4.4

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 La salle d’études de Tyenoslav paraissait bien peu fournie en livres, en comparaison de la bibliothèque personnelle d’Avara. Des piles d’ouvrages, impossibles à ranger sur les étagères pleines à craquer, étaient posées à même le sol.

« Je vous prie de m’excuser pour le désordre, déclara le marchand.

  • C’est… prodigieux, répondit Pratha, les yeux courant le long des rayons.
  • Vous le pensez vraiment ? Celle du Conseil est au moins cinq à dix fois plus grande.
  • Je n’en ai jamais vu d’aussi fournie », répondit Pratha, dans son excitation.

 Avara le dévisagea un moment, pinça sa moustache, et nota :

« Pourtant, celle du Palais de Samsharadh, pour en avoir déjà vu certains couloirs, est infiniment plus grande. »

Et mince, j’avais oublié, pesta Pratha.

 Il était vrai que Bhagttat avait accès à une quantité de livres proprement phénoménale ; le souvenir de son après-midi à la bibliothèque, une éternité plus tôt, ressurgit à la surface de sa conscience.

« Je… je n’ai pas eu souvent l’occasion d’y rester, bredouilla le chevalier.

  • Vraiment ? Quand avez-vous été adoubé, si je puis me permettre ? »

 Pratha chassa péniblement l’image du Chram remontée par l’évocation de sa vie avant l’Ordre.

« C’est assez récent, environ deux mois.

  • Oh, en effet ! Et avant, que faisiez-vous ? »

 Sentiment de honte absolue. Comment lui dire, à cet homme à l’apparence si intègre, qu’il avait bafoué tout ce que le Grand Qalam s’était efforcé de lui transmettre durant quinze ans ? Qu’il avait piétiné sa promesse et s’était enfui comme le dernier des bandits, qui plus est en embarquant avec lui un orphelin déboussolé ? Sa culpabilité, à mesure que le temps avançait, ne guérissait pas ; au contraire, elle colonisait peu à peu sa psyché et s’infiltrait dans la moindre de ses revâsseries.

« Pratha, tout va bien ? demanda Avara.

  • Oui, j’ai un coup de fatigue. »

 Le marchand l’invita à s’asseoir sur un fauteuil et demanda à son fils d’apporter de l’eau fraîche.

Pourquoi tu ne veux pas lui répondre ? pensa Modshi.

  • Ce n’est pas à lui que je refuse de dire la vérité, mais à moi-même, parce-que ça reviendrait à contempler mon propre reflet. Bien plus que de son jugement, c’est du mien que j’ai peur.

 Modshi acquiesça en silence. Tyenoslav reparut sur le pas de la porte un instant après, une cruche et deux verres en terre cuite à la main.

« Tenez, buvez », suggéra-t-il avant de tendre un peu d’eau à Pratha.

 Ce dernier remercia l’enfant, avala son verre d’une traite, et reprit ses esprits après un instant.

« Vous n’êtes pas obligé de me répondre, reprit Avara. J’ai encore un peu de travail à effectuer, et toi aussi, Tyenoslav. N’hésitez pas à consulter tout ce qui vous intéressera, nous continuerons notre discussion plus tard. »

 Tyenoslav retourna le premier à sa salle d’études.

« Ha, Modshi, j’oubliais. Même si la conception d’automates ne fait pas partie de mes thèmes de prédilection, vous pourrez trouver quelques ouvrages, dont une édition entièrement colorée de l’Encyclopédie d’Automatique de Gwilhem Bergeßhameau.

  • Vraiment ? J’avais l’habitude d’en consulter un exemplaire à la bibliothèque du corps technique, mais le pauvre bouquin tombait littéralement en lambeaux.
  • Vu le succès, et - excusez-moi - le peu de soin que les militaires ont l’habitude d’accorder aux livres, cela ne me surprend pas. »

 Avara récupéra un volume d’une paume et demie de hauteur pour quatre de longueur et le déposa bruyamment sur la table d’études. La couverture, soigneusement ouvragée, arborait de somptueux dessins d’automates de toutes genres et toutes générations. À l’intérieur, Modshi découvrit avec un plaisir non feint des schémas d’époque des premiers automates Afahris, accompagnés de traductions en skritt, apshewarais, rébéen et d’une langue parlée par les peaux-vertes, à en juger par l’alphabet.

« C’est peut-être le plus beau livre que j’aie jamais vu…

  • Ha, vous voilà contaminé par la fièvre hyperbolique ! rit Avara.
  • En l’occurrence, j’ai beau dépoussiérer les moindres recoins de mon esprit, vraiment, je crois n’avoir jamais rien vu de tel !
  • Je vous taquine ; il est vrai que cela doit faire partie de mes plus belles pièces. Cette édition a été tirée à une cinquantaine d’exemplaires à peine, par un imprimeur des Saints-Duchés du Grand Effrec. Cependant, je crois que j’ai quelque chose qui, en dépit de sa modestie apparente, devrait vous convenir encore plus. »

 Avara retourna vers le tas duquel il avait sorti l’Encyclopédie et attrapa un livre à la couverture rouge, très sobre, au moins quatre fois plus petit.

Traxat suy’Usament e Funżonament dei Dea Gherrotipo / Traité sur l’Emploi et le Fonctionnement du Dea Gherrotype, pei / par Luġi Dea Gherro, annonçait un titre imprimé en lettres carrées, sans artifices.

« Vous savez nous surprendre ! s’exclama Modshi.

  • De quoi s’agit-il ? demanda Pratha.
  • Dea Gherro, tu connais pas ? C’est le type qui a inventé ce que je me trimballe à longueur de journée, sourit le dehik.
  • Je dois me confesser, je n’ai pas lu cet ouvrage, déclara Avara. En Litania, vous le trouvez dans n’importe quelle librairie. Consultez-le, le vendeur m’en a dit beaucoup de bien.
  • Dea Gherra, c’est LA référence dans le domaine. Enfin, c’était. Il est mort en fin d’année dernière.
  • Si le livre vous plaît, vous n’aurez qu’à le prendre avec vous, suggéra le marchand.
  • Vous… vous êtes sûr ?
  • Eh bien, ne trouvez-vous pas que j’ai accumulé assez d’ouvrages comme ça ? J’ai bien offert un bolsabak à votre ami, alors un livre pour vous, c’est bien le minimum.
  • Je ne sais pas quoi vous dire, fit Modshi, touché.
  • Alors ne dites rien, et lisez ! Ha, en parlant de Nyny, Pratha.
  • Oui ?
  • Je vais demander à Tyenoslav de vous apprendre à le faire obéir, demain, après votre rendez-vous. La psychologie des bolsabaks est assez différente de celle des chiens. Certains peuvent les trouver difficiles à dresser, tandis que pour d’autres, c’est au contraire plus intuitif.
  • Je vous remercie, sincèrement.
  • C’est moi qui vous remercie, vous n’imaginez pas comme je suis content d’avoir pu discuter avec des Hommes en pleine écriture de l’Histoire, répondit le marchand, déjà à moitié hors de la bibliothèque.
  • Avara ? (L'intéressé s’immobilisa) Avant l’Ordre, j’étais adepte du Chram d’Apourna, mais j’ai décidé de m’enfuir pour me battre aux côtés de Sa Majesté.
  • Je vous remercie pour votre ouverture », déclara le Lahratien avant de disparaître dans la pyramide.

***

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, mouliya et serf, maître de corporation et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.

 Ce simple paragraphe, inscrit à la première page d’un court essai rédigé par Zekir Mariku, un intellectuel Rébéen inconnu de Pratha deux heures plus tôt, n’avait cessé de retentir dans son esprit. D’un revers de la main, l’Oriental avait fait sauter ses dernières chaînes mentales héritées du Grand Qalam. À l’attente perpétuelle de l’intervention divine, prônée par le vieillard, l’essai répondait par un appel à l’action directe du peuple, échafaudait un plan visant à conquérir sa liberté spoliée depuis des millénaires, par la force s’il le fallait : pensée inconcevable trois mois plus tôt pour l’ancien favori du Chram. À mesure qu’avaient défilé les pages du petit livre, Pratha sentit sa culpabilité s’alléger jusqu’à totalement disparaître. Non seulement, il avait enfin la preuve du fait que sa décision était la bonne, mais, en plus, il comprenait que la lutte du Djahmarat face à l’Empire répondait précisément à l’appel libérateur émis par Mariku.

 L’âme gonflée par sa lecture, le chevalier bouillonnait d’en parler à son ami, plongé, quant à lui, dans l’Encyclopédie de Gwilhem Bergeßhameau. Pratha avait l’impression d’avoir découvert un cri de liberté auquel chaque Homme sur terre, pour peu qu’il accepte de l’entendre, finirait par céder, tant il tenait de l’évidence. Incapable de tenir le silence plus longtemps, il quitta la bibliothèque et se rendit sur la terrasse.

 À l’extérieur, le Soleil avait presque disparu derrière les collines à l’Ouest de la ville. Tyenoslav et son père étaient en pleine partie d’un jeu à l’apparence bien plus complexe que le radesh.

« Ha, Pratha ! Content de vous revoir ! Alors, vos lectures ?

  • C’était très formateur, merci. À quoi jouez-vous ?
  • Il s’agit d’un Krigschpill importé d’Ösrecht, à la mode dans les hautes-sphères », répondit une voix féminine.

 Le Nordique remarqua alors une femme dans le trentaine, assise en tailleur sur un tapis, un livre à la couverture intégralement blanche et en papier souple à la main. Elle se releva et vint lui tendre une main.

« Vous devez être la femme d’Avara ? demanda Pratha.

  • Himani, répondit cette dernière en serrant la main du chevalier. Enchantée, les garçons n’ont fait que me parler de vous et votre ami…
  • Modshi ? Je crois qu’il s’est perdu dans l’Encyclopédie qu’Avara lui a conseillée.
  • Oh, il y a vraiment de quoi ! Elle est proprement hypnotique, répondit le marchand. Et vous, alors, qu’avez-vous consulté ?
  • Le Manifeste pour la Libération des Peuples, de Zekir Mariku.
  • Mariku ! Un classique ! À vrai dire, je ne pensais pas que vous choisiriez cette recommandation parmi toutes celles que je vous ai faites. Qu’en avez-vous pensé ?
  • Je peux dire que ça a remué quelque chose en moi, mais quoi exactement… C’est comme s’il… ne riez pas, mais j’ai le sentiment que ce livre a été écrit précisément pour moi.
  • C’est-à-dire ? demanda Himani.
  • Eh bien, c’est comme si chaque paragraphe faisait écho à toutes ces interrogations accumulées au cours de ma vie au Chram, sans jamais en faire part au Grand Qalam. Pour ce qui est d’Eshev, je l’ai bien supplié d’y répondre, mais je ne me suis jamais heurté qu’à un mur.
  • En même temps, les Grands sont presque tous à l’article de la mort, lâcha Avara en déplaçant une pion imitant une pièce d’artillerie sur le plateau du Krigschpill.
  • Comment le savez-vous ?
  • Eh bien, il suffit de regarder l’état de la Grande Trinité, nota le marchand. Koshké n’a pu s’opposer à ce que les Orientaux s’emparent de son Chram, Namerô a abandonné le sien depuis… trop de temps pour que quiconque s’en souvienne, et Eshev est incapable de renvoyer les jayshis d’où elles viennent. Ne croyez pas que cet état de fait me chagrine, non, la mort des Grands ouvrira une nouvelle ère, plus chargée en innovation encore que ce que nous connaissons aujourd’hui. Le monde voulu par Mariku n’a peut-être jamais été aussi proche de voir le jour.
  • Les Grands sont morts, Pratha, ajouta Himani. Désormais, nous sommes seuls à devoir porter le poids de notre destinée. »

 Tyenoslav, vite égaré par le sujet de la conversation, était resté focalisé sur le plateau de Krigschpill et avait échafaudé une stratégie redoutable. Il avait profité du manque d’attention de son père pour feindre un repli de ses troupes, tout en déplaçant sa cavalerie sur une sorte de butte. Avara, après un simple coup d’œil, avait mordu à l’hameçon et lancé son infanterie, en supériorité numérique, à la poursuite des pions de son fils. Tyenoslav avait alors envoyé sa cavalerie fondre depuis les hauteurs sur l’armée de son père, et envoya quatre régiments au cimetière en un seul tour.

« Oh, sacré petit singe ! s’exclama Avara lorsqu’il reposa les yeux sur le jeu. Ma rose, tu as vu ce qu’il a fait ?

  • Ça t’apprendra à ne pas te méfier de lui », sourit Himani.

 Tyenoslav bouillonnait de joie mais feignit l’indifférence. À aucun moment son regard ne quitta le plateau. Il observa non sans nervosité son père tenter une manœuvre pour extirper ses troupes de l’encerclement ; sans succès. Les siennes, repassées en supériorité numérique et disposant d’une meilleure position, fondirent sur celles de son père et n’en firent qu’une bouchée.

« Ha, espèce de petit traître ! s’exclama Avara tout en riant. Je te fais une promesse, mon grand ; plus jamais je ne te laisserai sans surveillance lors de nos parties !

  • Oh, mais même comme ça, je gagnerai Papa ! répondit l’enfant avant de courir vers les escaliers.
  • C’est qu’il devient insolent, ce petit ! »

 Avara imita le grognement d’un ours et se lança à sa poursuite, bientôt stoppé net par la présence de Modshi devant l’ouverture de la pyramide.

« À l’aide, Modshi, à l’aide, rit Tyenoslav.

  • Baaaarrrrrr, me voilà petit singe ! s’exclama son père avant de fondre sur lui et de l’attraper dans ses bras.
  • Eh bien, on dirait que j’arrive au bon moment ! » nota Modshi.

 Himani s’avança vers lui et lui tendit sa main. Le dehik, pris d’un excès de confiance, souhaita la porter à ses lèvres mais elle la lui déroba. Elle lança un regard énigmatique, offusqué sans être pourtant agressif. Avara et son fils, à côté, étaient trop occupés à se chamailler pour rien apercevoir de la scène.

 Le reste de la soirée passa à la vitesse de l’éclair, divisée au départ entre des discussions sur l’état du monde et les courants philosophiques si particuliers auxquels les Lahratiens adhéraient, et puis, à mesure que l’alcool faisait son effet, des blagues douteuses et des tentatives maladroites de Modshi pour se rapprocher d’Himani, à chaque fois couronnées d’insuccès.

 Dans la chambre d’amis, le dehik n’avait cessé de chanter les louanges de cette dernière, la plus belle femme qu’il ait jamais vue, selon ses propres mots. Que Pratha déclarât l’avoir déjà entendu prononcer de telles affirmations à plusieurs reprises depuis le début de la Campagne ne sembla pas le refroidir. Modshi s’endormit avec le nom d’Himani sur les lèvres sans que son ami n’ait la moindre occasion de lui parler de sa révélation.

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