2.6

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 « Voilà, Votre Sagesse, vous êtes libre de refuser ma proposition, maintenant que vous l’avez entendue, déclara calmement le Prince, articulant avec le plus grand soin chaque syllabe.

  • Hm… Y a-t-il vraiment un autre choix ? répondit Kaliyutra, un trémolos dans la voix.
  • Que voulez-vous dire, Votre Majesté ? demanda la voix mielleuse de Tasî, en contraste complet avec la dureté de son visage.
  • Je veux dire, jeune femme, que les hommes qui m’étaient les plus fidèles ont tous failli à leur mission ; aujourd’hui, il ne reste plus personne pour gouverner le pays, exception faite des petits fonctionnaires. Je…
  • Nous ferons payer Silberçiçek, Votre Sagesse, assura Bhagttat.
  • À quoi bon ? Croyez-vous que je sois stupide ? »

 Il marqua un silence, posa ses yeux sur Pratha, sembla sonder son âme bien qu’aucun mouvement de psyché ne se produisit.

« Nous arrivons à la fin d’une ère, et bien que ce soit le cœur lourd, les événements de ce soir me l’ont fait accepter. C’est pourquoi je vais signer. »

 D’un geste de la tête, Bhagttat ordonna à Tasî de tendre la plume au Roi, lequel s’empressa de griffonner une signature maladroite. La tornade de sa psyché faiblit peu à peu, jusqu’à se réduire à une mince émanation translucide, à peine remarquable. C’est comme si l’esprit tout entier du Roi, avec la fin de sa dynastie, avait fini par s’éteindre.

 Aucune parole ne sortit de sa bouche, il se contenta simplement de pousser le parchemin en direction du Prince. À la lumière de la lampe, Pratha aperçut un titre : Traité d’Union Personnelle entre la Principauté du Djahmarat et le Royaume de Pothara écrit en lettres soignées.

 « Non, Votre Sagesse, gardez-le avec vous. Nous en aurons besoin demain, lors de la prise de parole. »

 Un râle constitua la seule réponse du vieillard. Sa pauvre tête chancela, il se mit à fixer l’immense lit à baldaquin sur lequel il était assis, et, sans plus de cérémonie, s’allongea sans prendre la peine de se glisser entre les couvertures. Il ressemblait étrangement à Parvâta quelques instants plus tôt.

 « Bien, nous sortons. Tasî, tu peux disposer pour ce soir.

  • Bien, Majesté. »

 La silhouette de la jeune femme disparut dans l’ombre. Bhagttat empoigna la lampe à huile sur la table de chevet du Roi, et invita Pratha à le suivre vers l’extérieur.

 Une fois la porte de la chambre royale refermée, les deux hommes marchèrent longtemps dans l’aile sacrée du Palais, sans dire un mot, la psyché scellée. Une fois dans les jardins, Bhagttat prit enfin la parole ;

 « Ta chambre est là-bas.

  • Je…
  • Allons, mon ami, te rends-tu compte de ce que tu viens de voir ? »

Mon ami ? répéta Pratha intérieurement.

 « Je… mon esprit n’en prend pas encore toute la mesure.

  • Ce soir est historique ; en l’espace de trois heures, nous avons assisté à la fin d’un chapitre long de sept siècles. »

 Le Prince, sourire solaire sur le visage, fit une accolade à son chevalier avant de se diriger vers ses quartiers.

***

 Une foule compacte, bruyante, ponctuée par les bruits de bétail et d’enfants s’était assemblée sur le parvis du du Temple d’Asimhar. Des hérauts en nage arpentaient les rues de la ville avec la même excitation que des chiens de berger pressés de rassembler leur troupeau.

 Deshpothara baignait dans une lumière radieuse, débarassée de l’humidité de la veille. Fièrement juchées sur leurs piédestals, les statues du dieu-lion, fleurs de lotus et disques solaires fermement tenues par leurs mains avant, masses d’arme et griffes articulées empoignées par leurs mains arrière, posaient un regard paternel sur les bons sujets de Pothara.

 Entre deux passages sur la place, les hérauts se faisaient héler par la foule, curieuse de savoir à quoi rimait toute cette agitation ; sans recevoir d’autre réponse que « Sa Majesté a à nous parler ». Les silhouettes graciles, toutes de safran et d’or vêtues, à peine ayant prononcé leur dernier mot, disparaissaient dans les rues alentour.

 Depuis l’intérieur du Temple, Pratha sentait bouillonner l’énergie à l’extérieur, la psyché commune s’était emplie de particules à l’odeur iodée, son estomac était rongé par une vilaine boule acide.

 Kaliyutra, le visage endeuillé, posait ses yeux cataractés sur le visage de son fils spirituel, les joues boursouflées par la mort, déjà réduit à une sombre parodie de lui-même. La montagne* s’était affaissée et n’avait laissé dans son sillage qu’un corps aussi misérable que l’état du Royaume.

Pratha aperçut une larme rouler le long de sa joue, embrasser une à une les rides du Roi, avant de se détacher de son menton et d’aller s’échouer sur le visage asséché de l’ancien titan.

 « Votre Sagesse », déclara Bhagttat, perdu dans la contemplation d’une gigantesque fresque dédiée à Asimhar, typique de la Renaissance Skritte, dont le tracé partait des bases des colonnes jusqu’au sommet de la voûte. Au centre de la gueule du dieu-lion, un trou laissait passer un rayon de lumière discret.

 « Nous allons devoir entamer l’allocution.

  • Bien… » souffla le Roi.

 Un serviteur s’approcha pour reposer le voile sur le visage de Parvâta, mais Kaliyutra le repoussa d’un geste sec. Contemplant pour la dernière fois le visage de l’homme qui, en quatre-vingt ans, lui avait à la fois procuré à la fois le plus de joie et de malheur, il se résolut à le faire disparaître sous le tissu funéraire.

 Attroupés devant les portes colossales du temple, l’état-major ainsi que la soeur de Bhagttat attendaient le début de la cérémonie. D’un geste de la main, le vieux Roi ordonna à ses serviteurs de tourner la manivelle d’ouverture. Un vacarme titanesque se répandit dans les murs, remonta le long des colonnes avant de se réverbérer sur la voûte.

 À cet instant, Pratha aurait juré que les bruits métalliques avait fusionné pour ne plus produire qu’un grondement sourd, un rugissement venu des cieux.

 « Gulâb, prends mon bras, ordonna Bhagttat. Pratha, reste derrière l’état-major, je te prie. »

Question d’étiquette, ajouta-t-il en pensée.

 Le chevalier s’exécuta et se rangea derrière un général d’assez petite taille, dont il avait oublié à trois reprises le nom.

 À l’extérieur, la foule, comme en témoignait la psyché commune, s’était complètement figée, suspendue aux lèvres du Roi. Seule dénota une énergie flamboyante, fixée sur Pratha. Ce dernier scruta un instant l’attroupement et aperçut alors, juché sur les épaules de Malki, les bras de Tindashek occupés à décrire d’énormes arc de cercle vers lui. Il leva discrètement la main vers l’enfant et suivit de près les hommes de Bhagttat.

 On apporta une conque à Kaliyutra, lequel la porta non sans trembler à sa bouche, avant de déclarer ;

 « Chers sujets, je… Je vous remercie d’avoir répondu à… mon appel. Si je vous ai faits venir aujourd’hui… j’ai… j’ai une grande nouvelle à vous annoncer… »

 Sa voix se comportait comme un yoyo, incapable de se fixer sur une note précise sur plus d’une syllabe. La foule était baignée dans l’incompréhension la plus totale.

 « Nos invités… oh, je ne les remercierai jamais assez (il porta son regard sur la mine impassible de Bhagttat) ont en effet… découvert l’existence d’un complot… por… »

 Son dos vacilla. Quatre serviteurs s’empressèrent d’apporter un trône en chêne et de l’installer dessus.

 « Un complot à mon encontre. » acheva le Roi.

 Des cris parcoururent l’assemblée. Un torrent de vulgarité se déversa, tantôt à l’encontre des Rébéens, tantôt contre les peaux-vertes, contre Apshewar, contre les peuples du Nord. Le continent entier - exception faite des peaux-bleues - se fit maudire assez de fois pour un millénaire. D’un geste de la main, le Roi imposa le calme.

 « Chers Sujets… Contenez un instant votre colère. Le maître d’œuvre de cette conspiration… Oh… le… oui, il est, ici même… »

 On fit venir la table sur laquelle était installé le cadavre de Parvâta. Six serviteurs durent se mobiliser pour le déplacer, non sans voir leurs joues se parer d’une couleur marine.

 « Redressez-le… » ordonna le Roi avant de porter une flasque à ses lèvres et de la vider d’une traite.

 On s’exécuta, et, au moment où la table fut dressée à la verticale, les tissus s’envolèrent au gré d’une légère brise. Baignée dans le Soleil, solidement sanglée, la chair du traître, recouverte de saleté, imposa un sentiment d’horreur à la foule.

 Une ou deux minutes passèrent dans un silence effroyable, puis une voix de femme s’éleva des rangs les plus avancés ;

« Quelle enflure ! Oh, mon Roi, comme je suis heureuse qu’il ne vous soit rien arrivé… ! »

 Kaliyutra répondit par un sourire discret. Alors un torrent de haine s’infiltra dans le cœur des sujets, du vieillard le plus sénile à l’enfant le plus innocent, tous tenaient à contribuer à l'effroyable liste des malédictions à l’encontre de Parvâta.

 Chaque remarque sonnait comme un coup de poignard pour le Roi, car c’était avant tout de sa faute si la situation avait pu dégénérer ainsi.

 Des serviteurs passèrent entre les rangs, distribuant légmes et fruits pourris à chacun. Une averse se déchaîna sur l’homme qui, la veille, inspirait le respect le plus absolu aux sujets Potharis.

 Kaliyutra dut mâcher des quantités proprement énormes d’herbes apaisantes pour soutenir une telle vision. Sa poitrine se soulevait sous son armure, définitivement trop grande pour ses épaules liquéfiées.

 Une fois recouvert de toutes les souillures imaginables, le corps fut déposé comme un vulgaire rat mort au pied d’un brasier. L’Oreille d’Asimhar, vêtu pour l’occasion d’une tenue noire constellée de tâches rougeâtres, imitant l’épisode de la furie du dieu-lion, maudit le feu à venir avant de craquer une allumette et de la jeter sur la paille.

Gavée de liquides inflammables, la carcasse s’embrasa immédiatement, répandant dans l’air une odeur de rôti fétide sur l’estrade. Les hurlements de la foule parvinrent à étouffer les sanglots de Kaliyutra jusqu’à ce qu’il s’assèchent.

 Après une bonne heure de lamentations et de chants royaux, ne resta plus qu’un tas de cendres de Parvâta.

 Bhagttat, resté silencieux jusque là, prit place au centre de la scène. Sans avoir besoin de le requérir, on lui concéda immédiatement le silence. Le Prince laissa planer ses yeux dorés sur les sujets assemblés devant lui et déclara ;

 « Chers sujets, chers frères et soeurs, c’est un jour difficile pour le Royaume. J’en ai bien conscience et ne tenterai en aucun cas de minimiser votre peine. Si je m’adresse à vous aujourd’hui, c’est parce que je ne souhaite pas voir l’espoir disparaître de vos cœurs. La tragédie qui s’est produite hier soir - Parvâta soit maudit à jamais - ne doit pas vous décourager. Je me réjouis d’avoir su informer Sa Sagesse à temps, et de lui avoir évité un destin funeste. »

Grondant d’un seul coup, un « hourra ! » traversa la foule.

« Nous avons, suite à cet événement, décidé d’unifier nos deux États, afin d’être plus forts à l’avenir ! Ce que je souhaite, chers Potharis, c’est vous apporter la prospérité qui a touché le Djahmarat. Je suis fermement convaincu qu’un jour viendra où, comme le nôtre, votre pays rayonnera de mille feux et refusera toute domination étrangère ; où, main dans la main, nous rendrons aux Skritts le pouvoir de décider de leur sort ! »

 Le hourra précédent parut bien tempéré en comparaison de celui-ci. Il était clair que les Potharis avaient déjà accepté Bhagttat. Chacun y alla de son petit commentaire, de l’éloge prononcé par une mère en transe aux insultes à l’encontre des Orientaux de la part de pères déçus par les campagnes militaires calamiteuses de Kaliyutra. Bhagttat se gorgea des espoirs de la foule comme la plante se gorge d’une averse chaude, laissa chacun s’exprimer aussi longuement qu’il le souhaitait, si bien que le silence ne revint qu’après une demi-heure.

« Que ceux qui souhaitent nous aider dans ce projet - qu’importe vos compétences, ce dont nous avons besoin, c’est de motivation ! - se rendent à la salle d’audience de Sa Sagesse dès le coucher du soleil ! »

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