3.2

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  « Bien, j’ai quelques ordres à vous faire passer, Messieurs ».

 Sous la tente princière, toutes les têtes, de celles de Tasî, arrogante comme à son habitude, des généraux Allâb, une aiguille dorée entre ses dents abîmées par ses incessantes bagarres, et Chandra, regard tranchant comme le faisceau d’un fusil-laser, mais aussi de Gulâb, regrettant le confort du Palais de Samsharadh, étaient braquées vers Bhagttat.

 Ce dernier goba une tomate cerise déposée dans un bol richement orné, offert par un marchand de Deshpothara juste avant le départ, avant d’attraper un parchemin posé à côté de son siège et de le déployer sur la grande table.

 Pratha reconnut immédiatement l’ensemble des Terres-Sans-Loi, compris entre la rive de la Dousse, au sud, marquant la fin du pouvoir jarapouri, les ruines du désert d’Ëqops à l’ouest, théoriquement sous contrôle apshewarais, et les frontières du royaume de Pothara - dont l’ancien étendard, finement représenté par le dessinateur, n’avait pas encore cédé la place au nouveau -. Le soin apporté aux détails de Lahrati, à tel point qu’on aurait cru y apercevoir des sentinelles arpenter les murailles, captiva le chevalier.

 « Comme vous le savez, nos ennemis se emparés de Fort-Putra. Le choix de leur prochaine cible est déjà acté. D’après mes agents, Jarapour devrait être mise sous siège aujourd’hui ou demain au plus tard. Si l’on se fie à l’état de ses défenses, et le fait que les jayshis soient en proie à des épidémies de paludisme, elle devrait tenir quatre mois, six au mieux. (Il attrapa une tomate cerise et l’avala avec nervosité.) L’une des clés de cette campagne sera de sécuriser la rive nord de la Dousse, afin d'utiliser le fleuve comme une défense naturelle face aux assauts Rébéens. Si nous y parvenons, cela devrait nous laisser le temps de conquérir le soutien d’un grand nombre d’addelyüķler Apshewarais.

  • Des ? demanda le général Allâb d’un ton à la limite de l’irrévérence.
  • Des hauts nobles du Völkat, Général, répondit Bhagttat avec une telle froideur que l’homme grisonnant baissa immédiatement les yeux, et fit mine de se concentrer sur un détail de la carte.
  • Leur soutien est primordial. Je souhaite que, sur votre temps libre, chacun d’entre vous prenne le temps de se former aux rites et aux bases de leur langue. »

 Un silence s’engouffra sous la tente. Chandra, dont Pratha remarqua que l’étonnante physionomie pouvait s’apparenter à celle d’un lézard, humecta ses lèvres, jeta un oeil à l’emplacement de Lahrati sur la carte, et déclara :

 « Si je comprends bien, Votre Majesté, vous souhaitez que nous rallions tous les Sans-Lois à notre cause ?

  • Exactement.
  • Pour ce qui est de Gudrüm-Ben, j’imagine que nous saurons les convaincre, mais le Conseil de Lahrati…
  • Chaque chose en son temps, coupa Bhagttat. Mais je vous remercie pour votre observation pertinente, ajouta-t-il en prenant soin de lancer un long regard glacial à l’encontre d’Allâb. Nous allons en effet commencer par rallier Gudrüm-Ben et les environs. Si je vous ai convoqué, c’est pour vous confier, à chacun, des zones où agir. »

 D’un geste rapide, Tasî se leva et alla chercher un calque ainsi qu’un encrier entreposés dans une malle à proximité. Le Prince étendit la feuille translucide au-dessus de la carte, trempa la plume dans l’encrier, et décrivit un cercle s’arrêtant aux extrémités de la ville aux dômes.

 « Je me chargerai personnellement de Gudrüm-Ben. Général Allâb, vous viendrez avec moi. »

 Le vieux militaire stoppa net son aiguille entre ses incisives découpées et prit sur lui pour étouffer une protestation.

 « Pour ce qui est de la Vallée des Lions… (Il dessina un cercle cette fois beaucoup plus volumineux, fauchant les villages fermiers du sud de Gudrüm-Ben et s’étendant jusqu’aux rives du Lac des Apsaras) J’aimerais que ce soit vous qui vous en chargiez, Chandra.

  • C’est un honneur, Votre Majesté, répondit le général. Je saurai m’en montrer digne.
  • Je sais », sourit le Prince.

 Trois tomates cerises finirent avalées d’une seule bouchée. Le Prince traça deux cercles supplémentaires, l’un englobant les villages à l’ouest de la ville jusqu’à l’entrée de la Jungle de Korbal, un autre s'arrêtant à proximité de la frontière de Pothara, encore mal acquis à la cause djahmaratie.

 « Bhagttat, si tu me permets…

  • Pratha ? Dis-moi.
  • Dans quel cercle se trouve Naslaköyü ?
  • Nasla… Le village agricole ? Hm… Il devrait être à l’ouest de Gudrüm-Ben, pourquoi ?
  • J’aimerais me charger de cette zone, si c’est possible.
  • Je… Je n’y vois aucun inconvénient, mais pourquoi cette zone en particulier ?
  • Eh bien, c’est de là que vient Tindashek… bredouilla le chevalier.
  • N’en dis pas plus. Très bien, je mettrai à ta disposition une section d’infanterie et une escouade de cavaliers.
  • Y’a-t-il des traducteurs disponibles ? J’en aurai probablement besoin.
  • Malheureusement, Chandra et moi en aurons le plus grand besoin. Tindashek devrait être capable d’assurer la communication, tu ne crois pas ?
  • Je l’espère. Merci. »

***

 Perché sur la selle de son bon vieux Bardéo, recouvert de plaques de cuivre, Pratha guida les hommes accordés par le Prince à travers les étendues à l’herbe rase. Au loin, alors qu’il s’approchait des maisons des fermiers, il distingua une famille de rhinocéros sans laine, s’abreuvant dans une petite oasis. Plus loin à l’ouest, à la limite de l’horizon, on pouvait distinguer les abords de la jungle de Korbal.

 « Descendez », ordonna le chevalier.

 Les soldats s’exécutèrent et guidèrent leurs chevaux par la bride jusqu’à l’entrée de Naslaköyü, marquée par un bâtiment en bois trois fois plus volumineux que les autres, paré d’attrape-rêves sur d’épaisses poutres extérieures.

 Les bras chargés de boisseaux de blés, une dizaine d’hommes, visages marqués par le travail de la terre, arrivèrent au même moment. Le plus grand confia sa charge à l’un de ses collègues et s’approcha des Djahmaratis.

 « Vas istiin ? Vasden ikuķtiin ? »

 Sa voix, abîmée, portait en elle la marque d’une vie difficile. Tindashek se figea en l’entendant parler.

 « Eh bien, que dit-il ? demanda Pratha.

  • Je… il… »

 L’enfant se mit à pleurer à pleins poumons et se réfugia derrière les pattes de Bardéo. Sa psyché éclata comme une grosse bulle au-dessus de sa tête. Le villageois observa la scène sans comprendre, et reprit, agacé :

 « Ob istneiin tvorti, ben’ni namzan harnegeb ! »

 Pratha montra sa paume vers lui en signe d’apaisement, mais l’expression sur le visage de son interlocuteur ne s’adoucit pas.

 « Am… Ne… Comment dit-on « je ne parle pas apshewarais » ? Tindashek, s’il te plaît, j’ai besoin de toi.

  • Be…ben wa… wa… könnesprek… midtung’de… »

Sur son visage, le villageois mua l’agacement en pure curiosité. Il jetta un oeil sur l’enfant et reprit :

 « Verluss nebh’en ?

  • Eh… eh… verlusse.
  • Aķ, vrag vasden ikuķtan benlar.
  • Il… il veut savoir pourquoi vous venez…
  • Allons, calme-toi, Tindashek. Qu’est-ce qui te met dans cet état ?
  • Je… oh…bouhou…
  • Ne… tu n’es pas obligé de me répondre. Contente-toi de lui dire que nous venons négocier leur soutien à notre cause. »

 L’enfant le regarda d’un air perdu.

 « Nous voulons en faire nos amis.

  • D’accord… istan kadasch’bei yapmaschk. »

 Silencieux, le vieillard désigna alors le grand bâtiment où avaient disparu ses collègues et invita les soldats à le suivre.

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