Chapitre 5
À noter : Les dialogues présents au cours de ce sous-chapitre ont beau être écrits en skritt, il convient de préciser qu'il s'agit avant tout de traductions effectuées depuis le rébéen, sauf précision contraire. Mon grand-père, Apollo D'Espéini (que la paix lui soit accordée dans toutes ses prochaines vies), spécialiste des cultures lahratiennes et jarapouries, et également chroniqueur, a accompagné quelques mois l'armée Djahmaratie durant la Grande Guerre Continentale. À deux reprises, il a eu la chance de s'entretenir directement avec les héros de la Troupe des Orientaux, dont l'action est présentée au cours du présent chapitre. La première a eu lieu environ un mois environ avant la fin de la guerre, la seconde, une dizaine d'années après. Les longues discussions qu'il a partagées avec les héros ont forgé le texte ci-dessous, retrouvé il y a deux ans à peine, dans la cave de l'ancienne villa principale de ma famille.
Note de Léonyd D'Espéini, à l'attention de la direction de l'antenne de Samsharadh de la Maison d'Édition Impériale, en vue de la sixième réédition du Chemin de la Lumière : Chroniques de la Grande Guerre Continentale.
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Sensation grisante de liberté au corps, enfoncés dans cette immense mer de blé s’étalant jusqu’aux pieds de Lahrati, Sayyêt et ses hommes conservaient difficilement leur concentration. Les souvenirs de leur ancienne vie de fuyards, dès l’instant où ils avaient quitté le camp, s'étaient mis à occuper toute la surface de leur conscience.
Au loin, les dominant de son incomparable beauté, l'image de Lahrati les rappela à l’ordre. Le Prince avait non seulement placé sa confiance, et par la même, le destin de la région, sur leurs épaules, mais, de manière plus pragmatique, il semblait évident qu’il était dans leur intérêt de repousser les jayshis.
Un Djahmarat occupé signifiait une fuite plus loin à l’ouest, et ce, jusqu’à la prochaine campagne impériale. Jamais, et les anciens esclaves étaient bien placés pour le savoir, l’appétit de conquêtes des Jays ne pouvait se tarir. Il en avait été ainsi des décennies durant, et le phénomène ne faisait que s'amplifier au fil du temps. En ce sens, Jébril était le membre de la troupe qui avait pris le plus grand risque.
Non sans une pensée à son égard, dont les seules nouvelles depuis son départ s'étaient résumées à une courte lettre informant ses amis que “tout va bien” et qu’il s’apprêtait à participer à une mission - de quelle nature, et pour le compte de qui, la lettre ne le disait pas -, Sayyêt étouffa ses bas instincts et chercha à remonter le moral des siens. Kéber, sorti de son silence habituel, s’était immédiatement rallié à lui, et déclara, regard perdu dans vers le couchant :
“Ce qui fait la différence entre l’homme et le couard ne réside pas simplement dans le fait que le premier meure et le second survive, mais que l’homme meurt au nom d’un idéal, laissant derrière lui un souvenir de plus grande valeur que n’importe quel butin, tandis que le couard survit esseulé, après avoir vendu parents comme enfants contre une miche de pain, un bol de soupe, parfois une simple promesse de paix sans valeur. Mes amis, vous savez comme moi que jamais nous n’avons fait partie de cette race de sous-hommes, et je préfère être foudroyé sur le champ plutôt que de renier cela à un moment si crucial”.
La discussion étant close, Kéber engloutit ensuite le fond de sa gourde et retourna à ses pensées.
Malki, Djéma, Yahoun et Sayyêt se dévisagèrent, honteux d’avoir considéré l’espace d’un après-midi la possibilité de fuir leurs responsabilités.
Le joyeux colosse, comme il en avait l’habitude, égaya rapidement l’atmosphère en trouvant une nouvelle histoire - en omettant de préciser qu’il l’avait piquée à Eshev - à raconter.
Son récit s’étala jusqu’aux abords de la nuit. Lorsque Sayyêt aperçut le reflet de la Lune Mineure miroitant sur l’eau du petit ruisseau, il interrompit son compagnon :
“Il est temps de passer à l’action. Djéma, je souhaite que tu portes la fourrure de léopard. C’est toi qui vas partir en éclairage.
- Entendu.
- Malki et moi, nous nous occuperons des canons. Kéber et Yahoun, vous monterez la garde. (Chacun répondit par un hochement de tête.) Si tout est prêt, allons-y. Activez vos pendentifs.”
Malgré les nombreux entraînements, Sayyêt ne parvenait toujours pas à s’habituer à cette espèce de trou psychique. À chaque fois, il repensait aux contes que lui racontait sa mère, à la lueur d’une bougie blafarde, au centre du baraquement, dans lesquels apparaissaient des êtres surnaturels dépourvus de psyché.
Djéma, à présent totalement invisible, s’éloigna vers l’est, ponctuant sa marche de sifflements d’oiseaux, afin que ses amis puissent le suivre.
Bientôt, la troupe aperçut l’une des entrées du camp impérial, dardée de chevaux de frise, traversée en son centre par la lumière d’un braséro. Djéma intima à ses amis de l’attendre et se faufila entre deux gardes aussi grands que Malki, postés en surveillance. Ses amis l’attendirent dix bonnes minutes, écrasés sur l’herbe gorgée d’humidité, terrifiés à l’idée que les soldats l’aient repéré. Il suffisait à Djéma de trébucher sur une pierre ou de marcher un peu trop fort dans une flaque d’eau pour déclencher l’alarme et obtenir un voyage direct pour l’après-vie.
De son côté, l’éclaireur était particulièrement prudent ; ses bottes rembourrées ne laissaient s’échapper que de petits bruits quasi-imperceptibles, vite recouverts par des exclamations joyeuses de militaires en pleine beuverie ou récit d’anecdotes grivoises.
“Moi, dit l’un, visage traversé d’une balafre, la trentaine aussi entamée que son armure cabossée, j’peux vous dire qu’c’était vrai, d’abord.
- Bah, ‘spèce de menteur ! Le Jay a juste voulu se débarrasser de toi parce que tu l’as fait chier quand tu lui as chipé la gonzesse !
- Mais, mais non !” reprit le premier, yeux injectés de sang.
Il se releva d’un bond, jeta un regard rapide en direction de la tente depuis laquelle Djéma l’observait, glaçant le corps entier de l'intrus par la même occasion, puis reprit :
- “Le Jay, gloire à lui, brave garçon… (un rire retentit du fond de sa gorge, suivi de près par ceux de ses compagnons) nous a envoyé sur cette putain d’île parce-qu’y disait qu’y avait un sale bestiau. ‘Spèce de grosse tortue, pleine d’épines, avec la crinière d’un lion, mais surtout la gueule d’un vieux type !
- Ha, et t’y as pas donné des tétés à ta bestiole, tant qu’t’y es ? lança un soldat marqué par le Soleil, probablement en fin de carrière.
- ‘Coute, Sharayef, je te l’dis comme j’l’ai vu. Par l’Prophète que j’mens pas. Et pis d’abord, s’vous voulez pas m’croire, j’mets tout l’putain d’solde sur la table ! Ha ! Là, vous fermez vos becs, hein !”
Effectivement, les becs avaient été cloués net par la proposition.
- “Les Litanois y appellent ça l’Tarasca, vrai de vrai. On a même trouvé des babioles à eux, sur la plage où on a posé not’barque. La jungle, avec des araignées grosses comme ton cul, à perte de vue ! Oh, j’en ai encore la chair de poule.
- Mon cul y t’emmerde ! Bon, et ta Rasca, alors ?
- Tarasca, un effort, putain !
- C’pareil !
- C’pareil ? C’pareil ? J’aurais bien aimé t’y voir, moi ! On a marché du midi jusqu’à la tombée d’la nuit dans c’maudit bourbier, et on a fini par la trouver, cette… Oh, les gars, sont vraiment chtarbés les bleus, comment ça qu’leurs Dieux y créent des saloperies comme ça ? Bref, on l’a butée, et le Jay est resté seul sur l’île juste après, nous a pas dit pour quoi.
- Les tétés, mon frère, les tétés ! T’es sûr qu’y en n’avait pas sur la bestiole ? Le Jay ç’toujours été un…”
Un froid passa dans l’assemblée. Les soldats se dévisagèrent, prirent appui sur leurs jambes pataudes à toute vitesse et lancèrent un salut maladroit.
- “Oh, Jay Mudrofik ! reprit Sharayef. Z’avais pas vu !
- Je ne fais que passer, répondit l’intéressé. J’ai cru comprendre qu’on parlait de moi ?
- Oh, c’pas c’que vous pensez ! C’est…
- C’est moi, mon Jay, qu’leur racontais l’île aux Tarascas.
- Ha… sacrée aventure. Messieurs, savez-vous pourquoi j’ai désiré y organiser une expédition ? Les “tétés” ne sont pas une réponse. (Personne n’osa piper mot). Je vais vous le dire. Parce que nous sommes le phare de la civilisation, que notre Empire est, de mémoire d’Homme, la plus grande œuvre jamais entamée par notre espèce, et que c’est nous qui avons la charge de l’amener à sa réalisation. Les skritts ont autrefois eu la possibilité de proclamer l’État Ultime, mais n’ont pas su saisir l’opportunité. Nous sommes différents. Puisque nous avons le devoir d’amener la lumière partout en ce monde, nous sommes également responsables de le purger des chimères (parmi les soldats, personne ne connaissait ce mot, mais on maintint le silence de peur d’offenser le Jay) construite par leurs dieux corrompus. Vous entendrez bientôt reparler de la Tarasca, je vous en donne ma parole.”
N’espérant aucune réponse de ses hommes, salut cloué sur le corps, le Jay jeta un bref regard en direction de Djéma et le prolongea deux secondes. Ce dernier, terrifié, quitta la tente et reprit sa mission. Le Jay, l’instant d’après, fouilla à l’intérieur sans rien y trouver.
Djéma, après avoir arpenté en longueur les fortifications du camp, tomba enfin sur un ensemble de pieux mal assemblés, créant une brèche assez importante pour qu’un homme s’y faufile. Juste à côté, une tour de guet dominait les alentours.
Le Rébéen se faufila à l’extérieur et retrouva ses compagnons après un instant. Sayyêt, bien qu’il voulût le dissimuler, se sentit profondément rassuré de voir son ami reparaître devant lui. Malheureusement, il n'y avait pas de temps à perdre en réjouissances ; dans le ciel, la Lune Majeure avait bien amorcé sa descente.
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