8.4
La nuit autour de Pratha était particulièrement opaque, à peine percée par les lampes ventrales des chevaux. Alors que Garajja avait pris une pause dans son récit, on aperçut au loin l’écrasante silhouette d’un chêne décharné, haute de trois troncs au moins. Le bassin Jarapouri étant d’habitude seulement peuplé d’arbustes de la taille d’un homme pour les plus grands, la vue d’un tel monument végétal, pointes déployées dans toutes les directions comme les épines d’un hérisson, avait de quoi surprendre.
Surtout, lorsque la lampe de Bhagttat eut le malheur de passer dessus, un sentiment d’effroi s’empara de la troupe, lui compris. En effet, ce que les uns avaient pris pour des branches fendues, d’autres pour des restes de feuillages mal répartis, étaient en vérité des cadavres, solidement arrimés à des cordages, déployés comme les pétales d’une fleur de mort tout autour du tronc.
Pratha, une fois libéré de la paralysie qui s’était emparée de ses muscles, tenta de cacher les yeux de son protégé. Trop tard. L’enfant, figé comme une statue, n’afficha pas la moindre émotion. Sa psyché elle-même, d’habitude si abondante, avait cessé de s’écouler.
Ne restait plus qu’une pièce de marbre. Vartajj, quant à elle, s’était mise à trembler comme une feuille morte. Pratha tenta vainement de la calmer en l’enlaçant, mais la jeune femme, dents grelotantes, était incapable de gommer la vision d’horreur qui s’était figée en elle.
Bhagttat, le premier à reprendre son calme, suivi par Garajj et Draîgankee, descendit de cheval et approcha du charnier suspendu.
Modshi, enfin, maintint un semblant de tempérance et rejoignit son monarque lorsque ce dernier l’appela.
“Bhagttat… ? Pourquoi… pourquoi tu veux t’infliger ça ? demanda Pratha, incapable de descendre de Bardéo.
- Ne crois pas que cela me procure le moindre plaisir, souffla le Prince. Cependant, ces hommes portent probablement sur eux de quoi nous informer sur la cause de…”
D’un coup de lampe torche, il dévoila le visage d’un homme, encore écrasé par la douleur.
Tindashek se mit à hurler, et de son corps jaillit une fontaine d’énergie psychique, comme un énorme flambeau, jusqu’aux nuages. Modshi, d’habitude aveugle face à la psyché, sursauta face à la tempête qui s’élevait autour de la troupe. Nyny, quant à lui, partit couiner derrière le chêne.
“Pratha, fais-le cesser ! s’écria le Prince.
- Je… Tindashek ! Arrête !”
L’enfant, en pleine crise, n’entendait déjà plus que le son de sa propre voix. Le Prince, paniqué, fit pleuvoir sur lui une averse énergétique et l'envoya sombrer dans le sommeil.
“Pratha… Je suis désolé… Il allait nous faire repérer…
- Oui, je sais, soupira le chevalier. Mon pauvre Tindashek, j’aurais tellement préféré que tu restes à la maison… Avec tous les autres.”
Bhagttat, à côté de lui, caressa le visage de l’enfant du bout des doigts, et déclara :
“C’est lui qui a décidé, bien qu’il ne soit encore qu’un petit louveteau.
- J’aurais dû lui refuser de m’accompagner, soupira Pratha. C’est ma faute.
- On ne brise pas une promesse, mon ami. Et, comme je te l’ai déjà dit, je sens que les Grands ont fait que ce petit te suive où que tu ailles ; il fallait qu’il en soit ainsi. Réconforte Vartajj, nous devons quitter ce lieu le plus vite possible, mais avant…
- Là, j’ai une note !” s’exclama Garajja.
Le général déplia une feuille jaunie, grignotée sur les coins par l’humidité, sur laquelle on pouvait encore lire des caractères jarapouris griffonnés à la hâte. Bhagttat le prit entre ses mains et déclara :
“Demain soir, Route de Mahambay, envoyer quatre tigres, un rhinocéros blanc passera sous la troisième Lune.
- Majesté ? Vous… vous êtes sûr d’avoir bien traduit ? demanda Modshi.
- C’est un code. Ce qui nous permet au moins de savoir qu’il s’agissait très probablement de rebelles nationalistes.
- Des quoi ? questionna Pratha.
- Le nationalisme est une idée assez récente, très en vogue chez les classes commerçantes jarapouries, expliqua Draîgankee. Elle stipule que chaque peuple doit disposer de son propre État ; les nationalistes s’opposent donc naturellement à l’intrusion des Rébéens dans la région.
- Dans ce cas… ils s’opposeront aussi à notre présence ?”
La question jeta un froid. Bhagttat, après avoir replié la note, répondit :
“En principe, oui. Les nationalistes considèrent que Jarapour est une entité différente du Djahmarat. Ils obéissent à la loi du sang, pas à celle de la continuité historique. Messieurs, vous comprenez qu’il va falloir se méfier également de tout peau-bleue que nous serons amenés à croiser.”
On fouilla encore un instant les cadavres, sans trouver d’autre document, puis on envoya les chevaux cavaler vers le nord, de peur qu’une patrouille impériale ne finisse par pointer le bout de son nez.
“Mahambay étant à une unité cavalière et demie au sud d’ici, cela veut dire que les impériaux ont réussi à étendre leur influence sur la majeure partie de la côte. Il nous faut redoubler de prudence, nous pourrions croiser des blancs au détour de n’importe quel village.”
Vartajj, enfin calmée, tenait Tindashek serré contre elle, et étouffait à grande peine les sanglots qui naissaient au fond de sa gorge. L’esprit de Pratha, quant à lui, s’était érigé une solide barricade un instant après avoir découvert le chêne des pendus, si bien qu’il lui était désormais difficile de se remémorer la scène.
On maintint le silence jusqu’à trois ou quatre heures du matin, moment auquel Garajja, comme sorti de nulle part, proposa de reprendre son conte là où il l’avait arrêté, ce à quoi chacun agréa, désireux de chasser le silence.
Annotations
Versions