéfacts exposés dans le Palais durant tout le trajet.
Après avoir arpenté de longs couloirs, être passé par les jardins recouverts de plantes montagnardes, puis avoir traversé une salle de travail à l’odeur de vieux papier, le valet de Kaliyutra déclara d’une voix timide ;
« C’est… c’est là, votre chambre… Attendez, je… je l’ouvre… »
Il dégaina une clé de la taille de deux paumes et l’enfonça dans une épaisse serrure, plaqua une main sur la poignée et força une dizaine de secondes avant de l’ouvrir. Puis, le visage rougi, il effectua une révérence.
« Merci… Peux-tu me révéler ton nom ?
- Kshapur, mon Seigneur, répondit le valet.
- Merci, Kshapur, voilà pour ta peine. »
Le Prince déposa deux dvats-or sur sa paume, et, avant que le valet n’ait le temps de refuser un tel cadeau, lui referma tendrement la main.
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