Chapitre 7
Pratha avait à peine fini sa toilette lorsque Modshi parut sur le pas de sa chambre. Le sourire qu'il arborait, reconnaissable entre tous, indiquait qu’il avait à cœur de partager des clichés pris lors de ses sorties nocturnes.
Depuis qu’il s’était procuré une lampe modulable sur son appareil photo, le dehik avait multiplié ses escapades dans les campagnes du nord, accumulant une galerie complète de clichés des deux Lunes éclairant tel ou tel village selon des angles à chaque fois différents. Une fois à court d’énergie, il rentrait immanquablement à la villa d’Avara et venait prendre le petit-déjeuner avec son ami avant de rattraper sa nuit de sommeil.
Les trois derniers mois s’étaient montrés plus calmes. Parfois, des échanges de tirs avaient eu lieu dans les forêts bordant la Dousse, mais aucune attaque d’envergure n’avait eu lieu. Bhagttat avait eu bien des difficultés à faire parler les prisonniers capturés lors de la Libération, mais il était enfin parvenu à localiser deux jayshis, l’une cachée dans les montagnes, l’autre terrée dans les collines du Marchand Ocre, à moins d’une journée à cheval de Jarapour.
Pratha avait senti naître une inquiétude chez Bhagttat, bien qu’ils n’eussent passé que très peu de temps ensemble depuis les derniers mois, à cause que le souverain était jour et nuit en réunion avec l’état-major ou le Conseil des Serviteurs.
L’exemple de Lahrati avait certainement servi de leçon pour le reste de l’armée impériale, laquelle s’évertuait désormais à rallier peu à peu les villages et bourgs de la région à sa cause.
Yeux soulignés par d’épais cernes, le visage de Modshi était resplendissant.
“J’ai vu de ces choses, cette nuit… Il faut que tu voies ça.”
Pratha fit mousser un peu de savon, nettoya sa peau, se sécha à l’aide d’une petite serviette velouteuse, puis déclara :
“À force de me répéter ça, je ne sais plus à quoi m’attendre. Un jour, tu me diras avoir aperçu le Makara et, bougre de toi, tu en auras la preuve !
- Oh, ça, mon ami, c’est une évidence.”
Les deux parcoururent le long des parois de la villa et montèrent jusqu’à la terrasse. Dessus, Avara et Himani jouaient au finanżario, jeu de cartes où l’on spécule sur des ressources fictives pour bâtir un empire commercial. Fait surprenant, la femme du marchand, bien qu’elle n’eût aucun pied dans la fonction, en maîtrisait particulièrement les mécanismes, et finissait le plus souvent par s’arroger neuf pièces sur dix, ce qui faisait enrager ce pauvre Avara.
Aujourd’hui devait un jour de chance, car le marchand avait réussi à amasser un beau pactole et ne semblait pas disposé à en concéder le moindre morceau.
L’arrivée de Pratha et surtout de Modshi perturba Himani, dont le visage fut soudain envahi par des rougeurs. Avara, l’attention plongée dans ses calculs, n’en vit rien et asséna un coup de maître.
Il lâcha un grand “Ha !” avant de récupérer une dizaine des coupons de sa femme, ne la laissant qu’avec une poignée maigrelette à peine.
“Messieurs ! Excusez-moi, je ne pouvais pas vous saluer… Bien dormi ?
- Très bien, et vous-même ?”, demanda Modshi.
Pratha supportait de plus en plus mal l’insolence de son ami. Le dehik, alors même qu’il avait pris l’affreuse habitude de retrouver Himani le soir en cachette, lançait au marchand le plus beau des sourires lorsque ce dernier le saluait et redoublait de générosité à son encontre.
“Ma foi, on pourrait dormir plus mal !”
Himani maintint le silence. Le chevalier, répugné, alla s’asseoir sur un divan, devant un plateau somptueusement décoré de pâtisseries, fruits coupés en tranches aux motifs élégants, de jarres de tschorba multicolores, de services à thé exhalant une fumée fleurie. Il se servit une tasse, attrapa un bol qu’il remplit de soupe, un morceau de nân, et commença à manger sans son ami.
Modshi discuta de tout et surtout de rien pendant quelques minutes avec leur hôte, non sans jeter un coup d’œil à son amante dès que son mari détournait le regard, puis il rejoint Pratha, tout fier.
Le silence retomba sur la terrasse. Les époux débutèrent une nouvelle partie de finanżario, et, Himani étant perturbée au possible, Avara étouffa sans grande difficulté ses attaques, et se retrouva encore plus vite à la tête d’un consortium entier.
“Eh bien, ma rose, on dirait que j’ai enfin compris ton style de jeu !
- Ha… peut-être”, bredouilla cette dernière.
Espèce de sale con, pensa Pratha à l’attention de Modshi.
Totalement imperméable à la psyché, ce dernier ne réagit pas et engloutit à grandes rasades un premier bol de tschorba.
Une fois repu, le dehik, sortit de sa sacoche une pile conséquente de clichés et les lui tendit. Pratha les empoigna agressivement et jugula à grande peine son indignation.
Apparaissait la place d’un village plongé dans le sommeil, tout juste éclairée par une flamme, perchée sur la tête d’une sculpture de Lopitha revêtant son armure de la bataille du Wafrat. Le général bonobo, la lame de sa célèbre Mahantalavâr plantée dans le sol devant lui, fixait d’un œil féroce l’objectif de l’appareil de Modshi.
“Je ne savais pas qu’il y avait des gens qui vénéraient l’armée singe, dans la région.
- Et, encore, t’as pas tout vu.”
Sur un deuxième cliché, la statue de Lopitha apparaissait de dos, et l’on pouvait distinguer, en face de lui, une représentation de Namerô tenant son arc solaire à quatre mains, corde tendue et prête à décocher une salve de rayons de lumière. La pierre était imbibée d’une substance phosphorescente, conférant à la statue une apparence quasi-spectrale.
La dizaine de clichés suivants ne consistaient qu’en des changements d’angle, d’exposition, et des tests de manipulations apprises par le dehik au cours de ses séances de lecture à la bibliothèque, pendant le siège.
Le dégoût inspiré par l’attitude de Modshi à Pratha ne parvint pas à étouffer l’admiration qu’il ressentait face à son talent pour la photographie. Il observa avec un grand intérêt la vie nocturne du petit bourg avant de lui rendre ses clichés.
“Alors ? demanda Modshi, déjà prêt à s’endormir.
- Ils sont bien. J’ai rendez-vous avec Vartajj, je te laisse.
- Ha ! Prévois des protections”, rit Modshi.
Pratha lui lança un regard noir, chargé d’impulsions psychiques, ce qui cloua le silence sur cette bouche bien trop prétentieuse.
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