5.2
L’atmosphère au camp était des plus relâchées ; syndrome typique affectant n’importe quelle armée un peu trop victorieuse. De très nombreuses tentes étaient décorées d'objets skritts, probablement volés lors de la conquête de Fort-Putra, dont le souvenir parsemait la plupart des conversations entendues par la troupe.
Sayyêt et ses compagnons abordèrent une colline surplombant le reste du camp, au sommet de laquelle, perçant le voile nocturne, on pouvait apercevoir les pointes des énormes canons fuddashfa.
Djéma fut envoyé en reconnaissance, et revint moins de cinq minutes plus tard.
“Deux gardes, un ouest, un est, canons éteints.
- Bien. Malki, tu prendras celui à l’ouest, moi, celui à l’est. Kéber, garde ouest-sud, Yahoun est-nord. Djéma, surveillance générale, concentre-toi sur les deux sentiers principaux. Tout est bon ?”
On avança à pas de loups vers l’artillerie, et, une fois Malki et Sayyêt dans le dos de leurs victimes, Djéma lança un sifflement discret rappelant celui d’un hibou.
Le colosse fondit sur sa victime, lui tordant le cou de ses énormes mains calleuses avant même qu’elle n’ait le temps de réagir. Sayyêt, quant à lui, envoya son poignard sectionner la gorge de la sienne, en prenant bien soin d’éviter de se tacher de sang - l’odeur risquant d’attirer les chiens lors de la fuite -.
Alors que le garde se tordait de douleur, il sentit de vieux souvenirs remonter à la surface. Les cris de supplications du chef de famille des Tuwal-Raahsôm, lorsqu’il s’était introduit dans son bureau, en haut de la caserne centrale. L’homme, au charisme d’habitude si écrasant, réduit à l’état de loque misérable recouverte d’urine. Les pleurs de sa femme, après qu’il eut crevé le patriarche comme un morceau de viande à la broche, puis ceux des gosses, quand la tête de maman s’était mise à pendre dans le vide. Et, enfin, sous le regard terrifié de ce salaud de Martinet, la jouissance d’anéantir sa famille de la même manière qu’il avait anéantie la sienne, à chaque coup de surin dans le foie de ses cousinse et cousines, ses frères et ses sœurs. Le fonctionnaire, misérable, avait tenté un assaut du désespoir, mais Sayyêt l’avait dévié sans aucune peine, l’envoyant s’écraser contre le mur. Quel pouvoir évocateur que celui du sang, son goût si familier, capables à lui seul de faire revivre les dizaines de corrections infligées au crépuscule, à l’ombre des cannes à sucre.
“Mon frère, réveille-toi, déclara Malki, planté devant lui.
- Oh, oui, excuse-moi, bredouilla Sayyêt.
- Je sais à quoi tu pensais.
- Hm ?
- Ça se voit à ta tête. Mais ça n’est pas le moment. On a une mission.”
Malki, as-tu seulement conscience d'à quel point tu es un modèle… ? C’est toi, qui devrais être le chef, pas moi, songea Sayyêt.
Comme s’il l’avait entendu, le grand gaillard répondit par un de ses grands sourires dont il avait le secret et l’aida à se relever. Kéber et Yahoun s’empressèrent de déplacer les corps jusqu’à un fourré, en contrebas, avant de monter la garde.
Douze pièces d’artillerie. Sayyêt sortit son sachet de poudre noire, Malki fit de même, et les deux examinèrent les panneau de commande. Comme prévu par le maître-artilleur, le compartiment de concentration énergétique était dissimulé sous la manivelle de calibrage horizontal. Les Rébéens y versèrent trois pincées de poudre noire avant de le refermer et passer au canon suivant.
La manœuvre dura cinq minutes à peine, au terme desquelles Djéma lança un hululement long suivi d’un bref.
“Oh, merde, pesta Sayyêt à voix basse. T’en es où ?
- Du calme, il me reste juste à… (le cliquetis caractéristique de la fermeture du compartiment retentit) Voilà…”
Les deux compagnons coururent vers les fuddasha aux extrémités, sifflèrent tout juste assez fort pour être entendus de Kéber, Yahoun, et Djéma, avant de régler la puissance des canons au maximum et d’ordonner un tir. Un gros bruit de moteur s’éleva tout autour.
Ils eurent à peine le temps de quitter la tente, que les patrouilleurs affolés se jetèrent dans la tente.
“Où sont les deux gardes ? demanda l’un d’entre eux à voix haute.
- C’est sûrement une blague de mauvais goût. Éteins-moi ces…”, souffla un autre.
Leurs voix furent recouvertes par un vacarme infernal. Deux explosions accompagnées d’une sorte d’aurore boréale retentirent, suivies de près par deux autres, et ainsi de suite à quatre autres reprises. L'explosion, si intense que leurs oreilles furent traversées par un intense sifflement, fit bondir les cœurs des Rébéens dans leurs poitrines.
Au-dessus de leurs têtes, ils distinguèrent d’immenses traces lumineuses lézarder le ciel avant de disparaître dans le voile de la nuit. L’alerte générale fut donnée dans l’instant, et des centaines d’hommes rappliquèrent avant même qu'ils n'aient le temps de sortir du camp.
Sayyêt et ses amis s’empressèrent de rejoindre l’ouverture dans les fortifications, et, alors qu’ils avaient commencé à quitter le camp, ils aperçurent trois rayons lumineux, venus de l’extérieur, fendre l’air en direction des pièces d’artillerie réduites à l’état d’épaves, soulevant la terre au moment de l’impact dans une tornade d’énergie.
Des cris horrifiés éclatèrent tout autour du point d’impact, les soldats épargnés par la frappe, complètement hébétés, étaient en proie à une panique générale et ne se ressaisirent qu’au prix d’intenses beuglements de la part de leurs supérieurs.
Vers l’ouest, pas de temps à perdre… se répétait intérieurement Sayyêt en espérant balayer de son esprit la vision d’horreur à laquelle il venait d’assister.
C’est comme si, en moins d’une demi-heure, tout ce passé, qu’il avait réussi au prix de longs efforts, à sceller dans une petite boîte au fond de son esprit, avait brisé ses chaînes, et souhaitait désormais récupérer son dû. La sensation des jugulaires écrasées au creux de ses poings, la puissance incomparable de l’adrénaline, lorsqu’elle irriguait chacun de ses vaisseaux sanguins, son agilité au combat digne de celle d’une panthère en pleine traque, mais, surtout, le plaisir de voir la peur dévorer ses ennemis... Bien que sa conscience refusât de se l’avouer, son rôle de Boucher des Marais lui avait manqué.
Ses pensées l’accaparèrent tout au long de la course ; Sayyêt ne voyait plus la plaine et ses hautes touffes d’herbe, ses amis, ni même le camp de Bhagttat, déjà vide, mais seulement les cadavres à venir de ces salauds d’esclavagistes.
Malki, qui l’avait surveillé durant leur course, lui posa une main affectueuse sur l’épaule, suivi par Djéma, Yahoun et Kéber.
“Sayyêt, cesse de remuer la vieille époque, déclara doucement le colosse. C’est fini, tout ça.
- Je…”
Une larme naquit sur le bord de ses yeux, gonfla un instant avant de perler le long de ses joues.
“Les temps ont changé, affirma Kéber. À l’époque, nous nous battions par pure colère, sans faire de distinction entre les bons et les mauvais. Mais, après tout ce que nous avons vécu, tout ce que l’exil, notre temps chez le Grand Qalam et Eshev nous ont apporté, nous ne sommes plus les mêmes, mon frère.
- La libération sera bientôt actée, poursuivit Djéma. Tu te rappelles, pourquoi nous nous sommes joints au Prince ? Nous portons les espoirs d'un Dieu lui-même.
- Je l’avais oublié, c’est vrai.
- Allons, ça arrive, reprit Malki, mais il ne faut pas qu’un petit trou de mémoire se transforme en gouffre. En ce moment, Bhagttat doit certainement espérer qu’on vienne lui prêter main-forte.
- Vous avez raison, tous. Je… Merci.”
La pression redescendit d’un coup. Sayyêt se contenta de suivre ses compagnons en direction de la tente du régiment d’artilleurs, plantée un peu plus loin. Ces derniers, après avoir bombardé le camp, en étaient restés les seuls occupants.
C’est dans un concert de louanges et de sourires qu’on accueillit les Rébéens. Chaque artilleur y alla de son compliment, et insista pour partager une coupe. Ensuite, on désigna cinq armures, déposées sur un tapis, accompagnées de tout le nécessaire pour participer à la bataille, ainsi qu’autant de chevaux prêts à partir, harnachés en contrebas.
Annotations
Versions