4.2.
De hautes murailles recouvertes de peintures sauvages encadraient la ville de Lahrati, déposée sur des collines comme une immense carapace colorée et étincelante. Aux fines tours typiques de Gudrüm-Ben et Deshpothara s’étaient substituées de nombreuses masses rectangulaires dressées vers le ciel. Cris d’oiseaux et d’enfants, aboiements de marchands sur leurs étals et de chiens se mêlaient tous dans un concert éclatant de vie.
Arrivant devant une arche métallique marquant l’entrée de la ville, Pratha et Modshi s’approchèrent d’un garde.
« Bonnjour messieurs, qu’est-ce que vous transportez ? demanda ce dernier.
- Des cadeaux pour le Conseil », répondit Pratha.
Le garde ouvrit la mallette, sortit un à un les automates, égara longuement son regard sur la magnificence des gravures incrustées dessus. Il pressa chaque bouton, ouvrit chaque compartiment, inspecta avec soin les plus discrets des mécanismes. Puis il porta son index et son majeur à sa bouche et siffla de toutes ses forces.
Pratha et Modshi sentirent une pointe d'inquiétude naître en eux.
« Oyya, Selvakumaran, viens karpâ !
- Qu’est-ce qu’il y a ? »
Une masse colossale dépassant Pratha de deux têtes au moins, vêtue d’une armure cliquetante, descendit d’une tour de guet. D’un pas rapide, il rejoignit son ami et plaqua une main épaisse comme une grosse pierre sur son épaule.
« Bonnjour messieurs, vous êtes de Djahmarat ?
- C’est ça, répondit Pratha.
- Frère, karpâ quoi arvakk apporté ! »
En découvrant les gravures sur les automates et la qualité de leur métal, il lâcha un sifflement plus strident encore.
« Trois periyavâi ! C’est vraiment très bô cadô, messieurs !
- Conseil ruppaxha très content », ajouta son ami.
Dans un sourire, le grand soldat dévoila une dentition digne de celle d’un ogre. Pris d’un élan d’amicalité, il broya tour à tour les phalanges de Pratha et Modshi, remonta le long de son échelle bancale en bambou et rapporta quatre noix de coco. Il plia son majeur de sorte à faire ressortir la pointe taillée à l’extrémité gantelet et l’abattit sur les fruits. Sans difficulté aucune, il creusa d’épais trous dans les coques et y glissa des pailles.
Eh bien, Eshev, si tu as évité de mettre ma tête à la place de cette pauvre noix, ça doit vouloir dire que tu me soutiens toujours ? songea Pratha en portant le délicieux jus à ses lèvres.
« Ha, merci, enn ami ! sourit son collègue.
- Santé, messieurs ! Cette palam kokoya…
- Noix de coco, reprit le deuxième soldat, entre deux gorgées.
- Ha, oui, c’est comme ça vous dites dans le Nord. Ça vient du grand jardin de la ville !
- Vraiment ?
- Ehhh… s’il le dit c’est que c’est vrai, rit le deuxième soldat de bon cœur.
- Qu’est-ce que tu penses je les accompagne ? demanda le grand.
- Numayla ? Lahêr penses c’est bonne idée…
- Venthum accueillir invités correctement, hein, Messieurs ? »
Pratha et Modshi se dévisagèrent une seconde, après laquelle le dehik prit la parole :
« Ma foi, plus on est de fous… Nous acceptons !
- Rakpir on y va ! », s’exclama le soldat en envoyant claquer la noix de coco tout droit dans un panier accolé à une porte.
Modshi tenta de l’imiter mais la sienne percuta le bord et finit au sol. Pratha, quant à lui, inspira un instant, donna la forme d’un cou de flamant rose à son bras, et envoya le fruit droit dans le filet. Le colosse Lahratien lui lança une tape à l’épaule.
« Eh, très bon ! Tu peux demander entrer dans l’équipe du kuddaîpaendu !
- Pardon ?
- C’est un peu comme calċo à Litania mais avec juste les mains, très bon sport, moins violent », expliqua son collègue, avant d’envoyer à son tour la coque de son fruit.
L’idée d’embrasser une carrière d’athlète amusa Pratha, et il songea à aller voir un match de ce sport dès que le temps lui en donnerait le loisir. Modshi, jaloux, fit mine d’être trop absorbé dans les réglages de son appareil photo pour écouter la conversation.
« Enn, c’est Selvakumaran, déclara le soldat en déverrouillant la dernière porte avant l’entrée dans la ville.
- Pratha, et voici Modshi.
- Très bô armure, vous êtes dans l’armée ?
- Pratha est un Chevalier de l’Ordre Skritt », expliqua Modshi.
Selvakumaran observa son armure de la tête aux pieds, attarda longuement son attention sur les symboles gravés sur les manches, lâcha un sifflement impressionné, et invita les deux Djahmaratis à entrer dans la ville.
Modshi, s’il te plaît, tiens ta langue, broncha le chevalier en pensée.
Pour seule réponse, le dehik souffla, les yeux au ciel.
Immense fourmilière, Lahrati, dont le Grand Qalam avait parlé des centaines de fois, se présenta à Pratha. Partout, comme autant d’organismes uniques, des bâtisses aux formes et couleurs excentriques ponctuaient le chemin. Des fenêtres tantôt carrées, tantôt sphériques, losangées ou de formes impossibles à décrire vomissaient des plantes importées des quatre coins du monde. Sur un grand nombre de toits se déployaient des jardins, parfois des fontaines - pour les maisons les plus chères -, tous reliés entre eux par des planches de métal ou de bois gravées, formant une seconde ville au-dessus du sol.
Une bande de gamins agiles comme des singes passa au-dessus des deux Nordiques, glissa et emporta dans sa chute des tapisseries étendues sur une passerelle, non sans recevoir une flopée d’insultes locales, de la part d’une vieille femme chargée de linge mouillé, avant de disparaître dans une venelle recouverte de pétales de rose.
Selvakumaran ramassa les tapis jonchant le sol et les renvoya sur la passerelle. La vieille femme lui accorda sa bénédiction. Après un concert de compliments, il reprit la marche et emmena ses invités vers une petite place à l’ombre de palmiers grands comme deux hommes. À même le sol, des marchands richement vêtus, doigts plongés dans des divans en fourrures plus somptueuses les unes que les autres. Pratha remarqua qu’elles dégageaient des signes d’activité psychique.
« Oyya, Tolarkal ! s’exclama Selvakumaran.
- Oyya, Tolar ! » répondirent en chœur les marchands.
L’une des fourrures s’agita et révéla une immense gueule de chien, grosse comme trois fois celle de Mâstar. Pratha maîtrisa difficilement sa peur tandis que l’énorme bête, aussi grande qu’un tigre, plongeait un regard blasé dans le sien. Modshi, quant à lui, laissa s’échapper un cri de stupeur.
Les marchands ainsi que Selvakumaran éclatèrent de rire, au moment où la bête reposa son énorme mâchoire sur le sol frais.
« Qu’est-ce que c’est ?!
- N’ayez pas peur, Monsieur, c’est un bolsabak : vous n’en avez jamais vu ? déclara un marchand dans un djahmarati à l’accent très épuré.
- Le… Maître en a déjà parlé, je crois, nota Pratha.
- Par les Enfers ! Je croyais avoir vu mon lot de bestioles terribles, mais là…
- Ils sont très gentils, reprit le marchand. Voyez par vous-même. Le mien est un cadeau du Maliy Knyaz de Podniryeka (à ce moment-là, sa voix se modula à tel point qu’on aurait cru voir un peau-verte parler).
- Numayla gentils, messieurs ! » s’exclama Selvakumaran.
Le soldat s’approcha l’air de rien de cette immense masse assoupie et noya ses mains dans la fourrure généreuse. Pour toute réponse, la bête redressa une nouvelle fois sa tête immense, fixa le soldat d’un air circonspect avant de se rassoupir.
Modshi laissa s’échapper une traînée psychique opaque au-dessus de sa tête, chargée d’une angoisse profonde. Celle-ci ne s’estompa que lorsque Selvakumaran décida enfin de s’éloigner de la bête. Sans parvenir à se l’expliquer, Pratha trouva à cette épaisse masse poilue un charme immense.
« Dites, vous pensez que…
- Mais bien sûr, sourit le marchand, approchez donc, il est parfaitement dressé. Il faut dire que les Chechnides ont la main.
- Comment s’appelle-t-il ?
- Normalement, Nyebesoðun. Le feu du paradis, dans le dialecte Chechnide parlé à Podniryeka.
- Normalement ?
- Eh bien, je trouve que c’est peu pratique à prononcer, alors j’ai pris l’habitude de simplement l’appeler Nyny.
- D’accord, bonjour, Nyny. »
L’animal se redressa d’un coup, dominant un Pratha accroupi d’une hauteur faisant passer Mâstar pour un de ces petits chiens occidentaux à la mode. Le chevalier maîtrisa l’angoisse que Nyny lui inspirait et tendit sa main vers lui.
Un nœud dans l’estomac, Modshi observait la scène avec des yeux écarquillés. La bête répondit à la main tendue en déposant une patte dessus. Elle ne le lâchait pas des yeux.
« C’est un coup de foudre ! rit le marchand avachi sur la fourrure d’un deuxième monstre.
- Vous trouvez ? demanda Pratha, n’osant pas détourner son attention de Nyny.
- C’est vrai, répondit le propriétaire du bolsabak. Vous l’avez vu avec le tolar ci-présent ; Nyny est plutôt de nature nonchalante. »
Le marchand lança un regard à ses amis, avala une gorgée d’eau à la pêche, et demanda :
« Qu’est-ce qui vous amène ici, Chevalier ?
- Nous devons rencontrer le Conseil des… Serviteurs (Pratha n’arrivait toujours à se faire à ce nom), afin de nouer une alliance.
- Face aux Orientaux ?
- C’est cela. Probablement des partenariats économiques, aussi.
- Intéressant ! J’espère que vous accomplirez votre mission ! Vous savez quoi, je vous offre Nyny, en espérant qu’il vous porte chance !
- Pardon ? Je regrette, je ne peux pas accepter.
- Allons, Chevalier, on ne refuse pas un cadeau ! Venez me voir dès que vous avez un peu de temps, je n’ai jamais eu l’occasion de discuter avec un membre de votre ordre !
- Allez, Pratha, on devrait bien trouver le temps d’y aller, ajouta Modshi.
- Bien, j’accepte », sourit Pratha d’un air timide.
Le marchand offrit deux bouteilles d’une eau cristalline dans laquelle baignaient des morceaux de ces fruits exotiques, que des bourgeois déposaient parfois devant le Chram. Le dehik, curieux, les inspecta avant de ranger la sienne dans sa sacoche.
« Si vous manquez d’énergie, il vous suffit d’en avaler une gorgée et vous revoilà partis pour travailler une heure. Depuis qu’elles ont été mises en vente, plus personne ne consomme de café. Messieurs, je vous souhaite une entrevue agréable auprès du Conseil. »
Le marchand se rassit alors et déplaça un pion à l’effigie d’un aigle, sur ce qui s’apparentait très vaguement à un plateau de radesh.
Selvakumaran guida ses invités à travers un dédale de ruelles et d’escaliers, remplis de marchandises toutes plus étonnantes les unes que les autres. En passant dans un quartier, on entendit tour à tour, venues des toits, des voix de professeurs de mathématiques, de musique, et de physique. Pratha et Modshi durent éviter des livreurs équipés d’exosquelettes rébéens, tirant des brouettes chargées le plus souvent de minerais, des enfants à dos de bolsabaks en pleine course, mais aussi des trombes d’eau venues du Quartier des Laveurs, un peu plus haut, dévalant à toute vitesse les bords des escaliers.
À force d’arpenter ces rues, les deux Nordiques en avaient perdu jusqu’à la notion du temps même ; ils avaient l’impression d’être plongés dans un rêve, duquel Selvakumaran les tira au détour d’une place où se produisaient des artistes.
« Maintenant, Messieurs, voilà la Maison du Conseil ».
Il désigna d’un doigt un bâtiment surplombant une esplanade sur laquelle des automaticiens discutaient de leurs dernières créations. La Maison du Conseil, plus simple que bien des tours vues plus tôt, avait la forme d’un pavé rectangulaire, surmonté d’une coupole en verre peint et gravé. Quatre tourelles rappelant des minarets en marquaient les extrémités.
« Dites, n’y a-t-il pas de législation concernant les automates, ici ? » demanda Pratha, alors qu’un appareil de la forme d’un singe escaladait le tronc du vieux chêne, planté devant l’escalier menant à la Maison du Conseil.
Selvakumaran se stoppa net et leva un sourcil.
« Une législation… Pratha, de quoi vous parlez ?
- Eh bien, je me demandais si chacun était libre de créer son propre automate. Je n’en ai jamais vu dans de telles quantités, et il me semble que même des enfants ont le droit d’en posséder.
- Bien sûr, vous voulez on interdit aux gens d’avoir des robô ?
- Des robots ?
- C’est comme ça qu’on dit. Ça vient d’Afahir ce mot vous savez ? Ils disent rompôt là-bas.
- Jamais entendu, enfin, si vous voulez, appelons ça des robots.
- Les automaticiens d’Afahir sont encore plus performants que ceux de l’Empire, déclara Modshi, regard fixé sur ses photos prises à travers la ville. Je rêve de visiter l’archipel un jour. »
Le soldat de Lahrati déploya à nouveau son sourire d’ogre, attrapa Modshi par l’épaule et lui infligea une étreinte qui se voulait amicale.
« Moi aussi, je rêve d’aller à Afahir !
- Et par rapport à ma question ? demanda Pratha.
- Ha, sur les règles ? Vraiment, je ne comprends pas. Vous n’avez pas le droit d’avoir des robô à Djahmarat ?
- L’armée, la milice, et certaines grandes familles, sous conditions, le peuvent.
- Juste eux ? Oh, pourquoi ? C’est vraiment injuste !
- Comment ça ? Si chacun pouvait librement fabriquer ses automates, le pays tomberait en ruines avant la prochaine saison. Comment le Prince pourrait maintenir son autorité ? »
Selvakumaran semblait profondément confus.
« Mais pourquoi les gens veulent se révolter ? Le Prince n’est pas aimé ?
- Si, ce n’est pas le problème.
- Alors il n’a pas confiance dans son peuple ? »
La question désarçonna Pratha. L’exemple de Lahrati, devant ses yeux, sa vie se déployant paisiblement le long des collines, les automaticiens à côté pris d’un fou rire lorsque le singe mécanique s’était vautré tête la première sur l’esplanade, l’harmonie sublime qui s’était déployée dans le chaos apparent de la ville, étouffèrent toute envie d’argumenter.
Modshi, objectif de son appareil photo braqué vers le panorama, déclara :
« Moi, je suis d’accord avec Selvakumaran. Je suis sûr qu’un jour, après la guerre, Sa Majesté autorisera aussi la possession d’automates. Mais pour l’instant, il ne peut pas se le permettre (il sortit une plaque de sa machine et l’observa s’imprégner de la silhouette de la ville), puisque presque toutes ses forces sont employées contre les barbares. »
Pratha remercia intérieurement son ami de l’avoir tiré de l’impasse. Cependant, l’argument peina à le convaincre. Après tout, jamais Bhagttat n’avait fait part d’une envie de libéraliser l’accès aux automates par la population. Selvakumaran avait gardé sa mine sceptique, et se contenta d’escorter les deux Nordiques jusqu’à l’entrée de la Maison du Conseil, à peine surveillée par quatre soldats.
« Oyy, Selva, ssamâtaman ! déclara l’un d’entre eux, un grand barbu dans la quarantaine, astiquant le canon de son fusil avec un chiffon.
- Oyy, tolarkal, niyum !
- Messieurs, bonjour, reprit le soldat. Vous avez… niyamanam ?
- Rendez-vous, corrigea un autre soldat.
- Non, nous venons de la part de Sa Majesté le Prince du Djahmarat.
- Hm… Le Conseil est occupé aujourd’hui, mais demain vous pouvez les voir. Comment on vous appelle ?
- Pratha, Chevalier de l’Ordre Skritt, et Modshi, dehik de la troisième armée princière.
- Dehik ? Comment vous écrivez ça ?
- Je… en skritt, je peux vous le dire, mais pas en lahratien… bredouilla Pratha.
- Bah ! Problème illai, déclara Selvakumaran. Conseil kakiral important illai, varkal runtu Bhagttat viennent.
- D’accord. Demain, en fin de matinée, c’est bon pour vous, Messieurs ?
- Parfait, je vous remercie », répondit Pratha.
Le militaire confia son fusil à une jeune recrue et disparut dans le bâtiment.
« Bon, puisque nous devons attendre jusqu’à demain…
- Que dirais-tu de retourner chez le marchand ? suggéra Modshi.
- C’est exactement ce à quoi je pensais », sourit Pratha.
Annotations
Versions