3.4
« Du calme, Tindashek, bois ceci. »
L’enfant n’opposa aucune résistance au bol de bois pressé contre sa bouche. Un liquide acide s’y engouffra et répandit une chaleur agréable dans sa gorge.
Dos face à lui, Pratha contemplait un ciel orangé. Au-dessus de lui, une mince couche psychique violette sifflait dans l’air.
« Merci, Bharke, tu peux nous laisser.
- Bien, Sire.
- N’oublie pas de faire soigner ta blessure. »
Tindashek remarqua alors le soldat assis à côté de son lit. Bharke lui lança un sourire et se dirigea d’un pas affaibli vers la porte. Le ton sec dans la voix de son protecteur inspira la peur à l’enfant. Le violet était annonciateur de colères froides.
Une fois la porte refermée, il retourna un visage marqué par la fatigue vers lui, plongea ses yeux dans les siens. Il attrapa un tabouret sans dossier, posé à proximité de la fenêtre, et vint le déposer à côté du lit.
« Tu vas mieux ?
- Oui, Maître Pratha.
- J’en suis content. Tu as dû remarquer que Bharke marchait bizarrement ?
- Euh oui, pourquoi ?
- Ça, c’est à toi de me l’expliquer », grogna le chevalier.
Tindashek sentit la peur ronger sa poitrine.
« Je… euh…
- Ne pleure pas, nous sommes en sécurité désormais. Cela dit, j’exige des réponses.
- Ma… Maître… ?
- Qu’est-ce qui t’a pris, d’étrangler l’efendi comme ça ?
- C’est lui qu’a commencé ! » protesta l’enfant.
L’éclair qui passa sur le visage de son protecteur le ramena immédiatement à l’ordre. Ce dernier souffla, sortit une flasque de son armure, ploc, et s’enfila deux gorgées généreuses. Tindashek reconnut l’odeur de l’alcool à base de fleurs que les Rébéens, Modshi et Pratha avaient généreusement bu à Deshpothara.
« Excuse-moi si je suis dur avec toi. Reprenons depuis le début, d’accord ? »
L’enfant acquiesça.
« Lorsque nous sommes arrivés, pourquoi as-tu soudainement refusé de faire la traduction ?
- Je… oh…
- Regarde-moi. Respire, maîtrise-toi. Je te ferai faire quelques exercices, lorsque nous rejoindrons le reste de l’armée.
- Eh… eh ben… c’est… L’efendi, je le connaissais une fois.
- Vraiment ? Pourquoi n’en as-tu pas parlé ?
- Ben je crois que lui il m’a pas reconnu.
- Comment l’as-tu connu ?
- C’est… il vient d’un autre village, Reyzdemir. Souvent mon papa et ma maman, et tout le monde, et papi-efendi, on allait manger dans une forêt à côté avec lui. Et… un jour… l’efendi de Reyzdemir il est venu avec cent mille personnes.
- Cent mille ? Heureusement qu’on ne fait pas de toi un chroniqueur, rit Pratha.
- Oh beaucoup, comme ça ! répondit Tindashek, en élargissant au maximum l’écart entre ses bras.
- Et qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Papa, Maman et Tonton Gelder ont dit qu’ils avaient très faim parce qu’ils avaient pas à manger parce que les sauterelles avaient mangé le blé. Je… »
L’enfant se referma. Prahta posa une main sur son bras, abaissa son regard, et demanda :
« Si tu préfères ne pas le dire, est-ce que je peux regarder dans ton esprit ? »
Tindashek hocha de la tête. Soudain multicolore, sa psyché envahit la pièce. Le chevalier sonda son esprit et découvrit Naslaköyü traversée par les cris, au ciel assombri par d’épaisses volutes de flammes, et surtout une peur totale, irriguant la moindre parcelle du corps de son protégé. La difficulté d’étouffer ses pleurs, les visages bestiaux des envahisseurs passant le moindre local au fil de la machette, et puis l’attente ; interminable, dans ce foin qui gratte le nez, la soif ardente, la puanteur de l’urine sur son pantalon, et, enfin, l’arrivée de trois hommes dont l’image, representée sur l’uniforme, faisait penser à un masque de théâtre.
« Bonjour, efendi, déclara une voix grave, à l’accent quasi imperceptible, avant de se prosterner devant le vieillard.
- Bonjour, messieurs, que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda l’efendi d’une voix tremblante.
- Nous avons remarqué la présence d’un enfant à fort potentiel. Nous sommes venus vous faire une proposition.
- Pardon ?
- N’avez-vous aucune idée de qu’il pourrait s’agir ? Nous avons ressenti son énergie hier soir, alors que nous traversions Gudrüm-Ben. Maintenant, elle se trouve partout autour de nous.
- Eh bien, si… vous voulez, je peux vous présenter mon petit-fils ? J’ai toujours trouvé qu’il disposait d’aptitudes exceptionnelles…
- Votre petit-fils ?
- Oui, il est actuellement au champ mais je peux le faire appeler…
- Ne vous donnez pas cette peine. Non, l’enfant qui nous intéresse devrait se trouver ici, normalement…
- Ici ? répéta l’efendi, incrédule. »
La masse de l’Œil s’approcha de Tindashek. Son cœur palpita à en exploser, et puis, une main apparut dans un creux de la botte de foin.
« Allons, n’aie pas peur », déclara l’homme.
Malgré la peur, Tindashek sentit malgré lui sa main se poser dans la sienne et son corps accepter de le suivre à l’extérieur. En le découvrant, l’efendi lança un regard à mi-chemin entre l’incompréhension et le dégoût. Tindashek, le visage terreux, tremblait comme une feuille.
« Eh bien, garnement, tu es parti jouer à cache-cache ? se rattrapa le vieillard. Ces messieurs veulent te parler, et voilà dans quel état tu les accueilles.
- Cela ne fait rien, efendi. Cinquante dvats-or suffiraient-ils ?
- Pardon ?!
- Cela vous paraît-il insuffisant ?
- Je… oh, non, au contraire ! Enfin, pour ses parents… ?
- Quelque chose me dit, efendi, que ses parents n’iront pas se plaindre de son absence.
- Oh, je… (les dents du vieillard se mirent à claquer devant la bourse tendue par un Oeil) Je suis sûr que vous avez raison, Sire. Prenez-le avec vous. »
La vue de l’éclat doré des pièces étouffa bien vite les questions qu’aurait pu se poser l’efendi. Il se contenta de saluer chaleureusement les Yeux, et, bientôt, Tindashek fut porté à l’avant de la selle d’un immense cheval doré. Les hommes mystérieux s’empressent de donner le « au galop », et, bientôt, l’efendi ne fut plus qu’une petite silhouette perdue sous le ciel éternel, certainement persuadée, à cet instant, d’avoir été choisie des Dieux.
***
« C’est moi qui ai été bête, Tindashek. Je te prie de m’excuser. »
L’enfant, aussi bizarre que cela puisse paraître, ne pleurait plus. Il leva les yeux vers son protecteur, tira ses bras vers lui et lui fit un long câlin.
On toqua à la porte.
« Sire ?
- Bharke ? Entre.
- La cérémonie funéraire est prête.
- Très bien, un instant. »
Pratha se retira de l’étreinte de son protégé, lui lança un sourire, et déclara :
« Nous partons demain matin, toi et moi. Ce soir, je dois te laisser seul. Je crois que c’est le mieux pour tout le monde.
- Déjà ?
- Je dois faire mon rapport au Prince, et je crois qu’il est inutile de s’attarder ici », expliqua le chevalier.
Avant de refermer la porte, il ajouta :
« Bharke et un autre soldat resteront ici pour s’occuper de toi, ne t’inquiète pas.
- D’accord.
- Bien, je vais y aller. Tindashek ?
- Oui ?
- Ne t’en veux pas, pour ce que tu as fait. Tu avais raison. »
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