Mordorés (1)

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 L’histoire que je m’apprête à vous conter s’est déroulée dans le nord de Mitéraghi, et débute dans un petit bourg situé non loin des rives de la Léthé, à une vingtaine d’unités cavalières au sud de l’Océan Bleu. Si vous regardez une carte actuelle du continent, vous devriez apercevoir deux États se partageant la région ; notre ennemi de toujours, assez fou pour avoir envoyé des jayshis braver le froid et soumettre les derniers bastions de civilisation, si tant est qu’on puisse encore les nommer ainsi, et le Royaume d’Anacresse.

 Ne vous y trompez pas, ce dernier a beau porter le même nom que celui dans lequel nos protagonistes ont vécu, les deux n’ont en vérité plus grand-chose à voir. Le Royaume d’Anacresse originel, loin d’être cette espèce de civilisation abâtardie, fille des impériaux, des colons d’Apshewar, de Djahmaratis égarés, avait su maintenir son idiosyncrasie.

 Notons qu’à l’époque n’existaient ni Empire, ni Völkat, ni Principauté. C’était l’âge de l’Humanité durant lequel les sociétés ayant adopté un autre mode de fonctionnement que la plus stricte monarchie se comptaient sur les doigts d’une main.

 La répartition des cultures était elle aussi plus simple ; le Royaume d’Anacresse, fondé par le héros Afahri du même nom, connu pour avoir vaillamment combattu tous ceux qui avaient tenté de réduire sa colonie à l’état de cendres, était un monolithe afahri. Tout le monde, exception faite de quelques villages à l’extrême sud du Royaume, parlait afahri, mangeait afahri, pensait afahri.

 En ce temps, le climat de Mitéraghi était bien plus clément, si bien que des terres aujourd’hui balayées par le froid étaient en mesure d’offrir à leurs enfants de quoi non seulement se nourrir mais aussi prospérer, au point de mettre sur pied, en l’espace de parfois moins d’une génération, des villes aux architectures formidables, héritières de l’extraordinaire esprit hérités des ancêtres des Anacressois.

 Maintenant que s’est dressée dans vos esprits une image plus claire de ce monde perdu, focalisons-nous sur l’histoire qui nous intéresse. On raconte qu’elle s’est déroulée sous le règne d’Anacresse V, dit “Le Modeste” ; un homme qui, faute d’héritier mâle en mesure de monter sur le trône, avait été choisi par son prédécesseur quelques jours à peine avant la mort de ce dernier. L’homme était plutôt discret, ne sortait de son palais, pour ainsi dire, que lorsque la situation l’exigeait, et consacrait le plus clair de son temps à l’étude du canon poétique de la civilisation-mère.

 Au début de son règne, on avait frôlé le coup d’État, mais grâce à l’extraordinaire intelligence de sa mère, les affrontements avaient été esquivés de peu. Les ans passant, Anacresse V avait progressivement su affirmer sa légitimité et pris une part de plus en plus importante dans les affaires de son pays.

 Sous son règne, sans révolutionner quelque domaine que ce soit, on avait vu le Royaume poursuivre sa lancée naturelle, et pas une année ne passait sans qu’un nouveau monument somptueux ne vienne orner les places de la capitale.

 Un jour, alors qu’il sortait d’une réunion avec ses ministres, et arpentait les rues bordées de sapins noirs sous lesquels des commerçants installaient leurs échoppes, il vit courir vers lui un homme, yeux écarquillés, visage traversé d'une douleur écrasante.

 Les Anacressois – exception faite des combattants – ayant l’habitude de garder leurs cheveux le plus long possible, la quasi-absence de poils sur le crâne de l’homme intrigua le Roi.

 C’est dans un cri de désespoir qu’il se jeta aux pieds du monarque, répétant en boucle une seule et unique phrase : “Sa Grandeur ; je dois parler à Sa Grandeur !”

 Des passants curieux éclatèrent de rire face à ce personnage saugrenu avant de s’éloigner. L’homme reprit son souffle, et resta figé, front contre les pavés, dans l’attente d’un mot de son monarque. La garde rapprochée, craignant d’avoir affaire à un déséquilibré, instaura par le bout des lances une distance entre l’homme et le Roi. Ce dernier lança un regard circonspect, et déclara, laconique :

“Eh bien, la voilà devant toi.”

 Alors seulement l’homme releva la tête, et l’horreur qui se lisait dans son regard glaça le sang du monarque jusqu’au cœur. Il comprit, dans l’étincelle de raison qui subsistait au fond de ses yeux, que l’homme n'avait rien d'un fou.

“Je… je vous prie de m’écouter, je suis porteur d’une terrible nouvelle… Je… je…

  • Si tu continues à bégayer comme ça, on pourra s’endormir sur le trottoir avant que tu n’aies fini !” railla le chef de la garde royale.

 D’un geste de la main, Anacresse lui ordonna de se taire. Il demanda à l’un de ses gardes d’acheter de l’eau, un peu de nourriture et de le lui donner prestement.

“Oh, Soleil du Nord, vous êtes vraiment aussi bon qu’on le dit, s’exclama l’homme.

  • Économise ta salive le temps qu’on t’amène de quoi étancher ta soif.”

 Le garde reparut un instant plus tard, une gourde et un jambon fourré aux légumes épicés dans les bras.

 On aurait dit, lorsque l’homme posa les mains dessus, qu’il avait reçu la plus grande bénédiction de ce monde. Il dévora son morceau de viande comme un ours des plaines, avala d’une traite la totalité du contenu de la gourde, et reprit peu à peu ses esprits.

 Anacresse avait remarqué, dans l’échancrure de son péplos, le tracé saillant de ses côtes, sur lesquelles ne subsistait qu’une mince couche de peau.

“Te voilà en meilleure condition ; maintenant, parle.

  • Bien sûr, Votre Grandeur. Je me prénomme Akrytias, messager personnel du Tyran Asphodèle, gouverneur de la mésipoli de Trimonopatia, dans la province du Ftérotos Krynos.”

 À l’évocation de ce nom, les yeux d’Akrytias se brouillèrent de larmes.

“Tu disais être porteur de graves, je t’écoute.

  • Je… Oui. Non seulement le Ftérotos Krynos tout entier, mais également les de Chrysomilo et d’Adamine sont frappées par une peste comme aucun Homme n’en a jamais vu, je le jure sur ma famille toute entière.
  • Imbécile ! Tu portes sur toi le mal et tu viens à la rencontre de notre Lumière Infinie ?!” s’écria le chef de la garde.

 D’un soupir, le monarque lui imposa le silence.

“Emnosis, laisse-moi donc m’entretenir avec mon sujet, veux-tu ?

  • Votre Grandeur… c’est inconsidéré…”

 Le militaire balourd, engoncé dans son armure d’orichalque, avait beau dominer son maître de plus de deux têtes c’était pourtant lui qui paraissait écrasé par l’aura de ce dernier.

“Akrytias, je te remercie d’être venu à ma rencontre. Cependant, Emnosis a raison, quant au fait que nous courons tous un grave danger, en restant ainsi exposés à ta présence. Qui nous dit que la peste dont tu parles n’a pas voyagé avec toi ?

  • Oh, Soleil du Nord, je puis vous assurer, et que ma lignée toute entière soit maudite si je mens, que je vis à l’écart de la cité de mon maître depuis le premier cas rapporté.”

 Anacresse Le Modeste jaugea un instant le messager, sans ajouter un mot. On dit que les membres de la dynastie royale, depuis leur plus jeune enfance, étaient formés à l’art de la lecture des esprits, c’est pourquoi ceux qui ont rapporté cette histoire ont pensé qu’en cet instant, le monarque fouillait dans la psyché du pauvre Akrytias.

“Je crois qu'il dit vrai”, déclara finalement le Roi.

 Emnosis lança un regard suspicieux à l’encontre du Trimonopatien, et consentit à faire baisser puis rengainer leurs lances à ses hommes.

“Que la Mer elle-même ait conscience de votre esprit ! s’exclama Akrytias.

  • Nous discuterons mieux dans l’anaktorion. Avant de t’accorder une entrevue, je souhaite que tu te purges, ensuite, nous verrons de quoi il en retourne.
  • Bien sûr, Votre Grandeur.”

 Sans jamais que les mains des evzones ne quittent les déclencheurs de leurs lances, on escorta Akrytias jusqu’à l’entrée du palais royal. Là, on le fit se déchausser, puis une prêtresse de Faléthudho - c’est-à-dire la déesse du panthéon afahri chargée de protéger le Royaume des maladies et des vermines - recouverte de la tête aux pieds par un voile fin et dégageant un puissant arôme fleuri, l’invita à la suivre dans l’aile des bains, pharmacies et chorogassias, des endroits où les anciens Anacressois faisaient des expériences sur tel ou tel produit et rendaient dans le même temps hommage à la déesse.

 Un peu moins d’une heure passa ainsi, au cours de laquelle le Roi Modeste, quoiqu’il n’en montrât rien, rumina longuement au sujet des horreurs qu’il avaient entraperçues dans le regard d’Akrytias, et mangea sans envie les denrées achetées sur le marché.

 C’est la voix de son fidèle Emnosis qui le sortit de ses pensées, lorsqu’il annonça l’arrivée du messager.

 La peau ointe et dégageant une forte odeur de lavande, ce dernier s’agenouilla dès qu’il aperçut Anacresse.

“Emnosis, tu peux nous laisser seuls.”

 Le garde lui répondit par un regard interloqué, mais comprit qu’il était inutile d’argumenter, alors il se retira et referma derrière lui les immenses portes de cuivre qui séparaient la salle du trône de la galerie principale.

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