6.3
J’avais oublié à quel point elle était belle… songea Pratha, en voyant Vartajj et Tindashek arriver sur le dos de Bardéo.
La jeune femme, cheveux organisés en couronne d’ébène, yeux ambrés soutenus par un maquillage caramel, lui paraissait être une sorte de princesse toute droite venue d’un conte traditionnel. Tindashek, quant à lui, était vêtu d’un ensemble en lin pourpre, lui conférant une allure aristocratique.
“Doucement, Nyny, d’accord ?” souffla Pratha.
Le bolsabak scrutait avec curiosité le fier étalon, dont la psyché se troubla à mesure qu’il approchait. Bardéo, déjà craintif en présence de Mâstar au Chram, se figea complètement lorsqu’il aperçut l’énorme carrure de Nyny.
Vartajj n’insista pas et descendit avant d’attraper l’enfant par les hanches. Le petit courut vers le chevalier et se jeta dans ses bras.
“Pratha !
- Eh ! Toi aussi, tu m’as manqué !
- Oh… Pratha ! J’ai eu très peur, j’ai fait des cauchemars souvent !
- Des cauchemars ?
- Oui… J’ai rêvé que les blancs, ils entraient dans la ville et…
- Je vois. N’en parlons plus, c’est terminé.
- C’est quoi ce gros chien ?
- Lui ? Je te présente Nyny, c’est un nouvel ami. Si jamais on doit à nouveau se séparer, il restera avec toi. Je veux qu’il te protège.”
L’enfant s’approcha sans aucune crainte - malgré le fait que le canidé le dominât d'une tête et demie - et apposa sa main sur son énorme truffe. Nyny fit un bond en arrière avant de se jeter au sol et de révéler son ventre velu.
Tindashek éclata de rire et se jeta sur l’animal. En se retournant, Pratha tomba nez à nez avec Vartajj.
“Eh bien, Messire chevalier, ce nouveau style vous va à ravir !” s’exclama-t-elle, pétillante.
Elle passa rapidement sa main sur le bas du visage de Pratha et lui lança un de ses sourires irrésistibles dont elle avait le secret. D’un simple regard, la jeune femme parvint à lui transmettre toute l’inquiétude qu’elle avait pu ressentir en son absence, mais aussi l’immense joie de l’avoir retrouvé.
“Dis, Pratha, est-ce qu’on va aller voir la fête dans la ville ? demanda Tindashek.
- Pas tout de suite, j’aimerais discuter avec Vartajj. Tiens, je voulais te montrer quelque chose.”
Il tapa deux fois dans ses mains, et le bolsabak se redressa immédiatement.
“Regarde, tu peux lui monter sur le dos. Nyny… Debout ! Regarde, tu t’accroches bien au harnais…
- Trop bien ! s’écria l’enfant.
- Pratha ?! protesta Vartajj.
- Ne t’inquiète pas, j’ai vu des dizaines de gamins le faire dans Lahrati, certains dévalaient carrément des escaliers comme ça. Bon, tu ne m’en voudras pas, Tindashek, mais pour l’instant, je préfère que tu le fasses sur un terrain plat, histoire de prendre la main.”
Le chevalier lança un clin d’œil à Vartajj, terrorisée à l’idée de voir le petit chevaucher une telle bête.
“Quand tu veux qu’il accélère, tu tapes légèrement avec le pied gauche, pour qu’il ralentisse, le pied droit. Pour le guider, tu peux employer ces deux cordelettes. Quand tu veux qu’il s’arrête, tu tapes des deux pieds en même temps.
- D’accord ! Allez, Nyny, en avant !” s’écria Tindashek.
Le bolsabak partit en trombe, non sans que Vartajj pousse un cri. L’enfant éclata de rire, prit rapidement la main, et s’amusa à faire faire des pirouettes à l’énorme canidé.
“Ne t’inquiète pas, Nyny est parfaitement dressé. C’est le marchand chez qui j’ai logé tout ce temps qui me l’a donné.
- Il n’empêche que voir le petit se faire embarquer comme ça…”
Pratha posa une main sur l’épaule de Vartajj.
“Je t’assure, il n’y a rien à craindre. Dis-moi, Tindashek a travaillé sur sa psyché, pendant mon absence ?
- Parfois, Sayyêt lui a fait faire quelques exercices, mais il n’avait pas vraiment le temps.
- Je vois. Et toi, tu sais la percevoir, non ?
- Quand même, Pratha, tu n’as jamais remarqué ? Dois-je te rappeler qu’ici, c’est toi, l’ancien adepte d’Apourna ?”
Un sourire naquit sur la pulpe de ses lèvres.
“Eh bien… J’ai toujours pensé que tu en avais aussi la capacité. Sayyêt et Jébril, après tout, ont une très bonne perception.
- J’imagine qu’ils ont été formés ?
- Par qui ? Quel maître de plantation irait former ses esclaves à un art aussi puissant ? Autant leur donner des fusils tout de suite.
- Demande-leur directement, ou fouille dans leur esprit ; moi, je suis incapable de te répondre.
- Après les célébrations, j’en discuterai avec eux. Dis, Vartajj, est-ce que je peux te parler de quelque chose qui me tracasse ?
- Voyons, pas de question de ce genre avec moi !”
D’un geste de la main, la jeune femme invita le chevalier à s’asseoir sur un tronc d’arbre posé sur l’herbe grassement arrosée d’un talus. Un peu plus bas, Nyny commençait à fatiguer de devoir courir incessamment pour le bon plaisir de Tindashek. Les yeux perdus sur les forêts de chênes bordant la Dousse, Pratha soupira :
“J’ai honte. Je… Lahrati est peut-être l’endroit le plus formidable qu’il m’ait été de voir, Vartajj. (Cette dernière se blottit contre lui.) Une vitalité, un raz-de-marée d’idées comme il ne m’a jamais été donné d’en voir, surtout cette liberté, c’est ma faute si…”
Une larme perla du coin de ses yeux.
“J’ai tout détruit. Bhagttat avait prévu son coup depuis le début. S’ériger en sauveur pour mieux refermer ses crocs sur cet endroit, exactement comme il l’a fait avec le pauvre Roi de Pothara, et, j’en suis maintenant sûr, avec le Pascha de Gudrüm-Ben. Sauf que cette fois, Vartajj, c’est moi qui lui ai donné les clés de la ville.”
Vartajj réfléchit un moment, passa une main dans les cheveux du chevalier, et déclara :
“Tu as fait ce qu’il fallait, Pratha. Au vu de la situation actuelle, l’indépendance de Lahrati ne pouvait que prendre fin, d’une manière ou d’une autre. Il ne faut pas surestimer ton impact dans tout ça. Si le Conseil a donné les clés de Lahrati à quelqu’un, ce n’est pas à toi, mais à Bhagttat. Tu sais, on vit une époque de changements. Partout dans le monde ont commencé à naître de grands ensembles, comme l’Empire Rébéen. Regarde, il y a une centaine d’années à peine, ils étaient confinés à la péninsule qarnique. Même chose pour Apshewar, et de nombreux États de l’autre côté de la Mer Dorée. Le temps est venu pour nous aussi de sortir de notre chrysalide. C’est comme pour les nouvelles technologies, soit tu les acceptes, soit tu es mis sur le banc de l’histoire.
- Tu as le don de réconforter… grommela Pratha, un sourire sur le coin des lèvres.
- Eh ! Réconforter ne veut pas dire mentir.
- Donc, que dois-je faire, selon toi ? J’avoue que je n’ai qu’une seule envie, là, tout de suite, c’est de vous embarquer toi, ce petit singe et son nouvel ami, et qu’on aille se retirer dans les forêts du nord.
- Allons, Pratha, tu sais que ça ne serait pas juste. Cela reviendrait à avoir quitté le Chram pour rien, à abandonner Eshev, ton peuple, tes amis. Et puis, surtout, cela irait précisément contre la volonté du Conseil.
- Je… je sais… mais qu’adviendra-t-il de Lahrati, dans tout ça ? La pauvre ville va se faire broyer par le Prince.
- Elle peut aussi agir de l’intérieur, et répandre ses idées à une plus grande échelle. Ça, Pratha, c’est hors de notre contrôle.”
Tindashek et Nyny, complètement recouverts de boue, se livraient désormais à de la lutte. Le gamin glissa et plongea tête la première dans une flaque de boue. Vartajj et Pratha éclatèrent de rire.
“Dis, Pratha, fit la jeune femme, une fois calmée, promets-moi une chose.
- Laquelle ?
- De ne pas abandonner ton rôle. Notre peuple a besoin de toi, je suis sûre qu’il te reste encore de grandes choses à accomplir. Et puis, moi aussi, j’ai besoin que tu restes.”
Pratha détacha son attention d’un Tindashek badigeonné de gadoue, plongea ses yeux dans ceux de Vartajj, et déclara :
“Très bien. Je promets.”
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