7.2

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 Le parfum de Vartajj, lorsqu’il la tint entre ses bras, transmuta sa colère en réconfort. La douceur de ses doigts, de sa peau de bébé, l’amour qu’elle lui faisait ressentir en un regard, tout en elle tissait autour de Pratha la sensation d’un nuage cotonneux sur lequel il pouvait pleinement se reposer.

 Pas d’autres chevaliers de l’Ordre, face à qu’il fallait rivaliser de virilité, de traits d’humour et d’intelligence, ni de soldats dont l’admiration béate à son endroit, depuis l’épisode de Naslaköyü, le mettait mal à l’aise, pas de souverain dont l’image même le torturait dès qu’il arpentait les rues de Lahrati, ni de Serviteurs aussi imperméables que des barres d’acier inoxydables, seule restait l’incomparable gentillesse de Vartajj.

 Cette dernière déposa un baiser sur ses lèvres, lui caressa le visage, passa ses doigts dans son épaisse chevelure et déclara :

“Tu as encore abusé des bonnes choses, hier, hm ?

  • Co… Comment tu sais ?
  • Tu sens le khusî.”

 Elle appuya sa remarque d’un sourire amusé.

“J’ai de la poudre dentifrique et une boîte de bâtonnets de siwak, si tu veux.

  • Eh bien, je ne vais pas refuser. Tindashek dort encore ?
  • Oui, en ce moment, c’est une véritable marmotte !
  • Il est en pleine croissance, j’imagine que c’est pour ça.”

 Le chevalier se rendit à la salle d’eau et nettoya longuement ses dents jusqu’à ne plus sentir qu’une intense fraîcheur de ses gencives à sa glotte, puis il attrapa un bâtonnet qu’il mastiqua avidement.

 Vartajj, en l’attendant, était retournée à la dissection d’appareils Rébéens capturés lors de la bataille du Roc de Cristal, qui n’avait de bataille que le nom, tant les affrontements n’avaient consisté qu’en une série d’escarmouches étalées sur plus d’un mois. Enfin, les chroniqueurs avaient tenu à les amalgamer en un seul événement pour en augmenter la portée, passant sous silence le rôle crucial joué par la tribu autochtone des Khar Mod dans la planification de l’attaque surprise, orchestrée par le Général Allâb et le Mahaprabuddehik Chaturmaza, contre la tranchée installée par les Orientaux dans les bois.

 Cette “bataille”, dont l’importance strictement stratégique n’était que limitée, avait pourtant grandement servi à la cause.

 En effet, de nombreux équipements d’infiltration militaire de pointe, employés par la sharifiyya, avaient été capturés et ramenés aux équipes d’ingénieurs de Sa Majesté. En disséquant ces appareils, et, parfois en disséquant les prisonniers eux-mêmes, on avait réussi à saisir leur fonctionnement, méthode de production, et Bhagttat avait pu faire commande au père de Vartajj d’assez de matériels d’infiltration pour former un corps d’un millier d’hommes chargés de partir en reconnaissance dans le Grand Duché de Jarapour.

 Vartajj, elle, avait pu récupérer des pièces d’artillerie et des prototypes d’automates, dont un “chien” sur lequel les blancs avaient volontairement laisser pousser un tapis de mousse, capable de détecter un intrus et de faire feu à l’aide de fusils installés de part et d’autres de ses épaules, mais surtout un canon portatif, à peine plus grand qu’un homme et pesant tout juste quatre maunds. En comparaison des pièces d’artillerie plus conventionnelles, dépassant la trentaine de maunds pour les plus légers, le Badi-III, nommé d’après le père de l’Empereur, pesait le pois d’une plume. Selon ses utilisateurs eux-mêmes, il avait été conçu pour être transporté par trois ou quatre soldats à la fois, se plantait dans le sol à l’aide de crosses avec bêche rétractables, et pouvait tirer jusqu’à une distance de huit cents troncs. En affrontement rapproché, il pouvait devenir le meilleur allié d’un régiment.

 Hormis ces aspects, c’était surtout la capacité du Badi-III à verrouiller une cible et à envoyer des lasers guidés dans sa direction qui avait impressionné tout l’état-major. À leur grand désarroi, les Généraux furent incapables d’obtenir des renseignements de la part des prisonniers concernant cette technologie.

 En effet, les soldats eux-mêmes ne comprenaient rien à la configuration de l’unité de calcul du calibreur, composé de cylindres encastrés les uns dans les autres, recouverts d’inscriptions en Rébéen à peine compréhensibles pour Vartajj, en dépit de sa connaissance poussée de la langue.

 Bhagttat, désespéré, avait même tenté de faire parler le Jay Mudrofik, se heurtant d’abord à un mur, avant de comprendre que le chef Rébéen lui-même n’en savait pas plus que lui.

 La jeune femme avait planché sur le sujet depuis la Libération, et n’avait achevé le décodage du calibreur que trois jours plus tôt. Désormais, il lui fallait mettre de l’ordre dans ses notes dont deux carnets entiers étaient noircis.

 Elle aimait les visites de Pratha en ce qu’elles lui faisaient précisément oublier le terrible casse-tête qui occupait jusqu’au moindre recoin de ses pensées. Dernièrement, rien ne lui faisait plus plaisir que de fermer son encrier, poser sa plume et son carnet, pour se livrer à toutes sortes de discussions passionnantes avec l’élu de son cœur.

 Le chevalier avait beaucoup changé depuis son arrivée à Lahrati. Alors qu’il semblait encore immature quelques mois plus tôt, lorsqu’ils avaient partagé un premier repas au Palais de Samsharadh, son esprit avait suivi l’évolution de sa chevelure, s’autorisant à présent à grandir, à se déployer, et avait révélé un esprit critique au-delà de ce qu’on pouvait attendre d’un adepte d’Apourna.

 Eshev restait bien sûr dans son cœur, et Pratha continuait à le prier lorsque toute la villa d’Avara dormait, mais la vénération pure et simple avait laissé place à une sorte de dialogue intérieur. L’ancien adepte, loin des réprimandes du Grand Qalam et de Gopta, n’hésitait plus à confronter la doctrine du Gardien de l’Équilibre aux nouvelles perspectives apportées par les textes de Mariku, Pôrudôn, Noirqui…

 Vartajj était, avec Jébril et Bhagttat, l'une des seules personnes qu’il ait rencontrées et dont l’esprit lui paraissait complètement libre, capable de prendre en main sa propre destinée sans se borner à respecter des déterminismes hérités d’un âge révolu. Chacun à leur manière, les trois poursuivaient des buts bien précis, brisaient constamment les barreaux des prisons échafaudées par leurs inconscients, et avançaient d’un pas sûr vers l’achèvement de leur être.

 Pratha regrettait souvent les discussions autour du thé et du radesh avec l’interprète Rébéen, à une époque où il était encore trop enfermé dans ses propres limites pour lui prêter une oreille attentive.

 Dans le salon, Vartajj avait déposé deux grosses tasses remplies d’une infusion fleurie sur la table, et l’attendait affalée sur un pouf.

 Le chevalier vint déposer un nouveau baiser sur son front et s’installa à côté d’elle, suivi de près par la masse poilue de Nyny, laquelle constitua un dossier fort confortable.

“Alors, ton rapport ?

  • Je pourrai le présenter ce soir, répondit la jeune femme, souriante. Tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse d’avoir enfin compris cette machine. J’aimerais que tu m’accompagnes dans la villa de Bhagttat.
  • Bien sûr, cela fait cinq jours que je ne l’ai pas vu. Il est…
  • Toujours aussi occupé, je sais bien. Si mon rapport avait été de moindre importance, j’aurais pu attendre deux semaines encore une entrevue avec lui.
  • En parlant de ça… Tu as avancé, sur tes hypothèses ?
  • Pas vraiment. Les dimensions de l'ishdumû ont été calculées avec des formules dont je n’ai pas connaissance, elles sont proprement parfaites. Pas un micro-doigt n’est laissé au hasard, ils ont même été jusqu’à prendre en compte les pertes de matière causées par les gravures. Tu changes un seul paramètre au millième de paume, et voilà que la machine déraille. Verrouiller une forteresse à cent troncs de distance reste possible, mais pour ce qui est d’une cible de la taille d’un homme… qui plus est en mouvement, c’est une autre affaire.
  • En tout cas, on peut déjà reproduire des Badi-III à l’identique grâce à toi, ce n’est pas rien. Ne t’inquiète pas, te connaissant, (Pratha entrelaça ses doigts dans les siens) ça n’est qu’une question de temps.
  • Tu… crois ? J’ai l’impression que les Rébéens eux-mêmes n’ont jamais réussi à installer des calibreurs sur des pièces plus petites, si tant est qu’ils aient déjà essayé. C’est comme le chien automatique, ils sont parfaits tels quels, le moindre changement les rend, au mieux, inutiles, au pire, dangereux.
  • Évidemment qu’ils n’ont jamais réussi.
  • Comment ça, évidemment ?
  • Il leur manque une personne pour y parvenir : Vartajj Deshkarni. Or, cette dernière ne travaille pas pour l’Empereur, mais pour le…
  • Pour le ?
  • Au moins pour l’instant, elle n’est pas au service d’un Empereur, c’est tout ce que je dirai.”

 Pratha avala une gorgée d’infusion, laissa le parfum fleuri épouser celui de la poudre dentifrique et du sawak, et posa sa tête sur l’épaule de Vartajj. Au-dessus de la cloison de la tente, une tête d’enfant apparut.

 Tindashek, dès qu’il aperçut Pratha, courut vers lui et se jeta dans ses bras, emportant le bolsabak dans son excitation. Bientôt, la tente entière fut prise d’une animation débordante, que le chevalier et sa dame ne canalisèrent qu’en n’attrapant le gamin par le col et le canidé par le haut du harnais.

“Allez jouer à l’extérieur, d’accord ? Tindashek, prends ta montre avec toi, je te veux ici dans quarante minutes, on poursuivra ton entraînement.

  • D’accord Pratha !” répondit l’enfant, déjà installé sur le dos du bolsabak.

 On entendit ses cris d’excitation quelques secondes durant, avant que sa monture ne l’emmène au bout du pré. Vartajj souffla :

“Quelle tempête…

  • Je ne te le fais pas dire. Profitons d’un peu de répit, avant que la bourrasque n’emporte tout ton labo.”

 Vartajj sourit, le dévora des yeux avant de le questionner sur sa lecture d’un traité sur la relation entre liberté et industrialisation rédigé par un anonyme.

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