2.4

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 « Pratha ! Tu as passé une bonne journée ? demanda le Prince.

  • Oui, merci, j’ai eu l’occasion de faire un tour en ville avec Modshi ; un dehik de notre armée ».

 Il voulut rendre sa question au Prince, mais se résigna, incapable de choisir entre le vouvoiement et le tutoiement. Le Roi Kaliyutra le jaugea un instant du regard avant de déclarer ;

 « Vous êtes Chevalier de l’Ordre Skritt ?

  • Eh bien… Oui, Votre Majesté. », bredouilla l’interrogé.

La révérence… ! C’est ça qu’il attendait ! Il pesta intérieurement et s’agenouilla, plaça ses mains dans son dos selon la coutume instaurée par le grand-père de Bhagttat en espérant qu’elle convienne, et attendit que s’élève à nouveau la voix du souverain.

 « Joindrez-vous votre compagnie à la nôtre ?

  • Bien sûr, Votre Majesté.
  • Pratha vient d’être nommé, je prie Votre Sagesse de bien vouloir l’excuser, déclara Bhagttat.
  • Vous êtes un bon Prince », répondit nonchalamment le Roi.

 Pratha se releva et s’empressa de prendre place, mort de honte. Sentant le contrôle de sa psyché lui échapper, il la stabilisa et prit un verre de liqueur tendu par un serveur habillé singulièrement, plus vieux que ses semblables.

 « Quant à ces messieurs orientaux, expliqua Bhagttat, ils constituent des soutiens de choix dans notre lutte.

  • Vraiment ? » demanda le Roi d’un air ironique.

 Sa psyché, aussi trouée qu’une passoire, laissait s’échapper un profond dégoût racial. À vrai dire, même le plus simplet des invités aurait su lire, sur le retroussement de son nez, le peu d’égard que les peaux-blanches lui inspiraient.

 Pratha, mal à l’aise, observa ses amis se confondre en révérences, muselant leur fierté, attendre que le Vieux-Roi les autorise à prendre place.

 Alors que l’alcool s’approchait de ses lèvres, il sentit une pointe d’angoisse lui remonter le dos de l’échine. Il sonda le Prince mais n’aperçut dans son esprit qu’une plaine baignée dans un ciel bleu, sans aucune trace de vie à l’horizon.

Tu peux, lui suggéra ce dernier en pensée.

 Le Roi Kaliyutra, obsédé par sa détestation de tout ce qui touchait de près ou de loin à l’Orient, ne remarqua rien et continua de laisser ses sentiments se répandre comme une tâche de pétrole sur la psyché commune.

 D’un coup sec, Pratha envoya l’alcool lui réchauffer le fond de la gorge et répandre sa chaleur un peu partout dans son estomac.

 Une fois les Orientaux installés, le Roi murmura quelque chose à l’attention du Prince Bhagttat, trempa méthodiquement un bâtonnet base de chair de crabe dans un pot de sauce couleur épinard, et l’avala avec une délicatesse proprement ridicule. Il passa une étoffe sur le coin de sa bouche et se releva.

 Alors que les invités tout autour prenaient peu à peu conscience du fait que le Souverain attendait de prendre la parole, Pratha sentit une pointe aigre lui remonter de l’estomac ; non pas à cause de l’alcool mais à cause de la silhouette volumineuse d’un corbeau qui s’élevait au-dessus de la plaine dans l’esprit de son Prince. La vision tout entière avait été plongée dans les ténèbres en quelques secondes seulement. Il s’empressa de tâter la fiole dans la poche latérale de son armure et la sortit discrètement, profita d’un instant d’inattention générale, alors que Kaliyutra se raclait la gorge, pour verser l’antidote dans son verre. Ce dernier refusait de se mélanger à l’alcool et renvoyait des reflets verts sinistres. L’ancien adepte inspira profondément et avala son verre cul-sec.

 « Vous devez avoir soif ? demanda une voix de jeune homme, juste derrière lui.

  • Je… »

 Les lions royaux, brodés à de multiples reprises sur ses manchettes, indiquaient qu’il s’agissait là d’un membre de la garde prétorienne. Pratha se figea un instant avant de trouver le courage de contempler le visage de son interlocuteur. Une mine carrée, déjà habituée aux difficultés de la vie, lui envoya l’éclat d’un sourire.

 « Je me prénomme Yuva ; membre du Corps Royal. Je vous ai aperçu tout à l’heure, lorsque vous vous êtes présenté à Sa Majesté. Permettez que je m’assoie à côté de vous ?

  • Non… Enfin, oui, faites donc.
  • Merci. »

 Pratha remarqua la bouteille de cristal dans la main du jeune homme. Ce dernier la débouchonna et versa une boisson orangeâtre jusqu’au bord du verre posé devant lui.

 Le chevalier sonda rapidement l’esprit du jeune homme, et constata avec effroi que ce dernier l’avait vu verser le contenu de la petite fiole. Sa psyché, pour un œil non aguerri, paraissait parfaitement normale.

 « Vous trinquez avec moi ? » proposa Yuva.

 Pratha hocha de la tête, pria pour que l’antidote fasse effet. L’esprit du Prince Bhagttat était désormais hermétiquement clos, les regards des Rébéens, tous concentrés sur ce monarque qui les détestait tant.

 Un silence était tombé sur l’assemblée. Kaliyutra, caressant paisiblement son épaisse barbe, prit la parole :

 « Messieurs, Mesdames, je tiens à vous remercier de nous honorer de votre présence. Je prie pour que cette soirée soit placée sous la bienveillance des Grands ; et pour que ces derniers vous garantissent le succès dans vos combats contre les barbares blancs ! (Il appuya sa remarque d’un regard furtif mais empleint de rage à l’encontre des Rébéens) Notre Royaume, fruit de l’effort de nos glorieux ancêtres, se tient toujours prêt à résister, qu’importe la force extérieure qui souhaiterait s’en emparer ! Que la poussière amenée par le sud ne vous trompe pas ; nos fortifications sont encore très solides, et pourraient repousser toutes les légions impériales d’un coup s’il le fallait ! »

 Pratha réprima un éclat de rire. Il perçut le même amusement dans le coin de l’œil de Malki et Sayyêt mais s’en détourna immédiatement, de peur qu’il soit contagieux. Yuva, à ses côtés, semblait boire les paroles de son Roi.

 « Pensons à l’épisode de la résistance opposé par mon illustre ancêtre Ôpriya, lorsque les peaux-vertes se sont présentées aux portes de Deshpothara. Personne, en dehors du cercle royal le plus restreint, ne croyait en la victoire. Les verts, naturellement, ont posé le siège, tout arrogants qu’ils étaient. Six ans, chers invités, la ville a tenu six ans durant. Jamais les femmes n’ont cessé d’enfanter, jamais les hommes ne se sont laissés abattre. Car ils avaient connaissance d’un fait que nos contemporains semblent parfois oublier ; un État aimé des Grands ne meurt pas. Jamais, durant les mille ans d’existence du Royaume de Pothara, Rasimha l’Immortel ne nous a laissés tomber. Il aura eu besoin de six années complètes pour rassembler toutes ses forces, mais le jour où sa furie s’est déversé sur les races impies, les chroniqueurs rapportent qu’on aurait cru voir la terre s’ouvrir en deux ! Les verts sont allés rejoindre le Dernier Enfer, seule place légitime pour un peuple si ignorant ! »

On lui dit que les verts ont aujourd’hui des pays dix fois plus développés que le sien… ? sourit intérieurement Pratha.

 La flamme du fanatisme s’était emparée du regard de ce vieux Roi, persuadé de chevaucher un étalon vigoureux alors que son pays tenait plutôt de la mule en fin de vie. Son discours se poursuivit sur une rétrospective détaillée, quoiqu’approximative, quand elle ne virait pas simplement à la propagande pure et dure, de l’Histoire des trois derniers siècles ; Kaliyutra n’oubliait jamais de mentionner des aïeux dont tout le monde avait oublié jusqu’à l’existence, se targua longuement de sa victoire sur une bande de pilleurs apshewarais ayant sévi dans la région du temps de sa prime jeunesse, n’hésitant pas à la comparer à la Campagne des Pralamaghs - l’arrogance du fou est proprement sans limites -.

 Une demi-heure puis trois quarts d’heures passèrent ainsi. On sentit peu à peu sa voix s’assécher, à mesure que l’Histoire se rapprochait des événements les plus récents. Alors que Kaliyutra s’était enflammé à l’évocation des vieux conflits de l’époque skritte, quand il s’agissait d’évoquer ce que les derniers règnes avaient produit de notable, seules vinrent la réparation d’un temple ou l’amélioration d’un quartier, le don de chevaux de trait à un village de montagnards, l’acquisition d’un fusil-laser, qui, à l’écouter, reflétait l’imminente industrialisation qui s’apprêtait à toucher le Royaume.

 Le stock d’éloges finit par se tarir ; alors le monarque empoigna la main gauche de Bhagttat et l’invita à se tenir à ses côtés. L’image appuyait encore son ridicule : les yeux dévorés par les illusions du Roi flottaient sur l’assemblée, incapables de se fixer sur quelque élément que ce soit, tandis que ceux de son invité, perçants, la traversaient comme deux lames affûtées ; sa main fripée laissait émaner une sénescence frappante en comparaison de la force dont était habitée celle du jeune Prince ; sa posture même, dans laquelle on pouvait distinguer l’effet de profondes courbatures, appelait à la soumission.

 Trois flashs vinrent immortaliser ce moment. Après un sourire paternel à l’égard du Prince, le Roi l’invita à se rasseoir et à porter un toast.

 « À la bonne réussite de votre entreprise ! déclara-t-il avant de plonger ses lèvres dans son verre.

  • Au développement de votre Royaume ! » répondit Bhagttat.

 Terrifié, Pratha observa son souverain avaler, sans la moindre once d’hésitation, le contenu de son verre, et avoir le courage, à la limite de l’insolence, d’en demander un deuxième.

 « Vous trinquez avec moi ?

  • Pratha, je… j’ai oublié de vous le dire.
  • Je l’ai entendu tout à l’heure, lorsque vous vous êtes présenté. Trinquons, Pratha. »

 Yuva lança un sourire que l’ancien adepte ne savait comment comprendre ; sa psyché envoyait des signaux troubles, tantôt parfaitement sincères, tantôt habités d’une espèce de malice propre à nouer le ventre.

 Il pria pour que les effets de l’antidote n’aient pas été dissipés par la longueur du discours de Kaliyutra, claqua son verre contre celui du garde prétorien, et l’avala à petites gorgées. Une fois arrivé au bout, Yuva lui proposa de le resservir, mais il esquiva tant bien que mal la proposition.

 Après un instant de silence, ce dernier demanda :

 « Vous avez été nommé récemment, d’après ce qu’a dit votre souverain ?

  • En effet.
  • Que faisiez-vous, avant cela ?
  • Je… je me formais.
  • À devenir chevalier ?
  • On peut dire ça.
  • Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’avez pas été formé à être bavard, sourit Yuva. Vous fumez ?
  • Je… Non, pourquoi ?
  • Moi, je fume. Vous venez prendre l’air avec moi ? »

 Lorsqu’il voulut demander mentalement l’autorisation à son Prince, Pratha se heurta à des barrières nettes et bien érigées. De toute manière, ce dernier était pris dans un débat avec le numéro deux du Royaume ; duquel émanait une énergie tout à fait égale à la sienne.

 « Parvâta, un homme d’une stature exceptionnelle, l’informa Yuva.

  • J’ai pu discuter un instant avec lui, à l’extérieur.
  • En vérité, il s'agit d'un nouveau nom. C’est un Apshewarais, vétéran d’une campagne dans le Grand Nord. Il a été exilé par le Vegsfüre.
  • Le… ?
  • L’empereur élu d’Apshewar, pour le dire plus simplement, même si le terme est impropre.
  • Pourquoi ?
  • Ça, je n’en ai aucune idée. Je ne suis même pas sûr que Sa Majesté le sache.
  • Sauf erreur de ma part, votre souverain n’avait pas l’air d’apprécier les Occidentaux. Comment, dans ce cas…
  • Eh, croyez-vous qu’il soit très poli d’exposer les incohérences du Royaume ? »

 Pratha se figea. Yuva partit d’un rire enfantin, posa sa main sur son épaule, et reprit :

 « Allons, on vous croirait aux portes de la mort. Je vous taquine. Disons, fit-il en chuchotant, que trouver un homme d’une telle trempe dans ces ruines tiendrait du miracle. »

 Il se redressa, lança un clin d’œil, et invita le chevalier à le suivre vers la sortie.

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