Chapitre 6
À son réveil, Bhagttat fut assailli par une tornade de bourdonnements dans sa tête, une terrible sensation de soif et un mal de crâne intense. Ses yeux se déplissèrent avec une grande difficulté, la lumière solaire, tamisée par le toit de sa tente, brûlait ses yeux comme des flèches enflammées.
Il trouva néanmoins la force de scruter l'intérieur de sa tente, et aperçut une femme vêtue d’une longue robe de soie rose, assise à moins d’un demi-tronc de lui. Ses yeux remontèrent le long de sa tenue et tombèrent sur ceux de Ghulâb.
“Oh… Ma sœur, comme je suis content de te voir…”
Il ferma les yeux, incapable de supporter le poids de la lumière plus longtemps. Ghulâb se releva et approcha de lui. À son odeur habituelle d’eau de lotus se mêlait celle de la coriandre et d’un ingrédient amer, inconnu.
“Moi aussi, je suis contente, et surtout rassurée de te voir, confessa la jeune femme. Lorsque j’ai appris ce qu’il t’était arrivé, j'ai cru que mon cœur allait s'arrêter de battre. Bois, c’est Jadooh qui t’a concocté ce remède.
- Je… a-t-il été goûté ?
- Tasî elle-même l’a fait inspecter. Et puis, Jadooh t’a toujours été fidèle, pourquoi te méfies-tu soudainement de lui ?
- Ce n’est pas de lui que j’ai peur, c’est de… tous ces prisonniers. Il suffit qu’un seul d’entre eux s’échappe…
- Allons, à l’heure qu’il est, ils sont hors d’état de nuire. La terreur que vous avez semée chez eux suffira à les rendre dociles, au moins pour un temps.”
Ghulâb pressa le rebord d’une coupe en argent sur les lèvres de Bhagttat, lequel gémit. La simple sensation de la fraîcheur du métal sur sa peau lui envoyait des décharges de douleur jusqu’au fond de la mâchoire. Le Prince se résolut à ouvrir sa bouche et avala le remède.
“Oh ! Fouah !”
Ses yeux s’écarquillèrent dans l’instant, et il sursauta avant d’être rappelé à son lit par d’intenses courbatures.
“Du calme, du calme. Il te faut encore te reposer.
- Me reposer ? Ghulâb, je dois rencontrer le Conseil des Serviteurs ! Pratha, Modshi, comment vont-ils ? Mes généraux, nos amis Rébéens, je dois leur parler !
- Du calme ! Tu as à peine dormi huit heures, rien ne presse. Te rends-tu au moins compte du danger à côté duquel tu es passé ?!”
Pour toute réponse, Bhagttat esquissa un regard d’enfant grondé. Sa sœur soupira, posa la coupe sur sa table basse, et reprit :
“L’état-major s’occupe d'interroger tous les prisonniers. Quant à Pratha et Modshi, ils attendent à la cantine.
- Eh bien, qu’attendons-nous pour les faire entrer ? Après tout ce temps !
- J’ai à te parler.”
Bhagttat n’aimait pas ce ton. Le visage de sa sœur se referma, et sa voix devint tendue.
“As-tu perdu la tête ?
- Pardon ?
- Je sais tout, Bhagttat, alors inutile de jouer aux cachoteries avec moi.
- Explique-moi donc de quoi tu parles, râla le Prince.
- Ce dont je parle, c’est de cette folie qui s’est emparée de toi lorsque tu as accepté de livrer un combat contre le Jay !
- Le sagouin ! Où est-il ?
- Ne change pas de sujet ! Qu’est-ce qui t’a pris, par tous les Grands ?! N’avais-tu pas remarqué que cet homme est un meilleur combattant que toi ?
- Ha ! Comment expliques-tu que je l’aie emporté, dans ce cas ?
- Ne me lance pas sur ce sujet ! Les tactiques que tu as employées sont dignes de celles d’un macaque, je te le dis franchement ! Parier ta propre vie, celle de tes soldats, de tous ceux qui t’aiment, parier la Principauté entière, risquer de bafouer la mémoire de tous nos ancêtres, pour une question d’égo passagère ? Que Mâshtra apporte le feu dans ta tête !
- Peut-on vraiment dire que le macaque qui affronte l’ours a tort d’employer des subterfuges ?
- Ne commence surtout pas avec tes questions rhétoriques, je te préviens ! Tu vois cette main ? Si ça ne risquait pas de te renvoyer dans le Comté des Songes, je t’en ferais goûter la paume !”
La colère avait ce bienfait - à moins qu’il ne s’agisse que de l’effet du remède - de sortir définitivement le Prince de sa torpeur. Celle de Ghûlab disparut rapidement de ses iris dorés pour laisser la place à de la tristesse.
“Je ne veux pas que tu meures, tu m’entends ? Père, Mère, nos oncles et tantes, cousins… Il ne me reste plus que toi, Bhagttat. Alors, si tu ne le fais pas par égard pour ta propre vie, fais-le au moins pour la mienne. Et, si jamais ton égo est capable de libérer un peu d’espace, fais-le également pour ton peuple.
- Tu as raison, je suis désolé.”
Bhagttat déposa une main sur celle de sa sœur. Cette dernière s’approcha doucement de lui et l’étreignit, apportant avec elle la douceur des fleurs du Palais de Samsharadh.
“Je… Pratha et Modshi sont vraiment impatients de te voir, je vais leur dire de venir.
- Merci, Ghulâb.
- Je dois m’occuper du cortège arrière, l’ordre de passage des commerçants dans Lahrati n’a pas fini d’être organisé. On se voit plus tard.
- Merci, pour tout.”
Quel plaisir, après un court silence, d’entendre les voix de Pratha et Modshi discutant gaiement à l'extérieur. Leurs visages apparurent sur le pas de la tente.
“Eh bien, on dirait que quelqu’un s’est enfin réveillé !” s’exclama Pratha, avant de courir au chevet de Bhagttat.
Son ami, ne sachant où se mettre, se contenta de poser genou à terre.
“Allons, pas de ça avec moi, Modshi ! grogna le Prince dans un sourire. Pratha, comme tu as…
- Nouveau style !”
Le jeune homme, encore rasé à la monacale deux mois plus tôt, avait laissé pousser ses cheveux épais et fournis, tombant jusqu’à la base de sa nuque. Son visage s’était également doté d’un début de barbe qui promettait d’être bien fourni.
“Heureusement que ta voix n’a pas changé, sinon… Je plaisante. Comme ça me fait plaisir de te voir. Modshi, vraiment, viens t’asseoir avec nous, j’insiste.”
Toujours autant mal à l’aise, le dehik chercha un tabouret dans la tente et le plaça à côté du lit de Bhagttat.
“J’imagine que nous avons beaucoup de choses à nous dire, affirma ce dernier.
- Un simple mois me paraît avoir duré une année, affirma Pratha.
- Un mois et demi, corrigea Modshi, souriant.
- Il est de ces périodes dans l’Histoire où le temps lui-même semble s’accélérer, où une semaine voit surgir plus d’événements que le demi-siècle qui la précède.
- Et vous pensez que nous vivons une de ces périodes.
- Tu ne crois pas si bien dire, Modshi. La guerre agit comme une sorte d’engrais historique.”
Les yeux du Prince se mouillèrent de joie.
“Je le confesse, j’ai parfois cru que nous ne nous reverrions pas.
- Pourquoi donc ?
- Eh bien, n’as-tu pas trouvé surprenant que les impériaux n’emploient pas leur artillerie face aux murs ?
- Hm… En un mois et demi de siège, j’ai eu l’occasion d’entendre des échos… Le Jay avait pour habitude de livrer de petites quantités de nourriture à la ville, et s’est efforcé de ne pas employer de méthodes brutales. Je crois qu’il voulait avant tout rallier les esprits à sa cause.
- Les Étoiles de l’Ombre ont également tenu ce genre de propos. Enfin… Parlez-moi de Lahrati, qu’en as-tu pensé ? Et toi, Modshi ?
- Oh, Votre Majesté, je dois dire que c’est une ville tout à fait particulière. Nous avons été logés par Avara, un homme exceptionnel. Le tout à titre gratuit.
- Sa bibliothèque, Prince, était impressionnante, ajouta le chevalier.
- Pratha, dès qu’il avait un peu de temps libre, s’y enfermait des heures durant.
- As-tu été en contact avec leurs… idées ? demanda le Prince.
- J’ai effectivement pu découvrir la pensée marikiste, entre autres.
- Eh bien, ce temps n’a pas été perdu.
- Il a été plus que fécond. Concernant notre cause, j’ai pu plaider en notre faveur ; le Conseil et les Lahratiens dans leur ensemble sont prêts à nouer une alliance avec nous. À vrai dire, lorsque nous sommes sortis, ton nom résonnait à chaque coin de rue.
- Formidable, Pratha. Je vais m’assurer que Modshi et toi soyez justement récompensés.”
Annotations
Versions