Mordorés (2) test
“As-tu encore faim, Akrytias ? demanda le Roi, un sachet d’amandes et de noisettes tendu vers son invité.
- Sire, je n’oserais toucher à ce qui est vôtre.
- Allons, il te faut retrouver tes forces. À en juger par ta fatigue et la maigreur dont est frappée ton corps, j’estime que tu as couru de Trimonopatia jusqu’ici ?”
Il me faut ici préciser que les chevaux - encore apprivoisés exclusivement par les peaux-vertes et quelques comtés de la mosaïque qui formera plus tard le Litania - n’existant pas en Anacresse, le déplacement à pied représentait la seule option viable pour parcourir de longues distances.
“Oui, répondit le messager, j’ai couru neuf jours et neuf nuits durant, c’est dire à quel point la situation est urgente.
- J’entends bien. Considère que tu es au nombre de mes amis, te voilà libre de résider dans une chambre d’invité le temps qu’il te faudra pour te remettre.”
Akrytias étouffa un sanglot de joie et remercia prestement son maître.
“Maintenant, parle, et n’épargne aucun détail.
- Oh, Lumière Éternelle, le mal qui frappe ma région, en dépit de son atrocité, pourrait être résumé en trois phrases. Enfin, vous souhaitez obtenir de moi tous les détails que je sais, alors je vais reprendre depuis le début. Voilà déjà trois mois que tout commença. Un jour, le chasseur le plus renommé du Ftérotos Krynos, Eschillyas, partit à la recherche d’un spécimen de cerf argenté, dont les villageois des alentours avaient signalé la présence à de nombreuses reprises. Équipé de tout le nécessaire, un groupe de chasseurs, constitué par Eschillyas lui-même et financé de la poche du Tyran Asphodèle se lança à sa poursuite. Trois semaines durant, nous n’eûmes aucune nouvelle de leur part, jusqu’à un beau matin, le lendemain de la fête de la Double Éclipse. Eschillyas et deux de ses plus fidèles compagnons avaient attaché, autour de leurs tailles, d’épaisses cordes de chanvre reliées au cadavre de ce fameux cerf. Quelle majesté... ! Votre Grandeur elle-même aurait été impressionnée par la vue d’un tel animal. Le Tyran Asphodèle, fort d’une récolte très fructueuse, donna un immense banquet en l’honneur des chasseurs, du genre qu’on ne retrouve habituellement que dans les anaktorions de Rois tels que vous. Nous mangeâmes et bûmes à en oublier le souvenir de la faim et de la soif pour une semaine au moins. Puis, à la fin du banquet, les chanteuses d’Omorphie entamèrent une ode inspirée par la magnificence du cerf argenté. Je n’ai plus en mémoire la teneur exacte de leurs vers, mais, en tout cas, je puis vous dire que c’était probablement la plus belle musique qu’il m’eut été donnée d’entendre jusque-là. Quoi qu'il en soit, à mesure que leurs voix divines grimpaient vers la nuit, Eschillyas, aidé en cela par trois de ses compagnons, se saisit de l’épée sacrée offerte du temps de feu votre oncle, et entama la chair de l’animal. Me croirez-vous, Votre Grandeur, si je vous dis que le sang était non seulement couleur d’or mais qu’il giclait encore avec la même puissance, une semaine après sa mort, que s’il venait d’être abattu ? Bref, Eschillyas reçut des éclaboussures sur tout le haut de son corps mais n’interrompit pas le rituel. Une fois la tête du cerf détachée, il la porta à deux mains, la montra au Tyran puis aux banqueteurs. Une falétudhienne approcha ensuite de la tête, récita un péan et purifia la tête avec son huile odorante. Celle-ci fut ensuite offerte à Asphodèle, qui décida de l’installer sur l’arche des portes de la cité, afin que chacun puisse en profiter.
- Jusque-là, tout me semble aller pour le mieux, nota Anacresse Le Modeste. Que s’est-il passé ensuite ?
- C’est… Votre Grandeur, encore aujourd’hui, mon esprit a du mal à mettre du sens dans tout ceci. Je puis dire que trois jours et trois nuits passèrent sans que l’ordre de Trimonopatia fut dérangé. C’était même le contraire, une liesse sans pareille régnait dans les rues, le cerf d’argent était sur toutes les lèvres, et des rumeurs comme quoi le Tyran souhaitait s’en faire un manteau s’étaient mises à circuler. Les chefs de chantiers, gérants de magasins et d’ateliers devaient même corriger leurs employés, ces derniers s’éclipsant dès qu’ils avaient le dos tourné pour aller admirer les bois cristallins de l'animal. Non, les problèmes ont débuté après. Il me faut vous dire quel genre d’homme était Eschillyas ; beau, d’une beauté à faire pâlir Omorphie et Ségophalène eux-mêmes, exceptionnellement talentueux dans son art, comme j’ai déjà pu le dire (je me souviens l’avoir vu, un jour, clouer d’une flèche un moineau volant à un quart de stade), et surtout apprécié d’entre tous. Il avait pour habitude - et quand je dis habitude, je dis que même lorsqu’il se trouvait épuisé après avoir couru derrière un gibier toute la journée, vous pouviez être sûr qu’il n’y dérogeait pas - de sortir le soir et de partager un repas avec quiconque se sentait d’humeur à bavarder. Bien sûr, certains Trimonopatiens en profitaient pour manger gratis, mais la plupart lui rendaient sa générosité au double voire au triple, tant il était d’une compagnie agréable. Or, trois jours après la prise du cerf d’argent, personne ne l’avait vu en hors de chez lui. Trop volage pour avoir jamais songé au mariage, il n’avait ni femme ni enfant à qui demander de ses nouvelles. On crut que sa traque lui avait causé bien des courbatures et qu’il avait besoin de repos. C’est seulement après trois jours sans nouvelles de sa part que le Tyran, pressé en cela par tout le quartier où vivait Eschillyas, ordonna qu’on enfonce sa porte, quitte à devoir la repayer de sa poche après coup. Ce sur quoi tombèrent les miliciens, oh, par tout le panthéon, je n’aurais pas aimé voir ça de mes propres yeux…
- Qu’y avait-il ?
- On raconte que dans une flaque de fluides corporels, le visage écrasé par la douleur, Eschillyas s’était planté devant la porte et la grattait encore du bout des doigts. La flaque, et c’est ce qui surprit tout le monde, avait la couleur de l'or et l’odeur du cuivre, lorsqu’ils sont fondus et prêt à être transformés en bijoux par l’orfèvre. Les larmes elles-mêmes dont étaient mouillés les yeux d’Eschillyas paraissaient faites d'un alliage d'orichalque. On fit venir immédiatement des prêtresses de tous les ordres afin de le sauver, mais rien n’y fit. C’est le lendemain matin qu’on retrouva le corps sans vie, strié de marques aux couleurs métalliques.
- Et toi, Akrytias, que faisais-tu à ce moment-là ?
- Asphodèle m’avait envoyé, la veille du décès, en mission diplomatique chez les Kratoïn des bourgs environnants, pour la tournée diplomatique annuelle. C’est à mon retour, une semaine plus tard, que j’appris tout ce qu’il s’était passé en mon absence. D’abord, les prêtresses qui s’étaient occupées d’Eschillyas s’étaient parées de traces ferreuses sur tout le corps, avant de mourir dans les mêmes souffrances qu’avait connues le pauvre chasseur. Asphodèle, lui, avait immédiatement compris ce qui se tramait, et donnait ses ordres depuis la tour de l’anaktorion.
- Asphodèle disposait d’un oracle ? Pourquoi n’a-t-il pas pensé qu’il s’agissait d’un empoisonnement ?
- Pas d’oracle, non, simple intuition. J’ai entendu dire que sa famille venait de Trecorrinti, or, il y a de cela trois générations, une maladie qui vous couvrait le corps de pustules avait frappé sa population.
- Comment sais-tu ce genre de choses ?
- Asphodèle me parlait beaucoup, il aimait beaucoup ma présence. C'est une histoire qui l'avait marquée au fer rouge.
- Je comprends. Et, toi, quand tu es retourné à Trimonopatia, que s’est-il passé ?
- On m’interdit de voir ma femme, mon père et ma fille, tous trois installés dans une mikrovilla construite à la sueur de mon front dans les quartiers-sud de la ville, de peur qu’ils aient déjà été en contact avec le mal. Lorsque j'entrai par l'avenue principale, on ordonna aux sujets de se décaler de plusieurs dizaines de paumes le long de mon trajet, et puis, du haut de sa tour, j’aperçus le visage de mon bon Tyran. Hagard, il me fixa un instant et exigea, en criant, de m’enfermer dans la cabane au fond du grand jardin et de n’en sortir sous aucun prétexte, tant qu’il ne m’ordonnerait pas le contraire. Ce que je fis. Jour et nuit, je consultais des livres gentiment prêtés par Asphodèle, sortis de sa propre bibliothèque. Je me cultivai sur à peu près tous les sujets, si bien qu’après un mois de vie recluse, j’avais accumulé plus de connaissances sur le monde qu’en dix-neuf ans de vie.”
Akrytias plongea pour la première fois son regard dans celui du monarque, lequel en ressentit un certain malaise. Le messager attrapa trois amandes, les avala d’une bouchée, et reprit, sans plus détacher ses yeux des siens.
“Par la suite, des soldats se tenaient derrière les murs de mon habitation, environ une fois tous les trois jours, et me tenaient au courant de l’évolution de la maladie. Votre Grandeur… Un tiers, au bas mot, de Trimonopatia avait succombé au mal le premier mois ; on me raconta que les rues s’étaient pour la plupart parées de cette dorure maléfique, au point qu’un groupe de pillards ignorants avait exploité une faille dans le blocus, pensant bêtement s’introduire dans la Cité Divine elle-même, avant de mourir dans d’atroces souffrances deux jours plus tard.
- Le… blocus ?
- Apshodèle avait interdit toute sortie de Trimonopatia, de peur que la nouvelle s’ébruite. Un deuxième mois passa comme le premier, et c’est un autre tiers de la ville qui mourut de la peste d’or, comme nous avions pris l’habitude de l’appeler. C’est alors qu’un matin, un soldat frappa à ma porte et déclara que le Tyran lui-même m’ordonnait de quitter prestement la ville pour venir vous informer.
- Deux mois ? Cet abruti a mis deux mois avant de se décider ?
- Je… Apshodèle était terrifié à l’idée que vous révoquiez son titre, que vous pensiez qu’il était incompétent…
- Parce qu’il l’est, incompétent ! Akrytias, te rends-tu compte de la gravité de la situation ?!”
Anacresse réalisa qu’il avait laissé claquer sa voix contre les murs et qu’il tenait les pauvres épaules du messager écrasées entre ses paumes. Il le relâcha, reprit difficilement son calme, et déclara : “Bien… Je… je te remercie. Comment es-tu sorti de Trimonopatia ?
- Par une brèche, taillée à mon intention par les militaires, sur un coin des remparts au fond du jardin.
- Tu n’es donc pas repassé par la ville ?
- Trop dangereux, Votre Grandeur le comprend sans doute.
- Bien… bien… Akrytias, sache que tu seras remercié comme il se doit. Je ne peux te laisser repartir dans ta ville, tu te doutes que c’est trop dangereux. Ceci dit, je m’assurerai que ton séjour ici soit le plus agréable, et je tâcherai de te faire parvenir les nouvelles de ta famille…
- Si… si elle est toujours en vie.”
Akrytias, ayant maintenant repris ses esprits, paraissait au bord du gouffre. Il s’enfonça mollement dans son fauteuil, avala d’une traite le verre d’eau-de-vie maltée servi un peu plus tôt par le monarque. Anacresse Le Modeste sortit une clochette de sa toge qu’il agita en l’air. Aussitôt, sur le pas de la porte, parut un homme de petite taille, peau-noire, cheveux agencés au-dessus de sa tête, un peu à la litanoise, équipé d’une épaisse besace sur tout le côté gauche.
“Akrytias, je te présente Kware, mon scribe. Kware, tes talents vont nous être d’une grande aide, nous avons beaucoup d’ordonnances à rédiger.
- Bien sûr, acquiesça le scribe dont l’accent n’évoqua rien de connu à Akrytias, si vous voulez bien me suivre…”
Annotations
Versions