2.7

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 Le sommet de Pralamaghs commençait à s’assombrir lorsque Bhagttat quitta enfin l’estrade et repassa dans le temple d’Asimhar. Il eut à peine le temps de boire deux gourdes d’eau, d’engloutir un bol de soupe parfumée, avant de se mettre en route pour le Palais Royal.

« Prince ? demanda Pratha.

  • Qu’y a-t-il ?
  • Félicitations, pour… ton discours.
  • Oh, merci, j’ai fait ce que j’ai pu, sourit timidement Bhagttat.
  • Il me semble que ça leur a plu. »

 Le Prince répondit par une tape sur l’épaule, empoigna une besace et s’approcha de la sortie.

 « Dis… Il y a quelque chose que je ne comprends pas. (Bhagttat se retourna et le fixa d’un air concentré.) Pourquoi avoir soutenu Kaliyutra ? Je veux dire, il t’aurait suffi de t’allier à Parvâta, je suis sûr qu’il aurait été un meilleur soutien dans la guerre. S’il souhaitait vraiment industrialiser le Royaume, il aurait été en mesure de fournir des troupes mieux équipées, de tenir face aux Orientaux…

  • Hm… Tu calcules bien, Pratha. Le problème, c’est que tu te focalises sur la guerre en elle-même, tu la vois comme un fin. Moi, je la vois comme un moyen. »

 Le Prince tourna les talons et se faufila par la petite porte, laissant Pratha seul face à l’immensité du Temple.

***

 Une semaine s’était écoulée à une vitesse folle. Jour après jour, Pratha avait assisté au démantèlement méthodique de l’appareil d’État pothari ; le système, forgé au cours d’un millénaire d’histoire du Royaume, avait été charcuté à toute vitesse et recomposé en une fresque qui n’avait plus rien à voir.

 Dévoré par une psychose dont il ne s’échapperait jamais, Kaliyutra avait observé, le regard vague, la nomination de roturiers aux postes les plus élevés, tandis que des castes aristocratiques pluricentennaires s’étaient vues arrachées de leur piédestal.

 Trois jours durant, Vartajj arpenta Deshpothara, un carnet à la main, préparant l’ébauche d’une grande réforme urbaine, peut-être plus ambitieuse encore que celle qu’avait connue Samsharadh. A chaque fois qu’elle s’était entretenue avec Pratha, ses yeux pétillaient à l’idée de voir émerger une future gare à l’emplacement d’un manoir délabré, en pensant aux avenues arborées, taillées à même la peau de la ville, à des fortifications proprement imprenables, même pour les jayshis les mieux équipées.

 Sans comprendre pourquoi, et en dépit de la mélancolie que lui inspiraient ces mutations brutales, Pratha s’était laissé contaminer par l’enthousiasme de la jeune femme.

 Elle était partie prospecter des gisements diamantifères au pied des montagnes depuis déjà quatre jours, et, bien que cela lui fît mal de l’admettre, Pratha comprit qu’elle lui manquait.

 La compagnie des Rébéens, de Modshi et de Tindashek, les parties de radesh et de poker, accompagnées de bouteilles de khusî - un alcool de fleurs locales proprement merveilleux, commandé par le dehik un peu au hasard, lors d’une tournée des bars - comblèrent néanmoins le trou laissé par son absence. À défaut de pouvoir se réchauffer au son de sa voix, Pratha avait l’impression de sentir le Soleil caresser sa gorge à chaque verre.

 Dans les rues régnait une agitation folle, comme celle que ressent un enfant après une longue nuit de sommeil. Çà et là, des chantiers, supervisés par la nouvelle élite d’artisans mise en place par Bhagttat, débarassaient des carcasses de bâtiments et préparaient le terrain pour l’arrivée du monde industriel dans la ville.

 En l’absence du Roi, Pratha avait entendu à de nombreuses reprises les Potharis désigner le Prince comme « Sa Majesté ».

 Après une audience continue depuis le discours devant le Temple d’Asimhar, le Prince avait achevé la mise en place du nouvel État Pothari. Dans un bref message, envoyés à tous les hauts-placés de l’armée Djahmaratie, il les convoqua à une réunion pour prévoir la suite de la campagne, le lendemain au soir.

 Pratha profita de sa dernière soirée de temps libre pour arpenter le torchis qui servait de fortifications à Deshpothara en compagnie de Tindashek. Ses pensées, désordonnées par l’effet du khusî, alternèrent entre des souvenirs du Chram, de Parvâta, qu’il était incapable de haïr, tant l’homme ressemblait au Prince Bhagttat, et l’image de ce pays plus transformé en une semaine qu’en deux siècles d'Histoire.

Il aperçut une ombre se décrocher d’un mur, à l’intérieur d’une tour de guet vide. Son corps se braqua en position de combat, et il s’entendit demander d’une voix grognarde :

 « Qui est là ? »

 L’ombre partit d’un petit rire et s’avança. Éclairée par une Lune généreuse, Vartajj lança un sourire amusé. Tindashek s’élança sur elle.

 « Ha, c’est toi.

  • Eh bien, c’est tout ce que vous inspire mon retour, Pratha ? »

 Le chevalier regretta immédiatement sa nonchalance, mais la force de l’égo, si longtemps balayée par les enseignements du Grand Qalam, se manifestait comme une poussée fiévreuse depuis sa fuite. Alors, quand bien même il aurait voulu répondre que non, son retour lui inspirait beaucoup plus que ça, il demanda :

 « Ça s’est bien passé ?

  • Très bien. Est-ce l’alcool qui vous donne la prétention de me tutoyer ? » répliqua Vartajj.

 Les lèvres de Pratha adoptèrent un sourire à leur tour.

 « Toujours aussi perspicace…

  • Oh, je crois que même la femme la plus simple saurait reconnaître à votre démarche que vous avez abusé des bonnes choses. Enfin, je ne suis pas là pour vous sermonner.
  • Trop tard, c’est déjà fait », rit Pratha.

 Vartajj s’approcha du bord des remparts et plongea son regard dans le reflet des étoiles, dessiné sur la surface de l’étang du Makara.

 « J’ai pu obtenir des concessions importantes, d’ici quatre ans, une première mine ouvrira dans un village nommé Jarâkasha. Très poétique, vous ne trouvez pas?

  • Le juste ciel ?
  • La racine du ciel. En tout cas c’est ce que m’ont dit les villageois. »

 Pratha plongea alors à son tour les yeux dans l’étendue aquatique dont était recouverte une bonne partie de la vallée, et sentit une paix, d’un autre genre que celle apportée par le khusî, se répandre en lui.

***

 « Pratha, je suis content de te voir, déclara Bhagttat, alors que l’état major continuait d’affluer dans le Palais.

  • Il faut dire que cette semaine a été chargée !
  • A qui le dis-tu ! J’ai dormi quatorze heures… ça ne m’était pas arrivé depuis la dernière campagne !
  • Au moins, vous êtes prêt à repartir », sourit Vartajj.

 Elle lui tendit à deux mains un paquet de feuillets attachés par une corde. Le Prince le prit soigneusement et exécuta une révérence brève.

 « Vos prospections ont-elles porté leurs fruits ?

  • Oh, oui. Les provinciaux ont d’abord été très surpris d’apprendre les nouvelles de la capitale, mais, après une journée, c’est comme si l’enthousiasme qui s’est emparé de Deshpothara leur avait été transmis.
  • Vous faites erreur, sourit Bhagttat, charmeur, c’est votre enthousiasme qui les a séduits.
  • Vous me flattez, Sire… »

 Pratha lâcha un rire jaune. Vartajj et le Prince le regardèrent d’un air amusé, puis la jeune femme reprit :

 « Concernant les concessions à Silberçiçek, vous trouverez une ébauche d’accord en dernière page.

  • Ha ! Que demander de plus ! Ç’aurait été une monumentale erreur que de ne pas vous prendre dans mon armée, Vartajj ! »

 Le Prince discuta un instant de la pluie et du beau temps avant de partir à la rencontre d’un gros général balafré.

 « Allons, ne faites pas cette tête, Pratha, sourit Vartajj. Vous avez faim ?

  • Vous travaillez avec l’industriel ?
  • Eh bien… Sa Majesté souhaite se rapprocher des Apshewarais.
  • Ça, je l’ai bien compris, mais le Roi est-il au courant du fait que son allié fasse ami avec… Oh, vraiment, ça me répugne.
  • Revoilà cette expression, souffla Vartajj.
  • Laquelle ?
  • Celle sur votre visage, au jardin, lorsque vous m’avez insultée… »

 Pratha leva les yeux au ciel et se contenta de relancer la discussion sur un sujet moins clivant. La jeune femme vit clair dans son jeu mais accepta de s’y prêter. Elle parla longuement des coutumes des montagnards, en tout points différentes de celles qu’on pouvait trouver dans la vallée jangourtique, marqués par l’épreuve du froid hivernal et du Soleil brûlant en été, par la difficulté que représentait l’escalade de la moindre pointe des Pralamaghs. Le chevalier se passionna pour ce genre de récits et se promit de visiter ces coins, après la guerre.

 Un banquet aussi somptueux que celui du premier soir fut donné. Des rires puissants émanant des corps forgés par le combat des invités claquèrent sans discontinuer, comme un grande orage de joie.

 Le Roi Kaliyutra avait refusé d’y participer, préférant le calme de sa salle de repos. Lorsque le Prince annonça la nouvelle, la salle fut tout juste parcourue d’un petit silence, avant que les conversations ne reprennent, comme si de rien.

 Après avoir vu défiler des quantités proprement divines de nourriture - crabes du Jangour farcis à la bouillie de légumes des montagnes, véritable orgie de couleurs et de saveurs, dont les délices parfumés inondaient la moindre papille, saumon à la jarapourie, accompagnés d’un filet de citron vert et d’ikras, des œufs d’esturgeon importés du Margraviat Chechnide en dépit du blocus, gâteaux apshewarais, déployés en filaments et fourrés avec de la pistache, lassis aux fruits exotiques rapportés du Djahmarat -, les éclats de rire cédèrent la place à des grognements satisfaits et quelques rots à peine dissimulés. Le temps d’un repas, la guerre avait disparu.

 De l’aveu même de Malki, les plats de Shukî, la femme d’Eshev, avaient enfin trouvé de solides concurrents.

 « Bien… Messieurs, il est temps de préparer la suite de notre… », déclara péniblement Bhagttat, le ventre deux fois plus volumineux qu’en temps normal.

 Le Prince se releva, prit une profonde inspiration, et, alors qu’il s’apprêtait à prendre la parole, un rugissement profond émana de son ventre, embrasa sa gorge et, au déplaisir le plus complet de sa soeur, il lâcha un rot venu des abysses.

 Un silence flotta un instant, puis, le Prince, regard posé sur l’un de ses généraux incapable de garder son sérieux, éclata de rire. La salle entière fut contaminée, Gulâb comprise.

 Bhagttat lui-même se fendit en deux et ne retrouva son calme qu’après de longues minutes d’hilarité. Recouvert de larmes, le visage encore à moitié tordu par le rire, il engloutit une carafe d’eau et souffla quelques secondes.

 Le calme revenu, il reprit, non sans devoir contenir un nouvel accès d’hilarité :

 « Je disais… donc, nous allons prévoir la suite. (Il se racla la gorge) Chers amis, je vais faire court : j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer. »

 Son sérieux habituel avait reprit le contrôle de son visage. Pratha ressentit un certain malaise, en voyant ce visage passer d’un extrême à un autre en l’espace de quelques secondes à peine.

 « La bonne nouvelle ; l’instauration de la nouvelle administration a été un franc succès. À dire vrai, elle a même dépassé mes espérances. Pour ça, je vous remercie du fond du coeur. »

 Tonnerre d’aplaudissements, quelques généraux particulièrement éméchés lancèrent même des sifflements, ce qui donna l’impression à Pratha d’être dans les gradins d’un match d’akrâ.

 Le Prince envoya une impulsion psychique dans la salle pour ramener le silence. Sa voix se fit tremblotante, une fureur koshkesque émana de son esprit et monta jusqu’au plafond.

« La mauvaise nouvelle, Messieurs, et non des moindres… J’ai appris il y a deux heures que Fort-Putra, après avoir honorablement résisté pendant deux mois, est tombé aux mains de l’ennemi. »

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