8.3

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 Déjà, la rumeur du Soleil s’était mise à résonner dans le lointain. Les grandes terres abreuvées d’une pluie généreuse, grouillantes de vie, se paraient désormais de reflets orangés. Bhagttat, encore éclatant d’énergie, suggéra qu’on passe la journée dans l’un de ces bosquets dessinés sur la mer végétale, en attendant de reprendre la route.

 Sous l’horizon, Pratha aperçut la silhouette d’un bourg de taille moyenne, surmontée par le doux écoulement de la fumée chaude des cheminées. D’une caresse sur la joue, il réveilla Tindashek, puis il déposa un baiser sur celle de Vartajj.

 Les deux piliers de son bonheur marmonnèrent en chœur avant de se réveiller. Tindashek le premier ouvrit ses yeux et admira le paysage qui s’offrait à lui. Ceux de Vartajj étaient très gonflés, et la jeune femme se contenta de bredouiller en demandant un endroit où dormir.

“Dans quelques minutes, tu pourras te reposer”, déclara le Prince dans un sourire.

 On ramena les chevaux et un Nyny esquinté vers le petit bois et trouva une butte semi-creusée sous laquelle la terre était restée sèche. Draîgankee et Garajja allèrent récupérer assez de bois pour faire un feu, Pratha et Modshi furent chargés de trouver des bêtes à faire cuire afin d’accompagner la bouillie de céréales, Vartajj et Tindashek furent installés entre deux épaisses couvertures, et Bhagttat sortit ses appareils de triangulation.

 Le chevalier et le dehik n’eurent pas à chercher longtemps : alors qu’ils venaient de poser le pied derrière un arbre, un petit troupeau de lapins détala à toute vitesse. Sans la moindre hésitation, le militaire braqua son pistolet à plomb vers eux et en abattit quatre. Le reste disparut dans les hautes herbes bordant le bosquet. Pratha, depuis toujours effaré à l’idée d’abattre des animaux, resta immobile alors que son ami faisait pleuvoir le métal sur ses cibles.

“Eh ben, pas tout à fait réveillé, railla Modshi.

  • Ha… ça doit être ça.
  • Prends-en deux, tu veux ?”

 Pratha prit sur lui pour attraper les cadavres par la base des oreilles et détourna le regard sur le chemin du camp.

“N’empêche, j’y repense, à l’histoire de Garajja, déclara Modshi.

  • Elle m’a parue très intéressante.
  • À moi aussi, c’est pas le problème. Mais… des peaux noires ? Où est-ce qu’il a été chercher cette idée ?
  • Eh ben !”

 En se retournant vers son ami, Pratha jeta malencontreusement un œil sur ceux des lapins morts.

“D… de toute l’histoire, c’est la seule chose qui te choque ?

  • Quoi ?
  • Moi, ce qui me paraît fou, c’est d’imaginer toutes ces civilisations au nord. Combien de palais incroyables ont été ensevelis sous la neige ou détruits par des pillards ? Tu imagines ?
  • Qu’est-ce que tu veux y faire ? Même les Grands ne peuvent rien contre le Refroidissement Général.
  • Ça, je sais. Mais, sans mauvais jeu de mots, je peux te dire que ça m’a fait froid dans le dos, d’imaginer un jour Samsharadh dans la même situation.
  • Tu crois que ça arrivera ?
  • Si on trouve pas de solution ? J’en suis certain. Et tout ce temps qu’on passe à se faire la guerre, avec les orientaux, alors qu’on pourrait chercher des solutions communes…”

 Modshi s’immobilisa, jeta un œil aux silhouettes de Draîgankee, Garajja et du Prince penchés sur une carte, et déclara :

“Justement, Pratha, c’est pour ça qu’on doit la gagner cette guerre. Qu’on doit rien lâcher, quand bien même les qâphis nous livreraient des combats à cent contre un. Qu’on doit écraser toutes les jayshis, supprimer les hautes familles Orientales elles-mêmes. Tant que l’Empire existera, on pourra pas employer notre énergie à éviter ce que tu crains.”

 Le brasier qui luisait au fond de ses yeux, en bien des aspects, rappela à Pratha celui qui jaillissait dans ceux des autres soldats, dès que le Prince prenait la parole. Et puis, un souvenir en entraînant un autre, il se revit, assis aux côtés de Gopta, durant les cours d’Histoire du Grand Qalam, et se rappela cette fièvre patriotique qui irriguait tous les adeptes, lui compris.

 Pourtant, aujourd’hui, quelque chose avait changé : sa foi inébranlable en la victoire des enfants skritts avait muté, jusqu’à prendre la forme d’un pessimisme qu’il n’aurait jamais cru capable d’exister en un cœur noble comme le sien. Un sentiment d’à-quoi-bon, que la bataille de la veille n’avait fait qu’alimenter, écrasait sa poitrine.

 L’enjeu n’était plus la victoire ; au fond de lui, il croyait, d’une foi parfaitement raisonnée, que Bhagttat ferait un jour marcher ses hommes sur Qama’el. Non, la vraie question dont son esprit était incapable de se débarrasser, était de savoir ce qui prendrait la place de cette figure de démon qu’il avait toujours associée à la machine impériale.

“Eh beh ! Bhagttat n’avait pas menti, quand il disait que t’étais un as de la gâchette ! s’exclama Draîgankee lorsqu’il aperçut la mine ravie de Modshi.

  • Je ne surestime jamais mes hommes, tu le sais bien, sourit Bhagttat. Bien, messieurs, si vous êtes prêts, mettons-les à griller, ensuite, nous pourrons dormir un peu.”

 On s’exécuta, et, bientôt, une odeur agréable de viande fumée remplaça la senteur de la forêt. Pratha avait été surpris par le fait que le grand général, sans même qu’on lui dise, avait deviné que Modshi avait été le seul à tirer sur les lapins.

 L’odeur réveilla un Nyny affamé, auquel on offrit trois carcasses entières qu’il avala en quelques coups de mâchoire, puis on se partagea le reste avec une tasse de thé infusé dans l’eau des cueilleurs.

 Une fois rassasiés, Vartajj, Tindashek et, plus surprenant, le Prince sombrèrent dans le sommeil. Modshi, qui sentait la fatigue monter en lui, questionna néanmoins Garajja au sujet du peau-noire présenté dans son histoire.

“Cher ami, s’exclama Draîgankee, il serait temps pour vous de voyager ! Avez-vous déjà… ne serait-ce que quitté Mitéraghi ?

  • Eh bien, avec quel argent, et quel temps libre ? demanda Modshi, un peu vexé par le ton du général.
  • Hm… Il suffirait pourtant de traverser le monde, comme ces mercenaires qu’on croise un peu partout du côté de l’Effrec, ça vous ferait voir autre chose.
  • Je regrette, mais ma vie est ici, et j’ai une mission à remplir, râla le dehik. Et puis, je ne vous ai pas demandé de m’étaler votre supériorité, seulement de me dire, par les Grands, si les peaux-noires existent ou non.
  • Du calme, du calme, sourit Garajja, il est vrai que mon collègue peut se montrer piquant, mais ça n’est pas son intention. Vous savez, rien ne vaut le plaisir de découvrir l'outremer, d’accoster sur les rives d’une cité de perles ou de jade, de braver des tempêtes dont on ne soupçonnerait pas l’existence par chez nous, rencontrer des peuples qu’on croirait tombés d’un autre monde… Je prie nos protecteurs, s’ils nous entendent, pour que vous puissiez un jour en faire l’expérience.”

 Garajja accompagna sa réponse d’un grand sourire et tendit une cuisse de lapin bien dorée au dehik.

“Pour en revenir à votre question, si vous voguez vers le sud, que vous longez la Varvarie du côté de l’Océan Téméraire – notez, si jamais l’envie vous prend d’effectuer une “ċircunnavehament” comme disent les Litanois, qu’il faut toujours éviter de s’aventurer en haute-mer du côté de l’Océan Éternel, parce que les vagues là-bas peuvent atteindre la taille de deux mammouths bien portants entassés l’un sur l’autre – jusqu’au Cap des Manchots, vous pourrez atteindre une sorte de couloir où l’eau devient moins profonde et la navigation plus aisée.

  • Le corridor de Gwellanores, précisa Draîgankee.
  • Encore un Litanois ? s’exclama Modshi.
  • Raté, un citoyen d’Abrezzo. Enfin, d’une certaine manière, c’est vrai que cela revient un peu au même. En tout cas, vous passez le corridor, et puis, après une semaine de navigation sous vent favorable, vous atteindrez la Terre de Plomb. Enfoncez-vous dans les terres, et vous trouverez les foyers des différents peuples peaux-noires.
  • Et… ces peaux-noires, ils le sont comme certains paysans dont la peau s’est assombrie après une vie au Soleil ? demanda Pratha.
  • Hm… Non, même chez les serfs les plus brûlés, on peut toujours distinguer la présence du bleu. Non, les peaux-noires le sont comme le serait le charbon. Pour ce que nous en avons vu, ils doivent mesurer, au bas-mot, une demi-tête de plus que nous en moyenne. Leurs corps rejettent la graisse et traitent l’alcool comme un poison. Ajoutez à ça l’incroyable frugalité de leurs repas, et vous obtenez un peuple en majorité composé d’hommes et de femmes aussi élancés que des athlètes.
  • Et… Qu’est-ce que vous êtes partis faire aussi loin du monde skritt ? demanda Pratha.
  • Le goût de l’aventure, tout simplement ! s’exclama Garajja. Maintenant, messieurs, si vous nous le permettez, je crois qu’il est temps de siester.”

 Le militaire n’eut pas besoin de le répéter, chacun prit place en vitesse sur les matelas en fibres et sombra dans un sommeil de bébé. Seul Pratha continuait à voir défiler, lorsqu’il se tenait aux portes du Comté des Songes, le visage de Sayyêt sur l’arbre, le feu, la mort et la douleur, les cris de Malki, à ressentir dans sa poitrine les violentes pulsations de son cœur, l’incertitude de sa survie dans l’enfer qui s’était abattu sur cette forêt pourtant si calme.

***

 Il ne rouvrit les yeux qu’au crépuscule et tomba sur ceux du Prince, assis à côté de lui. Tout le monde était levé, Tindashek cavalait sur le dos du bolsabak à travers les bois, tandis que Draîgankee, Garajja, Vartajj et Modshi discutaient en attendant de reprendre la marche.

“Te voilà revenu parmi nous, sourit le monarque. On part dès que tu es prêt.”

 Pratha, revigoré, se leva prestement, replia son matelas, le fourra sous la selle de Bardéo, et sauta dessus. Alors, on récupéra tout l’équipement et fit sortir les chevaux du bosquet.

 Le chevalier accueillit la douce sensation de l’air marin dans sa poitrine et fit cheminer son destrier aux côtés de ceux de ses compagnons de route. On discuta de tout et de rien jusqu’à ce que la Lune Majeure, en pleine Révolution, prit place au milieu du ciel nocturne. Les sujets dérivèrent de l’état du conflit à ce que chacun attendait de trouver à Jarapour, et puis, finalement, on en vint à demander à Garajja de poursuivre l’histoire de la veille. Le visage du général s’égaya à cette demande, et reprit ainsi :

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