7.3

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 Le reste de l’après-midi se divisa entre les leçons de Tindashek portant sur le combat, l’art des non-dits et la méditation, la dégustation d’un plat uniquement à base de légumes préparé par Vartajj, puis une lecture à voix haute d’un roman de chevalerie litanois par Pratha.

 Au moment où le Doṅ Galgano, après une traque de cinq ans, s’apprêtait à fendre de son épée légendaire la muraille du Château de l’Orxo Bruċanero, Pratha remarqua que la partie inférieure du sablier posé sur la table basse s’était remplie. Il referma donc l’épais volume de la Chanson du Premier Roi et se releva.

“Et… et la suite ?! s’exclama Tindashek.

  • Tu vois, dehors ? Le soleil est parti se coucher, ce qui veut dire que nous devons rendre visite au Prince.
  • Oh, mais, il peut pas attendre, le Prince ? Moi je veux savoir !
  • Patience est mère de toutes les vertus, déclara Vartajj. Ne t’inquiète pas, tu connaîtras la suite.”

 L’enfant protesta en long, en large et en travers, si bien que même après que Vartajj eut fini de rassembler ses feuillets et que Pratha, revêtu de sa tenue de chevalier, se tint prêt à quitter la tente, Tindashek était encore en train de taper sur les coussins et de pleurer de colère.

“Lève-toi, on y va.”

 Nyny se releva d’un coup et fit tomber Tindashek tête la première sur un tapis posé sous le pouf. La colère du petit redoubla en intensité et se matérialisa en une grosse traînée noirâtre au-dessus de lui. Le bolsabak, intimidé, se mit à aboyer sans conviction. Le chevalier, n’en ayant cure, se jeta sur l’enfant roulé en boule, l’attrapa par le col et le força à se tenir sur ses jambes.

“Écoute-moi, si tu ne cesses pas tes bêtises TOUT DE SUITE, non seulement, tu peux oublier la suite de l’histoire, mais je te mets au lit et je demande aux militaires de te surveiller. Alors, par Eshev, Koshké, Namerô et tous les Grands, tu vas immédiatement arrêter de laisser ta psyché traîner partout, ravaler tes larmes, et nous suivre.

  • Mais… Moi je voulais juste la suite…” pleurnicha Tindashek.

 Déjà, les émanations ténébreuses avaient cessé pour se laisser remplacer par une lueur rose pâle, bien moins puissante.

“Si tu te comportes bien, tu l’auras. Dans la vie, mon petit, on ne peut pas toujours s’amuser. En l’occurrence, Vartajj et moi avons du travail. Est-ce que tu viens avec nous ?

  • O… oui…” répondit l’enfant en reniflant.

***

 Dans l’immense villa prêtée par un Serviteur au Prince Bhagttat, le temps de son séjour, une collection impressionnante de peintures modernes ornait les murs. Lorsque Pratha et Vartajj arrivèrent, le repas était déjà terminé, une dizaine de serveurs emportaient la vaisselle vers la cuisine tandis que les membres de l’état-major sirotaient des verres de digestif.

 Sa Majesté, encore vêtue de l’armure de la Tarasca, accueillit son chevalier d’une franche accolade et baisa les mains de Vartajj, avant de les inviter à prendre place autour de la table de réception. On leur servit des shots de wodka, dont le Général Chandra s’était vu offrir une centaine de bouteilles par un ami producteur du nord du Djahmarat. Tindashek reçut un verre d’eau pétillante aromatisée à la fraise, et Nyny se jeta, dans sa gourmandise habituelle, sur une carcasse de poulet offerte par le seul serveur capable de l’approcher sans être pris d’une terreur viscérale.

 Une fois la table débarrassée et prête pour la réunion, Bhagttat déposa comme à son habitude deux dvats-argent dans les mains de chaque domestique avant de les prier de quitter la salle de réception. Le Général Allâb s’empara d’une malle qu’il déposa à ses pieds et se retira cérémonieusement.

 L’image avait de quoi faire sourire. Le cinquantenaire, décoré à de nombreuses reprises par le père de Bhagttat lors de la Guerre des Rhinocéros Laineux et des incursions en territoire apshewarais, avait été de loin le plus hostile à la montée du nouveau Prince sur le trône. Pratha se rappelait sans peine les nombreuses fois où son irrespect aurait pu convaincre bien des monarques de l’envoyer à l’échafaud. Le plus surprenant, et, dans une certaine mesure, terrifiant, était le calme olympien que Bhagttat avait conservé à chaque fois, usant d’à peine assez d’hostilité pour remettre le militaire à sa place, jamais plus.

 Et puis, petit à petit, Allâb s’était laissé apprivoiser par son maître, la formidable énergie qui résidait derrière ses yeux dorés avait eu raison de son insubordination. Là où, avant la Bataille de Lahrati, le quinquagénaire ne ressentait qu’un respect distant envers Bhagttat, depuis le duel qui avait failli lui coûter la vie, ce même respect s’était transformé en admiration véritable.

 Pratha était toujours aussi stupéfait et, pour le dire honnêtement, dans l’incompréhension face à ce quasi-culte que la majorité des hommes, une fois habitués à sa présence, lui louaient.

 Chacun leur tour, en suivant le sens horaire, les militaires et diplomates firent un rapport au monarque, principalement focalisé sur les réceptions de cargaisons d’armures et d'automates dont le Völkat abreuvait l’armée princière, parfois sur des escarmouches le long de la Dousse. Cependant, tout au long de la réunion, les regards se posaient fréquemment sur Vartajj et l’épais rapport qu’elle tenait à la main.

 Vint le moment où ce fut à son tour de prendre la parole. Elle lâcha alors la main de Pratha, se leva et, après s’être raclée la gorge, elle déclara :

“Messieurs, mesdames, je suis heureuse de me faire porteuse de bonnes nouvelles. En effet, j’ai enfin achevé l’analyse de l’unité de commande du Badi-III.”

 Sa déclaration fut suivie d’un concert d’applaudissements. Le Prince lui-même, malgré ses habitudes, se laissa aller à une démonstration de joie prononcée. Vartajj, rougissante, ne savait comment recevoir toute cette attention, alors elle fit mine de relire son texte comme si ce n’était pas le sien.

 Le silence retomba après quelques instants, et elle put reprendre :

“D’après les schémas que Sa Majesté trouvera sur ces feuillets, il sera possible d’intégrer ce module à nos pièces d’artillerie, à condition, et ce sera le prochain point de mon intervention, de respecter strictement, c’est-à-dire au cheveu près, les proportions d’un Badi-III.

  • Où souhaites-tu en venir, Vartajj ? demanda Bhagttat en se resservant un verre.
  • La maîtrise de cette technologie rébéenne représentera, je l’espère, un avantage technique dans la poursuite de notre cause. Cependant, et c’est, Majesté, le prochain problème sur lequel je souhaite me pencher, je lutte encore face à la complexité de l’architecture même de l’ishdumû. Les inscriptions, gravées dessus, le sont dans un langage plus qu’obscur, et l’enchevêtrement qui permet au module de fonctionner, ainsi que les calculs utilisés pour détecter ses cibles et les verrouiller avec tant d’efficacité me sont toujours incompréhensibles. Je… Je vous prie de ne pas prendre ça pour une promesse, mais il me semble envisageable que la technologie soit appliquée à une plus grande gamme d’équipements.
  • Vous voulez parler de… de fusils dont le laser fonctionnerait comme celui du Badi-III ?” demanda le Général Chandra.

 Pratha n’aimait pas l’aspect pétillant qu'adoptaient ses yeux lorsque le Général regardait Vartajj.

“En théorie, cela ne me parait pas impossible, mais pour l’heure, nous sommes limités à devoir l’employer sur des pièces d’artillerie d’une seule forme et d’une seule utilité. J’arrive à imaginer une application dans la protection balistique, dans le pilotage de trains, ou même dans le soin, lorsqu’il s’agit de retirer des éclats de métaux du corps de nos blessés.

  • De quoi et de combien de temps aurais-tu besoin pour mener à bien tes recherches ? demanda le Prince.
  • J’aurais, Majesté, besoin de travailler avec cinq ou six de vos meilleurs ingénieurs... et automaticiens, car je crois que les concepteurs Rébéens ont aussi fait appel à cette science. Pendant une année au mieux. Je n’ai fait qu’égratigner la surface du système. Ceci dit, et j’espère que cela constituera une source de réjouissance, les orientaux ne me paraissent pas avoir maîtrisé tout le potentiel de leur technologie.
  • Bien sûr, si même le Jay Mudrofik n’y comprenait rien… Je regrette, Vartajj, mais je ne peux pas me passer des hommes que vous me demandez, pas pendant autant de temps.”

 Un froid tomba sur l’assemblée. Le Général Chandra demanda la parole, et reprit :

“Puis-je vous suggérer, Majesté, de lancer un appel d’offre pour des scientifiques, tant en Apshewar, qu’en Litania, Ösrecht ou Afahir ?

  • L’idée ne me paraît pas mauvaise, enfin, les Apshewarais ne font que voler et recopier les innovations Rébéennes, les Litanois en sont au même stade de développement que nous, peut-être même un peu moins avancés, la loi en Ösrecht interdit aux scientifiques travaillant sur des projets vitaux pour la sécurité de la République de quitter leur territoire, et, enfin, les Afahris ont toujours refusé de s’impliquer à nos côtés. Si je te dis tout ça, c’est que j’ai moi-même considéré cette solution pour enfin prendre l’ascendant.
  • Et de l’autre côté de la mer ?” reprit le Général en tirant ses moustaches.

 Dans la salle, les réactions oscillèrent entre le sursaut, l’incompréhension, et l’amusement le plus sincère. Seul Bhagttat conserva son calme, et reprit, comme si aucun bruit ne lui était parvenu :

“Où, précisément ?

  • Oh, je suis persuadé que dans toutes les cours peaux-vertes se trouvent de brillants esprits qui ne demandent qu’à avancer en carrière.
  • En venant dans une zone de guerre, avec le risque de manquer de nourriture, de souffrir du froid, de la vue des morts, d’y perdre la vie ? Pourquoi ne pas rester au chaud chez eux ?
  • Hm… Il faut leur donner… Quelque chose qui ne se trouve pas ailleurs…
  • Loin de moi l’idée de valider cette éthique, Majesté, reprit Vartajj, mais nous avons peut-être une chose à leur offrir, aussi… répugnant que cela puisse paraître.
  • Je t’écoute ?
  • Eh bien, de quoi ont besoin les scientifiques, pour poursuivre leurs innovations ? D’argent, de temps, de matériel. L’argent, vous savez comme moi que ce n’est pas un problème, le temps peut se trouver, et le matériel…
  • Tu insinues que nos outils revêtent des qualités supérieures ?
  • Nos outils, non. Cependant, nous disposons d’un bien que seule une nation en guerre peut leur offrir.”

 Vartajj agrippa l’épaule de Pratha, et, sans oser affronter du regard le reste de l’assemblée, elle déclara :

“Vos geôles, Majesté, sont remplies de cobayes.”

 Des cris d’indignations éclatèrent au point où les domestiques, affolés, rappliquèrent dans la minute, persuadés qu’avait eu lieu un événement dramatique. Les chevaliers de l’Ordre Skritt, en particulier, se répandaient en commentaires répugnés, en supplications auprès des Grands pour éviter leur courroux, les généraux à l’exception de Chandra - lequel, perplexe, paraissait peser le pour et le contre - hurlèrent à la sauvagerie.

 Bhagttat dût laisser claquer sa psyché au-dessus de lui pour ramener le calme. Manifestement énervé, il ordonna à chacun, exception faite de Vartajj, de se taire tant qu’il le faudrait.

“Quelqu’un a-t-il une meilleure solution à proposer ?

  • Majesté ! Voyons, nous ne pouvons pas nous comporter avec une telle barbarie ! protesta Numahan, l’un des chevaliers les plus réputés de l’Ordre, fidèle ami de son père.
  • Crois-tu que les orientaux ont fait part de plus d’Humanité envers nos prisonniers ? À ton avis, combien ont fini dans les plantations, à se faire lacérer le dos sous un soleil écrasant ? Combien ont servi à expérimenter Eshev sait quels poisons ?
  • Qu’importe, nous ne devons en aucun cas…
  • Silence ! Je n’ai pas demandé un cours de morale, Numahan. Je demande des solutions ! Et de toute cette assemblée, personne, à l’exception de Chandra et Vartajj, n’a été capable d’en proposer une !”

 Une terreur diffuse embrumait l’air autour de la table. Tindashek, qui s’amusait jusque-là à faire tenir sa cuiller sur son nez, la reposa immédiatement sur la table et scruta l’assemblée d’un air inquiet. Personne n’osa plus prendre la parole, si bien qu’après un instant, le monarque poursuivit :

“Chandra, pouvez-vous rédiger l’appel d’offre ?

  • Bien sûr, Votre Majesté.
  • Il faudra être vigilant à ce que le convoi échappe au blocus oriental. Je vais demander aux Étoiles de l’Ombre d’infiltrer la cour supraducale d’Effrec, celle du margrave Chechnide.
  • Même si le Royaume du Nech’i-Wenizi est plus loin, l'originalité de leurs technologies pourrait nous être utile”, suggéra Vartajj.

 Pratha, qui n’avait jamais entendu ne serait-ce que le nom d’un tel endroit, la fixa d’un air incrédule. Après que Chandra eut fini de noter toutes les cours où envoyer des agents, le chevalier prit également la parole :

“Puis-je suggérer, Majesté, de focaliser nos efforts chez les Chechnides ?

  • Pourquoi donc ? demanda Bhagttat, impatient.
  • Le marchand qui m’héberge depuis le début de saison dispose d’un réseau étendu dans le nord du pays, nous pourrions en bénéficier.
  • Hm… Tu as raison. Parle-en avec lui lorsque tu le verras, j’attendrai ton rapport.
  • Merci.”

 Le tour de table reprit, et il fallut une bonne demi-heure avant que l’atmosphère ne redescende en pression. Une fois terminé le rapport de l’intermédiaire entre le premier ministre de Pothara et le Prince, portant en grande partie sur un projet d’agrandissement de la mine du Roi D’Or, la parole revint à Bhagttat.

 Il demanda à ce qu’on serve du vin dans de grandes coupes, en avala deux d’une traite, et déclara, d’une voix à mi-chemin entre la colère et la résignation :

“Je vous remercie tous pour vos rapports pour le moins encourageants, mais ce serait mentir que de dire que j’arrive à partager votre foi. En effet, une heure à peine avant la réunion de ce conseil, Tasî s’est faite porteuse d’une nouvelle bien sombre.”

 Le sang de chacun, à l’exception de Tindashek, ne fit qu’un tour.

“J’attends d’obtenir plus d’informations sur ce qu’il s’est passé, mais en l’espace d’un après-midi, alors que, naïvement, j’en étais venu à penser que cela n’arriverait pas… Jarapour entière est tombée. Le tout sans que le moindre coup de feu ne soit tiré.”

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