Mordorés (6)
La caverne tenait de l’œuvre d’art. Taillées à même ses parois, des sculptures magnifiques, d’une finesse extraordinaires, habitaient la grotte. Après un instant de contemplation, Photophoros reprit le rythme de sa marche, et déboucha sur une immense grotte, au plafond de laquelle, comme un petit soleil, brillaient les lumières d’un lustre de cristal. Zébrées de son éclat, les murs de la grotte renvoyaient un festival de couleurs dans l’œil du paysan. Il parcourut ce temple minéral, dégaina un couteau de chasse, et en explora ses différents recoins.
Finalement, il tomba sur un petit couloir, haut comme un pré-adolescent, dissimulé derrière un roc. Il s’y faufila, et entendit peu à peu le son de voix élégantes.
“... cinq fois, pas une de plus.
- Pourtant, ce n’est pas ce que j’ai trouvé à ce sujet.”
Photophoros resserra son emprise sur sa lame, jeta un coup d’œil à l’extérieur de la galerie, et découvrit, projetées sur les murs, des silhouettes surmontées de cornes. Il pria tout le Panthéon pour qu'il vienne en aide à sa famille s’il mourrait ici, et se jeta au milieu de la grande salle.
Surpris, les trois Caprins, assis sur de grands fauteuils d’un luxe indécent sursautèrent. Cette vision avait de quoi clouer sur place ; des êtres magiques, dont aucun homme en dehors des cercles occultes n’aurait soupçonné l’existence, se tenaient droit devant lui, leurs yeux semblables à ceux d’humains quoique le reste de leur apparence tienne exclusivement du bouc et de la chèvre.
Néanmoins, ce qui provoqua tremblements et nausées à Photophoros était la vue de l’humain qui, l’instant d’avant, s’entretenait avec eux.
Dans ce regard coupable, misérable, ce visage affreusement reposé, il reconnut son père.
“Mon… tu…
- S’agit-il d’une illusion, bêtes du Malicieux ?! hurla Photophoros, dont la voix s’était déjà emplie de colère.
- Ainsi, tu dois être le fils de Térodotis, nota le Caprin le plus grand.
- Père ? Qu’est-ce que…
- Oh… Photophoros, comme j’aurais aimé que jamais, tu ne trouves cet endroit… Je… Assieds-toi, j’ai à te parler.”
Ainsi, le père et le fils se noyèrent sous les larmes. Photophoros sentit sa poitrine le brûler, l’estomac se tordre de colère.
“Vous… vous avez abandonné mère ! C’est votre faute si elle est morte ! Vous n’êtes rien de plus qu’un… un sale traître ! Que votre âme pourrisse…
- Ne fais pas une prière que tu pourrais regretter, le coupa Térodotis. Pour l’amour de la Terre, assieds-toi et écoute ce que j’ai à te dire !
- Non, laissez-moi égorger un de ces démons, ou je jure que je vous réserve le même sort ! Vous aviez le pouvoir de ramener la prospérité chez nous, et vous avez préféré lâchement vous réfugier ici !
- Les Caprins ne sont pas ceux que tu crois ! Demande-leur, ils peuvent te le confirmer.
- Il dit vrai, acquiesça la créature qui avait parlé plus tôt.
- Taisez-vous, monstruosité !
- Je t’interdis de leur parler ainsi !”
D’un geste de la main - une main d’ailleurs étrangement humaine - le Caprin imposa le silence à Térodotis.
“Jeune homme, je vois dans ton regard que toute tentative de discussion est vaine. Je t’offre ma vie, et te demande, en échange, d’épargner ceux qui me sont chers.
- Non, Zêh ! Ne… ne fais pas ça ! protesta Térodotis.
- Les Dieux ne nous ont pas créés pour que nous combattions ; ainsi, je ne vois pas d’autre solution, répondit le Caprin, calme comme un roc.
- Je refuse !” beugla Térodotis.
Celui sur qui Photophoros aurait voulu voir se déchaîner toutes les malédictions de la terre se leva d’un bond et s’interposa entre lui et la créature. Incapable de réfréner sa fureur plus longtemps, le paysan abattit la poignée de son couteau sur la tempe de l’homme qu’il avait autrefois appelé “père”.
Le vieillard s’effondra au sol, poussa un cri de douleur, et ferma ensuite les yeux. Les Caprins, terrifiés par la barbarie de cet homme hirsute, amaigri, rongé par l’angoisse et la colère, se mirent à trembler. À l’exception de celui qui se tenait agenouillé devant lui, tête en avant.
Sans plus de cérémonie, Photophoros déchaîna sa lame sur sa pauvre fourrure, le planta autant de fois qu’il aurait aimé planter le chasseur Eschillyas, ce maudit cerf d’argent, les militaires qui avaient confiné Trimonopatia, les passeurs de Téloghis qui lui avaient refusé le passage sur l’Océan Bleu, cet infernal mur de glace, et puis, enfin, ce sale traître qui lui avait servi de père. Sans une once de protestation, la créature - Photophoros comprendrait plus tard qu’elle était d’essence divine, pour se montrer si noble - accepta la morsure du métal dans sa chair, laissa son sang se répandre au sol en épaisses coulées ; et puis, quand elle était arrivée aux portes de la mort, elle accueillit le déchirement de sa gorge sous la pression de ces mains barbares par un râle discret.
Autour, les autres Caprins avaient observé la scène avec horreur. Deux d’entre eux emportèrent le corps de Térodotis, les autres coururent aussi vite qu’elles le pouvaient, tant elles craignaient que la fureur du paysan ne s’abatte sur eux.
Incapable de se concentrer, l’esprit bombardé de questions, de remords, d’envies de tuer son paternel, un sentiment d’injustice écrasant sa poitrine, Photophoros resta longtemps penché sur le cadavre du Caprin.
Peu à peu, cette marée d’émotions reflua et il put reprendre ses esprits. Il tailla les cornes de la créature à partir du front, les enveloppa dans un linge, et remplit une grosse gourde de son sang. Affamé, il alluma un feu et dévora le reste de la carcasse, rongea jusqu’aux os ce qui pouvait l’être.
Après son repas ne restait plus qu’un corps mutilé, encore rougeâtre, sur lequel subsistaient de rares morceaux de chair.
Le silence, surtout, écrasant. Photophoros hurla, fit trembler les parois de la grotte, son cri se réverbéra autour de lui et lui retourna droit à la face. Il hurla jusqu’à être à court de souffle, jusqu'à s'évanouir.
Lorsqu’il se réveilla, il était toujours seul. Il se leva d’un bond, vérifia que rien dans son sac n’avait été dérobé, observa un instant les premières mouches se repaître du corps du Caprin, et sortit de la grotte.
Une fois à l’extérieur, incapable de parler, il rumina intérieurement tandis qu’il cueillait quelques herbes et baies comestibles, puis, peu avant la tombée de la nuit, il se dirigea vers le sud. Après une heure de marche, il remarqua une petite clairière abritée, et décida d’y passer la nuit.
Ses songes furent remplis de visions terrifiantes. Dedans, son père, son confident le plus proche, son meilleur ami, celui qui lui avait le mieux transmis le goût du savoir et du dépassement de soi, qui avait su lui donner une épaule sur laquelle pleurer quand s’étaient abattues sur lui les épreuves de la vie, sans qui jamais, il n’aurait trouvé le courage de sauver Trimonopatia, cet homme-là se changeait peu à peu en Caprin au cours d’un banquet. Sa toison d’argent se voyait remplacée par un poil rêche, surmontée de deux cornes en spirales, son menton imberbe se couvrait d’une forêt noire. À la fin du rêve, ne restaient plus d’humain que ses yeux, cet air triste qu’il lui avait lancé dans la grotte, et puis, sa voix devenue bêlante, qui lui criait : “Photophoro-o-o-ros, deman-an-de donc à mes amis !”
Alors le paysan, en dépit du froid, se réveillait le dos couvert de sueur, respirait nerveusement, vérifiait le contenu de ses besaces, et se rendormait avec difficulté. Jusqu’à la prochaine vision.
Le lendemain, dès l’aube, Photophoros abandonna l’idée de se reposer, se passa l’eau glacée d’un ruisseau sur le visage, et se mit en route.
Grâce aux statuettes en os offertes par Jaya, un soir après la chasse au phoque, il avait pu ponctuer son chemin et retrouva sans trop de difficulté l’escalier taillé dans le mur de glace. Alors qu’il n’avait passé qu’une semaine dans le Nunaqsuuq, il remarqua que la glace avait déjà commencé à se reformer. Sans plus attendre, il grimpa la muraille, marcha longtemps et redescendit de l’autre côté après quelques heures.
La nature redevenue plus rude de ce côté-ci du pôle, il préféra s’empresser de rejoindre la côte de l’Île aux Cristaux.
Ce fut fait après trois jours de marche seulement, au prix d’une fatigue que seule sa furie pouvait endiguer.
Bien sûr, les bancs de sable étaient déserts, à l’exception de petites barques de pêcheurs. Photophoros se rendit à l’auberge du village le plus méridional et y résida dix jours. La patronne, une femme aimable et visiblement plus éduquée que le reste de l’endroit, apprécia sa présence et accepta de lui fournir gîte et couvert en échange des récits de la Terre de Derrière, comme les villageois s’étaient mis à la nommer. En vérité, aucun d’eux n’eut cru, jusque-là, qu’il s’y trouvât quoique ce soit d’autre qu’un éternel désert de glace invoqué par un Dieu mécontent.
Malgré les innombrables détails fournis par Photophoros - il finit même, le huitième soir, après avoir trop bu, par mentionner les Caprins -, beaucoup refusaient tout simplement d’envisager que son histoire fût autre chose que celle d’un fou.
Au bout de dix jours, disais-je, un équipage de marins venus de Téloghis posa pied sur la côte, et vint remplir les chambres de l’auberge. La patronne, dont la beauté n’avait d’égale que la poigne, sut donner envie au chef d’équipage - un vilain qui n’était pas sans rappeler celui qui avait fait traverser la Mer Bleue à Photophoros - d’emporter ce passager avec eux.
Les marins remontèrent le long de l’île et réapparurent une semaine plus tard, chargés de peaux de phoque et de produits confectionnés par les autochtones. À peine eût-il passé le pas de l’auberge, que le capitaine s’adressa à Photophoros en ces termes :
“Là-bas, on a rencontré l’type qu’you z’a hébergé.
- Jaya ? demanda Photophoros, en brossant nonchalamment sa broussaille du bout des doigts.
- Oui. L’a dit que vous vouliez péter l’mur eud’glace.
- Et que lui avez-vous dit ?
- Ben, pardi, qu’ç’avait marché ! ‘Coutez, M’sieur… Photophoros, j’ai envie de vous proposer un marché.”
Le capitaine laissa claquer ses peaux de phoque sur le bord d’une table tout juste nettoyée, commanda de la gnôle pour tout son équipage, et invita Photophoros à s’asseoir à côté de lui.
“Vous m’donnez les infos, sur l’endroit où vous êtes passé, et moi, je vous paie c’que vous voulez une fois qu’on est à Téloghis. J’imagine qu’z’avez les couilles pleines, à part si vous avez chopé de la gazelle de l’autre côté du mur, mais j’crois pas. Y’a un bordel, dans le Quartier des Orfèvres, y’est cher mais ‘diou qu’la putain y est bonne !
- Je… merci. Je préfèrerais vous demander autre chose. Qui vous reviendra moins cher.
- Ha ! Le type a pas touché une foune depuis des mois et il se sent de s’abstenir ! J’t’ai démarqué, mon ami ! T’y es moine des montagnes, autrement c’est pas possible !
- Démasqué, plutôt, non ? Bon, quoi qu'il en soit, j’aimerais qu’une fois qu’on arrive à Téloghis, vous fassiez circuler la nouvelle.
- Quelle nouvelle ?
- Que non seulement, on peut percer le mur, mais que derrière lui se trouvent des terres fertiles en attente d’explorateurs.”
Le capitaine éclata de rire et accepta dans l’instant. Après tout, conserver le secret pour lui seul n’aurait servi à rien, les moyens à mobiliser pour percer le mur et y laisser circuler des caravanes étaient hors de sa portée.
On scella l’accord avec un verre d’une eau-de-vie infecte, puis, le lendemain aux aurores, Photophoros s’embarqua vers le sud.
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