Chapitre 3
L’immense armée, encore sous le choc de la nouvelle, ressemblait à un cortège funèbre, soulevant d’épaisses traînées de cette terre sablonneuse du sud de Pothara. Pourtant, à chaque passage dans un village excentré, les habitants se pressaient pour admirer l’ost bardé d’éléments mécaniques, d’équipements dernier cri, les porte-drapeaux brandissant fièrement le nouvel étendard du Royaume ; un lion et un éléphant dorés sur un fond blanc, encadrés par des motifs géométriques typiques des tapisseries tissés en haut des montagnes.
Modshi prenait soin de mitrailler chaque élément du trajet avec son appareil photo, comme s’il avait perdu toute confiance dans les capacités de son cerveau. Il fallait croire que les qalams ne s’étaient pas donnés la peine de prêcher contre son utilisation, car les enfants se pressaient à la lumière du flash sous les yeux bienveillants de leurs parents. Le dehik put rassembler une abondante collection d’images de ces bourgades épargnées par le passage des siècles.
Pratha repensait en boucle à son cauchemar survenu trois nuits plus tôt, dans lequel il avait aperçu des hordes d’Orientaux se déverser dans une brèche de la ruine qu’était devenu Fort-Putra, impuissant. À la fin de sa vision, la fumée avait tout englouti, et, suffoquant d’un air épais et obscur, il s’était réveillé non sans épargner un cri à ses camarades de chambre.
« C’est la première fois que j’explore cette région », déclara Vartajj, sortant d’un long silence, alors que le dernier village n’était plus qu’une silhouette colorée, loin derrière.
Elle fit trois pas vers un arbre à côté de la route, sectionna délicatement une fleur bleue et l’apporta à Pratha.
« Une jacinthe.
- Je suis surpris qu’on trouve encore des fleurs par ici », confessa Pratha.
Vartajj lui lança un grand sourire et déposa délicatement la fleur sur l’oreille du chevalier. La joie sur son visage était non seulement contagieuse, mais aussi terriblement attirante. L’instinct de Pratha lui somma de bondir sur ses lèvres, mais il conserva son calme.
« Merci.
- Elle vous plaît ? » demanda Vartajj, à un pas de lui.
Pratha hocha de la tête, et décida de lui raconter ses cauchemars.
« Je savais bien que vous étiez préoccupé, souffla Vartajj. Ne vous inquiétez pas, j’ai une confiance absolue dans notre mission.
- Qu’en disent les mathématiques, cette fois-ci ? demanda Pratha, un sourire narquois sur les lèvres.
- Oh, si on les écoute, nous subirons une défaite monumentale, cela va de soi.
- Très rassurant…
- Enfin, si l’on s’en tient à des méthodes de guerre conventionnelles.
- C’est-à-dire ?
- L’honneur est toujours l’avantage du plus fort, de celui dont la citadelle est hors d’atteinte. Entre l’agneau et le loup, qui a le plus à profiter d’un combat à armes égales ?
- C’est de… ?
- Du Sixième Prophète lui-même. Comme quoi, les Rébéens ont parfois des fulgurances. Croyez-moi, je suis persuadée que Bhagttat a conscience de ce fait.
- Empoisonner tous ses adversaires lors d’un banquet, j’avoue qu’on a rarement vu plus déshonorant.
- Certes. Mais ça marche, en témoignent les drapeaux qui flottent désormais au-dessus de la région. »
La marche se poursuivit encore deux heures durant, lorsque Tindashek, confortablement installé sur les épaules de Malki, s’écria ;
« Dât fast ös ben’no ev ! »
Pratha se retourna d’un coup, surpris d’entendre l’enfant s’exprimer pour la première fois dans sa langue natale.
Comme quoi, tu n’avais pas oublié, petit sacripan !
« À tes souhaits ! répondit Malki, railleur.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Pratha.
- Dât ös… c’est… comme ma maison ! »
Le chevalier jeta un oeil dans la direction pointée du doigt par Tindashek, mais n’aperçut que des collines se détachant de la savane. En travaillant sur sa perception, il finit par détecter la présence d’une ville de taille moyenne, l’énergie d’une foule importante dans des rues étroites. Sa psyché, en s’élevant, rebondit sur des bâtiments chapeautés par des dômes parfaitement sphériques.
« Il doit parler de Gudrüm-Ben, affirma Vartajj.
- Nasamam, ös… ! » répliqua Tindashek, bondissant d’un coup des épaules de Malki.
L’enfant se mit à sauter sur place, attirant sur lui l’attention des militaires autour. Extatique, il courut entre les rangs, non sans recevoir des broncheries d’un groupe de soldats en proie à une monumentale gueule de bois.
« Eh, stop, Tindashek ! » ordonna Pratha.
Le petit retrouva son calme et attrapa la main de son protecteur.
« Je suis presque sûr que tu m’avais parlé d’une autre ville, au Chram. Gudrüm-Ben n’est pas ta maison.
- Non, ma maison c’est Naslaköyü ! répliqua l’enfant.
- C’est à une heure de marche à peine, déclara Vartajj. Le village est situé à côté d’un sol hyperfertile, c’est le grenier à blé de la province. »
Pour la première fois depuis qu’il l’avait recueilli, Pratha craint que l’enfant ne décide de retourner dans son village. Intérieurement, et bien qu’il arrivât parfaitement à le comprendre, cette pensée le rendait triste. Il serra affectueusement la petite main tenue dans la sienne.
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