4.5
L’intérieur du Palais paraissait flotter dans une lumière multicolore, projetée sur les murs comme autant de peintures finement ouvragées. Deux gardes vinrent chercher Pratha et Modshi à l’entrée, inspectèrent la malle contenant les automates, et les invitèrent finalement à entrer.
Comparé à la villa-pyramide d’Avara, le Palais du Conseil des Serviteurs paraissait très sobre ; comptant pour seules manifestations de richesse, des bas-reliefs gravés le long des couloirs, et quelques automates en parfaite condition chargés de l’entretien. À part cela, le mobilier était du bois le plus rustique, les décorations des plus sobres.
Après une courte marche à travers l’artère centrale du bâtiment, l’un des gardes ouvrit une porte relativement banale et invita les Nordiques à entrer.
Installés autour d’une longue table ovale, couverte de documents, six hommes et quatre femmes, tous d’âge divers, coupèrent une discussion animée au moment où les Djahmaratis pénétrèrent dans la pièce.
Pratha s’empressa de poser la malle en évidence devant lui et de s’agenouiller, intimant à Modshi l’ordre de le suivre. Circonspect, les Serviteurs les observèrent un instant avant qu’une femme dans la cinquantaine ne prenne la parole ;
« Eh bien, moi qui souhaitais découvrir la sensation d’être une noble, me voilà servie. Vous pouvez vous relever, Messieurs. »
Le chevalier lança un merci discret, et posa ses yeux sur l’assemblée. Il remarqua l’absence d’uniforme, les Serviteurs étant simplement habillés en vêtement de travail. La femme qui s’était adressée à Modshi et lui, tunique ressemblant à un sawari écourté surmonté d’épaulettes cuivrées, ressemblait à ces habitants du Quartier des Forgerons.
« Avant toute chose, mon compagnon et moi aimerions savoir comment nous adresser à vous. Les règles de l’étiquette à Lahrati ne nous sont pas familières.
- Eh bien, employons nos noms. Je m’appelle Nîlama, nous avons convenu avec mes partenaires que ce serait moi qui serai en charge de notre négociation. J’imagine que Bhagttat n’envoie pas un chevalier de sa garde rapprochée par simple goût du tourisme. »
L’irrévérence, dans la voix de la forgeronne, lorsqu’elle avait prononcé le nom du Prince, irrita Pratha. Pour qui se prenait-elle ? Il réprima un roulement d’yeux et répondit :
« En effet, s’il m’a envoyé à votre rencontre, c’est avec l’espoir de créer un rapprochement entre le Djahmarat et votre cité.
- Un rapprochement, hein ? répéta sardoniquement un autre Serviteur de l’âge du chevalier.
- Taro, ne sois pas médisant envers nos invités. Vous devez être Pratha et votre ami…
- Modshi, compléta le dehik.
- C’est cela. Si nous en avons terminé avec les présentations, je vous invite à vous joindre à nous dès à présent.
- Nous avons un présent à vous remettre, de Sa Majesté (Pratha mit une insistance particulière sur le titre) en personne. »
Modshi attrapa la malle, la déposa sur le seul coin de la table épargné par les paquets de documents, et l’ouvrit avec délicatesse. Impossible à contenir, l’admiration née sur le visage de Nîlama fit jubiler le chevalier.
On sortit délicatement chaque appareil et le fit passer entre les mains des Serviteurs, chacun y allant de son petit commentaire élogieux à l’égard d’un travail d’une telle finesse.
« Les Deshkarnis ont vraiment le sens de la générosité, déclara Nîlama, qui, après en avoir tourné la mollette, resta les yeux rivés sur les mécanismes visibles sous le verre du GEND-4X, sorte de sphère supposée effectuer n’importe quel calcul classique, donner l’heure à plusieurs points du globe, et la météo des trois prochains jours.
- Ils sont des partenaires privilégiés de Sa Majesté.
- Rien d’étonnant, eux seuls seront en mesure de faire entrer le Nord dans le monde moderne. Avez-vous rencontré des membres de la famille, Pratha ?
- Seulement la fille du chef, future héritère du consortium.
- Vartajj ? Intéressant.
- Vous la connaissez ?
- Hé… ne pas connaître la politique interne de la Compagnie Deshkarni, cela revient à poursuivre notre développement industriel sans savoir où l’on va. Ce genre de connaissances est absolument essentiel. »
Est-ce que j’ai révélé une information confidentielle ? se demanda Pratha, quelque peu anxieux.
Nîlama observa le GEND-4X un peu plus en détails avant de le reposer dans la malle, et d’inviter les Djahmaratis à prendre place entre deux Serviteurs, chacun dans la trentaine et habillés à la Rébéenne.
***
Les discussions furent âpres et s’allongèrent jusqu’au milieu de l’après-midi. De nombreuses fois, le sort du Royaume de Pothara, réduit à l’état de vassal de la Principauté qui ne disait pas son nom, fut évoqué par les Serviteurs.
Ce souffle de liberté, insufflé à chacune de leurs remarques, n’aurait pu être canalisé par aucun dirigeant, pas même issu du terreau même de la région. Pratha comprit le funèste surnom de Faucheuse d’Empires attribuée à Lahrati. L’histoire de la ville, marquée par les flux et reflux de populations venues de la Mer Dorée ou des deux côtés des Pralamaghs, toujours triomphante, créait un sentiment de fierté immense chez les Serviteurs, lesquels n’hésitaient pas à puiser dedans pour justifier le moindre aspect de leur politique. Que le Royaume Skritt, cinq siècles durant, ait pu intégrer ce champ d’énergie révolutionnaire à son territoire tenait du miracle.
Au prix de longs plaidoyers en faveur du Djahmarat face à l’Empire, citant à l’appui Mariku dont la pensée n’avait cessé de répandre ses racines dans son esprit, Pratha convainquint le Conseil d’accorder une entrevue au Prince dans la semaine, mais n’obtint aucune concession supplémentaire.
Cet interminable débat, ayant manqué à plusieurs reprises d’envoyer Modshi dans le Comté des Songes, avait passionné le chevalier. Enfin, il trouvait des Hommes capables de réfléchir par eux-mêmes, ne répétant jamais une pensée mâchée à l’avance par un vieillard sénile. Au nom de Mariku s’étaient ajoutés toute une série de penseurs impériaux, occidentaux ou peaux-vertes, lesquels tounoyaient dans sa tête. Son corps entier était parcouru d’une curiosité surpuissante, une envie de bondir et d’aller engloutir des milliers de pages remettant chacune en cause, à sa manière, ce modèle périmé qu’on lui avait inculqué pendant quinze ans.
Quinze ans sacrifiées à de la gloriole théologique, des réflexions aussi informes qu’une bouillie de légumes après avoir été mâchées et remâchées pendant deux millénaires.
Pratha se sentit longtemps pris d’un vertige, à peine soulagé au moment du repas, servi sur une petite terrasse du Palais donnant sur un jardin à niveaux rempli de fleurs blanches.
Il quitta le Palais plus satisfait d’avoir enfin pu s’abreuver d’idées nouvelles que d’avoir rempli sa mission, désormais passée au second plan.
Une fois de retour à la villa d’Avara, il eut le plus grand mal à se concentrer sur la leçon de dressage du bolsabak prodiguée par Tyenoslav, lequel finit par franchement s’emporter lorsque Pratha lui demanda pour la troisième fois de lui expliquer comment desserrer le harnais de Nyny. L’immense canidé, lui, ne sembla pas lui en tenir rigueur et s’amusa à le renverser autant que possible.
Derrière les montagnes, l’astre de feu était parti se coucher avant que le chevalier ne s’en rende compte. En présence de Nyny et Tyenoslav, le temps avait filé à toute allure. Comme la veille, Himani rentra du cercle d’écrivains aux alentours de neuf heures. Modshi, sermonné un peu plus tôt dans la journée par Pratha, calma ses ardeurs et se contenta de dévorer la femme d’Avara du coin des yeux, lorsque personne ne le regardait.
En guise de repas, on servit trois plateaux chargés de poissons et de fruits de mer. Tyenoslav, éprouvé par son après-midi, engloutit trois coquilles Saint-Jacques avant de se jeter sur un épais filet de thon à la sauce soja. L’enfant, menton noirci par cette dernière, dut se faire reprendre à trois reprises avant de reprendre une tenue convenable.
Avara, une fois rassasié, demanda comment s’était passée l’entrevue avec le Conseil. Pratha la lui décrivit en deux phrases et bifurqua rapidement sur le sujet des intellectuels évoqués au cours du débat.
« Hm… Ce sont tous de grands classiques. J’ai évidemment acquis leurs œuvres, vous les trouverez dans la bibliothèque. J’accepte de vous les prêter jusqu’à votre prochain passage dans la région, déclara le marchand.
- C’est trop généreux, Avara, vraiment.
- Allons, prenez ça comme un gage de notre amitié !
- S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire en retour…
- Justement, j’allais y venir. J’aimerais rencontrer un membre de la Compagnie Deshkarni. Vu les liens qui l’unissent à la famille du Prince, j’imagine que l’un de ses représentants doit bien être à vos côtés.
- Vous imaginez bien, sourit Pratha. C’est entendu, je ferai mon possible pour vous arranger ça. »
Assoupi à ses côtés, le bolsabak ne quittait plus son nouveau propriétaire. Indépendant, franc, fougueux, l’animal plaisait beaucoup au chevalier, qui avait hâte de le présenter à Tindashek et de le voir le chevaucher comme un parfait Lahratien.
Des discussions animées portant sur une palette de sujets allant de la guerre au goût somptueux du khusî, dont l'arôme fleuri n’avait quitté l’esprit des Nordiques depuis leur départ de Deshpothara, ponctuèrent la soirée jusqu’à l’endormissement de Tyenoslav sur sa chaise.
Ses parents quittèrent la terrasse, laissant les deux Djahmaratis face à l’obscurité opaque d’une nuit sans Lune déposée sur la Terre-Sans-Loi. Modshi sortit une montre de poche offerte lors de sa promotion ; onze heures cinquante cinq.
« Alors, prêt à reprendre la route ? demanda Pratha, une main perdue dans l’épaisse fourrure de son bolsabak.
- Ha… j’avais presque oublié, soupira Modshi.
- Au moins, tu n’auras plus à te retenir, par rapport à Himani.
- C’est vrai. Franchement, tu n’imagines pas l’effort que tu me demandes.
- Au contraire, j’imagine très bien (le visage de Vartajj apparut sur la toile noire de la nuit).
- Mon gars, j’ai beau ne pas savoir lire la psyché, je crois savoir exactement à quoi tu penses.
- Ne dis rien, s’il te plaît, rougit Pratha.
- Haha ! Si ton schnock savait ça, tiens ! Ça lui ferait les pieds. »
Pratha partit d’un rire modéré, surpris d’arriver à penser à son ancienne vie sans ressentir cette terrible pointe acide qui l’avait harcelé depuis sa fuite.
« En tout cas, c’est une fille bien.
- Tu crois ? demanda le chevalier.
- Ce n’est pas moi, l’expert en psyché, ici. Ceci dit, je crois non seulement que c’est une fille bien, mais qu’elle pense aussi que t’es un chic type. »
Je l’espère, songea Pratha.
Il se réjouissait déjà de rentrer au camp, revoir la jeune femme, Tindashek, les Rébéens et d’autres chevaliers de l’Ordre avec lesquels il avait sympathisé, quand bien même la fermeture de la parenthèse de Lahrati signifiait le véritable début des affrontements avec les Orientaux. Depuis qu’il avait rejoint l’armée princière, il n’avait de cesse de s’imaginer en boucle des batailles aussi terribles que celles dont étaient ponctués ses vieux cauchemars, dans l’espoir que ça l’aide à mieux supporter l’horreur à venir.
Un cliquetis retentit de l’intérieur de la poche de Modshi.
« Minuit » déclara le dehik, perdu dans la contemplation d’une rue animée en contrebas.
Au loin, émergeant des ténèbres, un faisceau de lumière jaillit et s’éleva plus haut encore que la terrasse de la villa. Sortis de terre, les rugissements de trompettes vinrent s’écraser contre les fortifications de Lahrati. Le sang de Pratha ne fit qu’un tour. Modshi était complètement déboussolé. Essoufflés, Avara et Himani reparurent à l’entrée de la terrasse et s’écrièrent d’une même voix :
« Qu’est-ce qu’il se passe ?! »
Ils n’eurent pas à attendre de réponse, car la vallée un instant plus tôt plongée dans le noir se para de flammes dessinant peu à peu un cercle autour de la ville. Des voix rauques, à l’unisson, entamèrent un chant assez fort pour qu’aucune oreille dans Lahrati ne puisse y échapper ;
« D’une mer à l’autre - Ahbarôm laâ l’droughiyr
Que le ciel soit brûlant ou glacial - Rafna sahama qâya aw khowall
Ne règnera que la Grandeur* - Tufla fakûmêt l’Faqra
D’une mer à l’autre - Ahbarôm laâ l’droughiyr
Le titan impérial - L’yahalu l’qâyall
Nous mènera au Bonheur - Laâ Shaslayfassir nash faratlayêt »
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* Faqra signifie grand, mais est un mot bien plus puissant que celui employé, par exemple, pour nommer le Grand Qalam (Beghir). Il porte en lui l’idée de divinité, est fréquemment utilisé comme synonyme d’ « Empereur Rébéen », bien que ce dernier ne le revendique jamais (puisque cela pourrait être associé à une hérésie par le clergé), mais peut également désigner un Dieu ou un Prophète. Le chant joue sur cette ambigüité de sens.
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