2.3

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 « Ha, c’est vous ! » déclara Modshi, penché sur son appareil photo.

 Tout autour, des pièces mécaniques et outils de bricolage étaient éparpillés. La chambre du dehik était plus rustique encore que celle du Prince. Pour tout apparât, un bureau - bancal, cela va sans dire -, cinq lits dont deux superposés, une chaise à moitié déboîtée, une lampe à huile avec la figure d’un vieux-roi peinte sur les parois du réservoir.

 « Vous m’excuserez de pas vous serrer la main… »

Le soldat montra, l’air fier d’un père qui rentre d’une journée éreintante de travail, l’étendue des tâches de cambouis sur sa peau, remontant sans épargner le moindre recoin des ongles jusqu’au milieu de l’avant-bras.

 « T’as mis tes doigts dans le cul d’un éléphant ou quoi ? railla Pratha.

  • Ha, je croyais que c’était celui de ta mère, répondit Modshi. Remarque, y’a pas vraiment de différence. »

 Il accompagna sa blague d’un rire gras, bientôt suivi par celui de Pratha. Tindashek, incapable de comprendre ce qu’il pouvait bien y avoir de drôle dans ces histoires de fesses d’éléphant, porta son attention sur les clés à molette déposées sur le coin droit de la table.

 « Tss tss… pas touche, p’tit. Va pas m’abîmer tes jolies mains avec toute cette saleté.

  • Pourquoi t’as pas mis de bâche sur la table ? demanda Pratha. Le châtelain va te passer un savon.
  • Non mais, t’as vu l’état de sa camelote ? Ça doit faire depuis Marabha qu’elles ont pas été changées.
  • N’empêche, en tant qu’invité…
  • Bah ! S’il râle, je lui en repaie une, moi, de table ! Avec le dixième de mon solde, je peux trouver quinze fois mieux que cette daube ! »

 Pratha lança un sourire à son ami s’assit sur le matelas d’un des lits. Tindashek, obsédé par son micro-automate, lui faisait raser les murs à toute vitesse sans que cela ne gêne le militaire.

 « Je me suis demandé si tu voulais faire quelques parties de radesh, en attendant le festin, déclara Pratha.

  • Oh, j’avais plutôt envie d’aller faire des photos en ville ! Tu viens avec moi ?
  • Tindashek ? Arrête deux minutes… Merci. Tu veux aller visiter l’extérieur du Palais ?
  • Oh, non ! Je préfère rester ici, Vartajj m’a dit qu’elle m’apprendrait à faire une potion ! »

 Modshi se retourna brusquement et adopta un air graveleux.

 « Vartajj ? C’est que tu perds pas ton temps, vieux !

  • Oh, ne commence pas ! broncha Pratha.
  • D’accord, d’accord, j’ai rien dit. Bon, du coup on n’y va que tous les deux ? »

 Les deux amis discutèrent de tout et de rien pendant une quinzaines de minutes, alors que le dehik finissait de polir l’objectif de son appareil photo. Une fois fait, il lâcha un « Voilà ! » qui fit sursauter Tindashek, puis il rinça abondamment ses bras dans un bac à eau savonneuse posé sur le rebord de la fenêtre.

« Tu rigoles, tu vas sortir comme ça ? demanda Pratha.

  • Quoi ? Ça va, j’ai astiqué comme je pouvais, broncha Modshi.
  • Tu es noir comme une panthère ! rit Tindashek.
  • Ha, p’tit morveux ! T’as pas ta langue dans ta poche ! » s’exclama le dehik.

 Il pinça légèrement les côtes de l’enfant avant de récupérer son matériel et de quitter la chambre.

 À l’extérieur, Pratha nota que le Soleil commençait déjà à disparaître derrière les cimes des montagnes, et qu’une fois plongées dans l’ombre, celles-ci troquaient leur air divin pour la forme de crocs titanesques.

« Le repas commence dans deux heures, ça nous laissera le temps de faire un petit tour, nota le militaire.

  • De toute façon, ce n’est pas pour la quantité de choses à voir… souffla Pratha.
  • Détrompe-toi ! Moi, le bordel, c’est précisément ce que j’aime le plus ; c’est bien la seule chose qui soit aussi capable de vraiment mettre les hommes à nu ! »

***

 À leur retour, les deux compères aperçurent les Rébéens devant la porte de la salle de banquet, en pleine discussion avec trois nobles Potharis habillés en tenues traditionnelles, barbes toutes plus fournies les unes que les autres. Sayyêt invita Pratha et Modshi d’un geste de la main.

 « Bonsoir, vous êtes donc le dernier chevalier ? Plus impressionnant encore que ce que j’aurais pu imaginer ! déclara le noble le plus en chair, un visage tonique entouré par des tresses enroulées au-dessus de la tête.

  • Il semblerait, sourit Pratha.
  • Et vous, Monseigneur ? demanda le pothari à Modshi.
  • Je suis un dehik de l’armée princière, répondit ce dernier. Enchanté.
  • Quelle armée que celle de Bhagttat, je vous le dis en toute franchise, répondit le noble. On croirait voir réssuscitée une vision d’un autre temps. »

 Pratha eut envie de lui demander ce qu’il entendait par là, mais l’homme déclara aussitôt ;

 « Messeigneurs, je vous souhaite un agréable banquet. Nous allons prendre place, peut-être nous recroiserons-nous dans la soirée ! »

 Suivi de près par les deux autres, il se faufila discrètement à travers la foule, et disparut bientôt derrière les larges colonnes de l’aile du Palais réservée aux événements.

 « Drôle de personnage, déclara Pratha.

  • Oui mais très gentil, répondit Djéma.
  • Ne t’y trompe pas, il s’agit du deuxième homme le plus puissant du Royaume. Il est à la fois précepteur de l’héritier, Ministre des Armées, Intermédiaire attitré auprès des Grands, et j’imagine qu’il a omis de mentionner certains titres, affirma Sayyêt.
  • Son regard m’a fait l’effet d’un pic à glace ! déclara Modshi.
  • Sa psyché est très… Hm… Inhabituelle, reprit Pratha.
  • En effet, répondit le chef Rébéen, elle dégage quelque chose qu’on ne croise pas souvent dans la région. À vrai dire, le seul homme auquel elle me fait penser est le Martinet.
  • Vraiment ?? sursauta Malki. Moi, elle me rappelle surtout le léopard invisible !
  • Oui, c’est vrai, acquiesça Sayyêt, elle dégage la même confiance, le même sentiment du prédateur face à sa proie à bout de souffle.
  • Eh ben, vous ne rassurez pas vraiment ! s’exclama Modshi.
  • Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, en tout cas, pas tant qu’il ne nous désignera pas comme ses proies », affirma Sayyêt.

 Le dehik lança une moue sceptique, et, comme pour chasser ses craintes de son esprit, il dégaina son appareil photo et captura les dernières lueurs du jour planant encore les murs de la ville.

 « Vous devriez songer à faire un métier de votre vocation ! s’exclama Sayyêt.

  • J’aimerais, j’aimerais, fit Modshi sans retirer son oeil du viseur.
  • Qu’est-ce que vous avez vu ? demanda Malki.
  • Tenez », fit Pratha en lui tendant la pile de photographies.

 Le colosse Rébéen découvrit alors, comme s’il s’était agi d’une seule grande fresque, les visages inquiets des habitants face à cette nouvelle technologie - Modshi expliqua que des qalams avaient répandu la croyance selon laquelle elle aspirait l’âme des photographiés -, l’héritage magnifique d’un âge d’or lointain, discernable à chaque coin de rue pour un œil attentif, présent dans les petits reliefs à moitié érodés, taillés à même les angles des bâtisses, sous la peau des manoirs colonisés par le lierre, ou encore à l’abondance d’épitaphes ponctuant Deshpothara.

 Sous cette peau cornée et recouverte d’aspérités se cachait un joyau d’une beauté comparable à celle qu’avait autrefois révélée Samsharadh.

 Les orientaux, mais surtout Djéma, observèrent longuement les clichés avant de les rendre à leurs propriétaires. Des murs poreux émanait un morceau de musique joué par un orchestre, accompagné d’un chant cristallin.

 À l’intérieur, une vie intense s’était emparée du Palais ; les couloirs déserts plus tôts dans la journée voyaient défiler des armées de serveurs tout de soie vêtus, plateaux chargés de délices tant typiques de la région qu’importés d’Apshewar.

 Pratha attrapa, au passage d’un d’entre eux, deux baklavas ; à peine en eut-il tendu un à son protégé que ce dernier l’envoya au fond de son estomac.

 « Eh bien, Tindashek, personne ne va te le voler, déclara une voix féminine.

  • Vartajj… »

 Cette dernière lança un regard noir au chevalier, passa délicatement sa main dans les boucles de l’enfant, et se dirigea vers le centre de la salle du buffet, où des nobles se livraient à des valses. Pratha remarqua alors la beauté de ses courbes, soulignées par l’élégance d’une robe d’un style qu’il ne se souvint avoir vu que dans une encyclopédie sur les peuples peaux-vertes. Bientôt, cette vision féerique disparut au milieu d’un groupe de nobles à l’apparence nordique.

 « Fais gaffe, t’en as sur le coin de la bouche ! s’exclama Modshi en claquant l’épaule de son ami.

  • De… ha, ça.
  • C’est elle, Vartajj ?
  • Comment t’as su ?
  • T’avais beau protester tout à l’heure, j’ai bien vu ton regard changer, quand le gamin a mentionné son nom. Et là, n’essaie pas de me faire croire que c’est une allergie à la pâtisserie qui te rend si rouge, hm ? »

 Pratha répondit par un sourire gêné. Après un court silence, Malki déclara :

 « Messieurs, allons prendre à boire, j’ai la gorge sèche comme le désert !

  • Moi aussi je suis soif ! s’exclama Djéma. La serveur à nous a proposé la liqueur de safran. »

 L’adepte repensa aux paroles de Bhagttat, plus tôt dans la journée ; il eut envie d’avaler son antidote même si c’était encore trop tôt. Les Rébéens, eux, ne semblaient pas perturbés le moins du monde.

 Remarquant l’état de son compagnon, Sayyêt lui susurra à l’oreille qu’il n’y avait rien à craindre, puisque les serveurs piochaient dans les réserves communes.

 « C’est le Prince lui-même qui me l’a affirmé. » ajouta-t-il avant de chercher un serveur parmi la foule.

 Un jeune homme à la mâchoire carrée et aussi propre sur lui que bien des nobles tendit un plateau chargés de verres de la taille d’une paume. Le protégé de Pratha semblait plus qu’intrigué par le liquide et essaya d’y goûter ; il fut tout de suite rappelé à l’ordre.

 « Oh, pourquoi pas ? demanda Modshi.

  • Tu rigoles, j’espère ?
  • Eh ben, moi, quand j’avais son âge, mes parents me filaient un petit rouge à table de temps en temps.
  • Raison de plus pour ne pas le laisser faire ! »

 Modshi répondit par une moue vexée. Pratha remarqua les cernes qui lorgnaient rapidement sur le coin des yeux de son protégé et le prit dans ses bras.

 « Je le amène à la chambre ? proposa Djéma.

  • Tu peux ? Mit-ah. »

 Djéma attrapa la masse somnolente de l’enfant et disparut dans l’obscurité du jardin. Malki vida d’un coup son verre et en commanda un autre.

 « Cul sec ? s’exclama Pratha.

  • Malki a toujours eu une descente phénoménale, expliqua Sayyêt.
  • Eh bien, c’est Pobrann qui serait content de le rencontrer », sourit Modshi.

 Pratha ne replaça un visage sur ce nom qu’au prix d’une grande concentration. Le visage fier du vieux soldat, le soir à Samsharadh, avec qu’il s’était infligé une gueule de bois légendaire, finit par lui apparaître ; était-il quelque part, en ce moment même, dans le Palais ?

 Lorsque le souvenir du soir où les relations avec l’Empire avaient atteint un point de non-retour reparut à la surface de son esprit, il pensa qu’il valait mieux ne pas le recroiser. La simple évocation de ce moment éveilla en lui des sentiments amers.

 Il chassa ces pensées en se focalisant sur l’avalanche de couleurs déversée sur la salle, sur les étoffes merveilleuses, le doux crépitement des brasiers installés à chaque fois qu’un début de ténèbres pouvait pointer le bout de son nez, les plats abondamment épicés et accompagnés de légumes de toutes les couleurs. Son estomac gargouilla.

 Au fil des déambulations, le groupe découvrit, au fond de la salle, le Roi Kaliyutra confortablement installé sur un fauteuil incrusté de pierres précieuses, en pleine discussion avec le Prince Bhagttat, sur un siège d’excellente facture quoique légèrement moins élevé et chargé. Les deux hommes semblaient imperméables à l’agitation qui régnait tout autour, ponctuant de longues tirades de longs moments réflexifs.

 La beauté de la soeur du Prince, Gulâb, magnétisait les regards des nobles à ses côtés, tandis qu’elle discutait avec un homme non moins charmant, cheveux plaqués en arrière, une tête et un cou large se déployant de l’extrémité d’un plastron cabossé. Pratha, lorsque ses yeux croisèrent la dorure typique de la famille princière, ne se sentit pas habité de papillons dans le ventre. Gulâb était toujours aussi belle, mais quelque chose dans son coeur s’était refermé.

 « Je vais devoir te laisser, mon frère, dit Pratha à Modshi.

  • Tu vas rejoindre le Prince ? Je serai normalement cinq rangs plus bas.
  • D’accord, amuse-toi bien, on se revoit demain matin au plus tard.
  • Toi, surtout, j’espère que tu te rends compte de la chance qui t’est offerte ; tu vas pouvoir t’entretenir avec le Roi lui-même. »

 Le dehik singea une révérence et flanqua une tape sur l’épaule de Pratha. Alors que son ami s’éloignait vers son siège, non sans laisser, au passage, un compliment rosir les joues d’une jolie courtisane, l’ancien adepte se demanda avec horreur s’il le reverrait un jour.

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