2.2
« C’est rustique, mais ça fera l’affaire, déclara le Prince.
- Ce sera toujours mieux que la tente, sourit Sayyêt.
- Je crois que le Roi n’a pas menti, sur la literie, nota Malki après un sifflement d’admiration.
- À tous les coups, c’est importé, songea le chef Rébéen.
- Évidemment, répondit le Prince. Cela fait un siècle au bas mot que cet endroit stagne.
- À ce rythme, nous aurons gagné la guerre avant qu’ils n’aient pavé toute leur ville, railla Pratha.
- En parlant de ça, reprit le Prince, vous vous doutez que je ne vous ai pas fait venir pour porter mes valises. J’ai quelques consignes à vous faire passer pour ce soir. »
Il attrapa un sac en toile et en sortit un coffret en bois. À l’intérieur, de petites fioles de la taille d’une phalange, dans lesquelles baignait un liquide verdâtre. Il en sortit sept et en distribua une à chacun, avant de ranger la dernière dans un pan de son armure.
« Bhagttat… ! s’exclama Pratha. Vraiment ?
- On n’est jamais trop prudent. C’est un antidote efficace contre l’écrasante majorité des poisons. Ce soir, je vais abaisser mes barrières mentales ; je vous ordonne de me sonder en permanence. Vous devez rester focalisés sur mon esprit autant que possible. Quant à moi, je surveillerai celui du Roi, vous avez dû noter la faiblesse des siennes.
- En effet, elles sont contournables même par un jeune adepte.
- Kaliyutra voudra, à un moment donné, porter un toast. Je devrais être en mesure de l’anticiper ; ainsi, lorsque je visualiserai… un corbeau, vous avalerez le contenu de votre fiole, le plus discrètement possible. Vous serez ainsi immunisé une heure face aux poisons les plus puissants, jusqu’à votre prochain passage aux toilettes pour les plus faibles.
- Comment vous êtes sûr il y a le… Hm... Kak alqat l’plawt ? demanda Djéma.
- Complot, répondit Sayyêt.
- Je parle rébéen, affirma le Prince Bhagttat, un éclair d’arrogance dans les yeux. Je ne peux vous en dire plus pour le moment, mais faites-moi confiance, demain, je vous expliquerai tout.
- Et pour le reste de l’armée, y’a-t-il un risque ? demanda Pratha.
- Non, mais j’ai demandé à des agents de verser de l’antidote dans les fûts de vin directement. Je ne peux me permettre de le faire avec le tonneau réservé à l’élite ; Kaliyutra emploie un goûteur de talent. Suivez mes directives et tout se passera bien. »
Bhagttat attrapa un épais cahier dans une valise et le posa sur un bureau grinçant. Il raccompagna ses invités jusqu’à la porte.
Ah, et, Pratha, sois moins dur avec Vartajj. Elle est beaucoup plus intéressante que tu ne le crois, sa place dans notre armée ne lui pas été offerte par hasard, envoya-t-il en pensée.
Le chevalier n’eut pas le temps de répondre qu’il aperçut une jeune femme se diriger vers la chambre. Visage félin, démarche souple et discrète… Le souvenir du trajet vers le Chram en compagnie de cette ombre humaine, après sa venue à Samsharadh, lui revint en tête.
« Ha, Tasî, content de te voir », retentit la voix du Prince avant de fermer la porte.
***
Occupé à jouer avec un automate de la taille d’une souris, Tindashek ne remarqua pas l’arrivée de son maître dans le jardin palatial. À quelques bras de lui, Vartajj était penchée sur la fleur orange d’une espèce de chardon.
L’ancien adepte s’approcha à pas de loup de son protégé et, d’un bond, le saisit par les hanches avant de l’élever dans les airs. À un bref cri de stupeur se substitua un rire contagieux.
Pratha, le bambin agrippé contre lui, se mit à tournoyer si fort que, bientôt, le jardin, les chardons, la cime enneigée des montagnes et la chevelure de Vartajj ne firent plus qu’un, dans une espèce de toile psychédélique. L’estomac prêt à renvoyer sa ration, Pratha s’arrêta brusquement, reposa Tindashek à terre avant de s’effondrer à côté d’un buisson épineux.
« Vous êtes mignons, tous les deux, sourit Vartajj.
- Ha… je, qu’est-ce que vous faites ? bredouilla Pratha, l’esprit encore embrouillé.
- Le jardinier a fait un travail formidable ici. La variété de plantes est tout bonnement exceptionnelle, je suis comme une enfant dans un magasin de jouets.
- Hm… combien, à votre avis ?
- Pardon ?
- Combien un stock pourrait vous rapporter ?
- Pratha ?
- Ouais ?
- La médisance n’est pas supposée être bannie, dans votre enseignement ? J’ai beau ne pas avoir votre matériel d’étude actuel, je suis presque sûre que c’est le cas. »
Le paysage cessa de tourner et, bientôt, Pratha récupéra sa vision normale. Il découvrit, sur le visage de Vartajj, un mélange de tristesse et de colère.
« Je ne suis pas qu’une machine à calculer. », lâcha sèchement la jeune femme.
Elle le dévisagea un instant avant de se diriger vers le portique du jardin. Pratha se releva d’un bond, et déclara :
« Je reconnais avoir un peu exagéré, Vartajj. »
La jeune femme s’immobilisa. Pratha observa sa psyché empourprée tourbillonner au-dessus de sa tête. Sans se retourner, elle répondit d’une voix plus sèche que le désert :
« C’est ainsi que vous vous excusez ?
- Comment ça ?
- Pratha, un conseil : apprenez à réfléchir avant de parler. »
Sa colère prit encore en volume, et, bientôt, elle disparut derrière les murs du Palais. Pratha, médusé, se tourna vers son protégé, perturbé par la scène bien qu’aucun indicateur extérieur n’en laissât rien paraître.
L’ancien adepte se réjouit de ne pas recevoir de question et se contenta d’observer le vol en zigzag effectué par l’automate au milieu des plantes.
« Fais attention, Tindashek, tu risques d’abîmer les plantes.
- Oh, Maître Pratha, je trouve qu’il vole très bien, le petit robot. »
Restait collée sur sa rétine la furie de Vartajj, son visage muté par une colère sourde ; peu à peu, cette vision dérangeante s’accompagna du regard de Gopta le soir où il lui avait lancé la malédiction, des remarques sèches du Grand Qalam après la fuite des Rébéens, de l’admiration changée en dégoût puis en pitié de la part des autres adeptes.
« Puisses-tu être maudit par Eshev et tous les autres Grands, Pratha, claqua la voix de son ancien ami.
- Cesse donc de singer les bons adeptes, tu sais bien que j’ai horreur de ça. Je n’oublie pas la dernière insulte que tu m’as faite… répondit la voix du Chef d’Apourna.
- Franchement, Pratha, je pensais pas que… t’étais comme ça, ajouta celle de Mondhi, teintée par un dégoût à crever le coeur.
- Faut dire qu’ils ont raison, tu crois pas ? A tous les coups, tu vas détruire les espoirs que j’ai placés en toi ; hein, Maître Pratha ? Maître Pratha ? »
Avant que sa psyché n’implose, le chevalier sentit la fresque terrible céder la place aux boucles blondes et au sourire espiègle de Tindashek, collés à deux paumes de son visage.
« Maître Pratha ?
- Oh, oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?
- Ben, Maître Pratha, ça fait plusieurs fois je te parle et tu réponds pas, grogna l’enfant. Je voulais te montrer un truc.
- Ha, vas-y, montre-moi. »
Ce serait ce gamin qui me sauve de mes démons et pas l’inverse ? Eshev, si tout ça est ton oeuvre, il faut dire que tu as un sacré sens de l’humour.
En effet, les rires de Tindashek face aux cabrioles de son jouet, fendant l’air avec une virtuosité enviable par le plus agile des oiseaux vint à bout de ses angoisses. Son cœur ralentit et la pointe acide dans sa gorge se retira à mesure que le robot accumulait les prouesses.
« Dis-moi, c’est Vartajj qui te l’a aussi bien programmé ? »
L’enfant le fixa d’un air perdu.
« Je veux dire, la dame, c’est elle qui a ouvert ton jouet pour lui apprendre tout ça ?
- Non, c’est pas Vartajj, protesta l’enfant, vexé. »
Ce fut au tour de Pratha de fixer son protégé d’un air perdu.
« Ben oui, Maître Pratha, juste je me concentre et le robot il répond ! », s’exclama Tindashek comme s’il avait énoncé une évidence des plus élémentaires.
Le chevalier ne répondit rien, frotta les cheveux de son protégé et observa avec plus d’attention la psyché de Tindashek. Celle-ci vibrait si faiblement, malgré l’effort que demandait la télékinésie, qu’on aurait pu croire l’enfant occupé à simplement visualiser les éléments d’une histoire racontée autour du feu. Lors d’une cabriole particulièrement complexe effectuée par le robot, l’énergie autour de l’enfant se plia à peine plus que s’il avait éternué.
Ça tient du prodige… songea Pratha.
Il regretta de ne pas pouvoir rencontrer les parents de Tindashek, découvrir quel genre de peuple surnaturel était en mesure de mettre au monde un enfant si puissant.
« Tindashek, je suis fier de toi.
- Ha, vraiment ? Moi aussi, je trouve que le robot vole bien !
- O… oui, ce n’est pas que pour ça, mais tu as raison. On va travailler ensemble tes capacités ; rappelle-moi de prendre le temps de te faire faire des exercices.
- Bien sûr ! » répondit le gamin en se jetant dans ses bras.
L’adepte passa ses doigts dans les boucles dorées de son protégé et sentit peu à peu ses derniers relents d’angoisse s’éroder.
« Eh, Maître Pratha.
- Oui ?
- Tu sais, Vartajj, moi, je l’aime bien, déclara l’enfant. Elle est gentille.
- Hm… Tu as raison, admit le chevalier.
- Tu penses que vous pouvez être amis ?
- Après notre discussion de tout à l’heure ? Je ne peux pas te l’affirmer mais j’essaierai de parler avec elle.
- Oh, chouette ! »
La remarque de Tindashek fut accompagnée d’un sourire malicieux. Pratha sentit une masse, au-dessus de son cuir chevelu, se rapprocher à toute vitesse. Avant qu’il n’ait le temps de l’intercepter, l’automate était déjà reparti fendre l’air.
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