Mordorés (7)

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 Drôle de sensation. Les grandes bâtisses de Téloghis, la douce léchouille de son phare sur la brume, la vie se déversant dans les veines de la ville… Après tant de temps à n’avoir pour seule compagnie que le cri du vent et les silhouettes décharnées des arbres rongés par le froid, la ville semblait une oasis de chaleur. D’un coup, Photophoros se sentit d’avaler la viande séchée offerte par les marins, et trouva malgré lui la force de se lever.

 Premier bonheur depuis la grotte. Il inspira à pleins poumons l’odeur du poisson grillé sur la marina, s’imprégna des cris des marchands et des bêtes, noya son regard dans le moindre recoin de civilisation qui s’offrait à lui. Le capitaine, avec qu’il avait sympathisé lors de la traversée, lui donna de quoi s’acheter un bon repas, et lui souhaita un bon retour.

S’il savait… pensa Photophoros.

 Maintenant que Trimonopatia était à portée de marche, il s’était mis à douter. Et s’il était parti trop longtemps ? Et si, lorsqu’il franchirait le trou creusé à même la muraille, il ne trouvait plus qu’un vaste cimetière ?

 Il choisit une taverne à la devanture de bois modeste mais bien entretenue et y commanda de quoi manger. La serveuse, une jolie blonde au visage de poupon, lui apporta un poulet cuit aux oignons, des carottes bouillies baignées dans une sauce de fond de veau. Photophoros se figea un instant devant la vue d’un tel repas. Le goût d’un plat aussi banal lui était devenu totalement étranger.

“Tout va bien ? demanda la jeune femme.

  • Oh, oui”, soupira Photophoros.

 D’un coup, ses yeux se mouillèrent.

“Cela fait… longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de bien manger, voilà tout.

  • Je… vous aussi, vous revenez d’expédition ? En ce moment, la mer est rude. Voilà bientôt six mois que notre client le plus fidèle est parti explorer celle d’Hellséa.
  • Une expédition… ? songea Photophoros. Oui, on peut dire ça.
  • Dans ce cas, je ne peux que vous souhaiter un bon retour sur la terre ferme ! Et un bon appétit !
  • Merci, mademoiselle. Avant cela, j’aimerais connaître les derniers événements, si vous êtes d’accord pour m’accorder un instant.
  • Eh bien… Les derniers événements… Voyons voir… Sa Majesté est venue ici, il y a trois semaines à peine, pour la Fête du Soleil. Si vous aviez vu le défilé ! Je n’ai pas vingt hivers passés, mais je peux dire que c’était probablement le plus beau depuis bien longtemps.
  • Vous m’en voyez ravi. Et… avant de partir, j’ai eu des échos concernant une… une épidémie, dans le sud. Cela vous parle-t-il ?
  • Oh… la peste d’or… oui, quelle horreur. Pourquoi vous me demandez ça, Monsieur ?
  • Parce que j’ai… un ami, qui vient de Trimonopatia, dans le Ftérotos Krynos, peut-être en avez-vous entendu parler ?
  • Tout de même, je ne suis pas ignorante ! s’exclama avec fierté la jeune femme.
  • Dans ce cas, savez-vous si… l’épidémie est passée ?
  • Hélas, non. Un mal comme ça, assurément, ce sont les dieux qui ont puni la région. Le Roi l’a placée en quarantaine. Je… je préfère ne pas me rappeler des descriptions, elles me…
  • Ce ne sera pas nécessaire. Ainsi, l’armée de Sa Majesté bloque toujours la ville ?
  • En tout cas, il y a de cela trois semaines, c’était encore le cas, réfléchit la serveuse.
  • Bien, mademoiselle, voilà pour votre peine. (Photophoros tendit trois micro-drachmes).
  • Oh, gardez cet argent avec vous. Le voyage ne vous a pas épargné, vous serez sûrement content de pouvoir vous acheter un autre repas sur la route.
  • La route ?
  • J’imagine que vous vous rendez à Trimonopatia ?
  • Ha… haha… vous êtes perspicace. Merci, mademoiselle, pour votre temps.
  • Avec grand plaisir !”

 Photophoros dégusta lentement son poulet, jusqu’à ce que celui-ci finît froid, puis il quitta la ville sans attendre.

 Il marcha cinq jours durant, dormant peu, mangeant tout juste de quoi soutenir son effort. Enfin, il approcha de nuit les murs de sa vieille ville natale, dans laquelle régnait un silence total, pas même perturbé par le chant d’oiseaux ou d’insectes. Il chercha longuement le trou percé dans les murs et découvrit, à la place, un bloc de pierre enveloppé dans une couche de mortier, posé à la va-vite.

 Pas le choix. À bout de nerfs, Photophoros décida qu’il faudrait expliquer aux militaires la situation en espérant que ceux-ci le laissassent entrer. Il approcha donc de la porte principale, à côté de laquelle gisaient par dizaines des corps dans des flaques de bile dorée. L’un des survivants, affalé contre le pied d’une table, poussa un gémissement en apercevant la silhouette de Photophoros se détacher de la nuit.

 L’homme posa la main sur son glaive, tenta de le dégainer : sans succès. Le paysan observa un instant cette mine dévorée par la maladie et s’engouffra dans la ville.

 Des cadavres, encore plus qu’au moment de son départ. Une obscurité écrasante, à peine percée au niveau des lanternes majeures de l’anaktorion. Le tyran Asphodèle, pensa Photophoros, devait être le seul à avoir évité les foudres de la peste, depuis les hauteurs de son palais.

 Le paysan redécouvrit Trimonopatia, cette mère qu’il n’avait jamais quittée plus d’une semaine avant l’expédition, avec une grande émotion. Charnier après charnier, sur ce sol repeint d’or séché, il prit conscience de l’ampleur des dégâts subis en son absence. Enfin, il se présenta à la porte de son domicile. Il inspira, fit une prière, et se hasarda à pousser la porte.

 La pièce centrale était vide, étrangement épargnée par l’odeur de la pestilence. Cela ne rassura guère Photophoros, qui pensa que ce qui restait de sa famille avait dû mourir déjà plusieurs mois plus tôt. Il traversa la pièce, monta les escaliers, et entendit, rassuré, un souffle rauque.

 D’un bond, il arriva dans la chambre conjugale et découvrit, mourante, sa Liotha, écrasée sur le lit. Dans son berceau, la petite Dorothoura avait cessé depuis longtemps de pleurer. Les insectes eux-mêmes semblaient éviter la maladie, car le corps de la petite était encore parfaitement préservé.

 Photophoros s’effondra ; un bourdonnement terrible s’abattit sur lui. Il sentit sa tête tourner, sa fureur, contenue depuis la grotte des Caprins, remonter comme une bulle à la surface de l’eau avant d’éclater. C’en était trop. Un torrent de larmes jaillit, il s’assit difficilement à côté de sa femme, en plein délire, et lui demanda pardon.

 Pardon pour quoi, lui-même ne le savait pas, tant il était perdu. Après s’être libéré de ses pleurs, il sortit la recette du grimoire de sa besace, s’empressa d’aller récupérer le matériel nécessaire à la confection du remède dans le grenier, et s’installa sur le bureau de la chambre.

 Il lut le poème à voix haute, comme pour trouver un repère auquel s’accrocher en cette nuit d’horreur ; broya un morceau de corne dans un bol et versa un peu du sang de caprin. Une fois la mixture prête, sorte de pâte à l’odeur ferreuse, il en enduit une louche et ouvrit de force la bouche de sa femme.

 Cette dernière posa ses yeux une seconde sur lui, puis elle reprit son délire. Photophoros déposa la pâte de Caprin sur sa langue, l’aida à l’avaler, et pria pour que le remède fonctionne.

 Le regard enfin calmé, Liotha le regarda comme si elle se tenait face à un ange. Elle leva péniblement une main, à moitié argentée, la posa sur la joue de son époux, et soupira.

“Je… Que les dieux soient bénis, mon amour.”

 Photophoros posa une main sur la sienne, et poussa un râle désespéré. Liotha, peu après, recommença à trembler. Un filet de bave brûlante s’échappa de ses lèvres, coula le long de son menton et s’accumula sur le haut de sa poitrine.

“Liotha ?! Liotha ! Le… reste avec moi, trois jours et trois nuits… Il faut tenir trois jours et trois nuits !

  • L’or, partout ! Le jardin !” s’exclama Liotha, entre deux toussotements.

 Photophoros tenta vainement de lui maintenir la bouche ouverte, mais les mâchoires de la jeune femme continuaient à claquer de leur propre chef. Enfin, après cinq longues minutes d’agonie, Liotha s’éteignit.

 Ainsi, la dernière personne qui rattachait le paysan à la vie rejoignit le Royaume du Bas. Le navire de son existence, jusque-là maintenu à flot par l’espoir de retrouver un semblant de vie normale, coula définitivement vers les abysses. Une noirceur que bien des démons auraient du mal à faire pleuvoir sur leurs victimes s’empara de lui. Sa peau, ses doigts, ses yeux : tout parut se couvrir d’un voile obscur, la colère céda la place à une amertume sans limites. Un grondement de douleur explosa dans le creux de son cœur et se répandit à travers ses veines, embrasa son corps et son esprit, déformés par tant d’épreuves.

“Le grimoire, Photophoros : il avait tort”, déclara une voix masculine derrière lui.

 À bout de forces, le paysan resta figé. À travers le concert de pensées qui s’entrechoquaient dans son esprit, la voix parvint à se frayer un chemin et à atteindre son cerveau.

“Oui… soupira le paysan.

  • Viens, je vais t’aider à te lever.”

 L’homme posa la main sur l’épaule, se plaça entre lui et le corps de Liotha, et lui tendit une main. Photophoros réussit à lever la tête et découvrit une silhouette encapuchonnée. Sa longue cape se déroulait tranquillement de la tête aux pieds, tout juste gonflée à l’endroit où logeait le fourreau d’un glaive.

 Photophoros attrapa la main, ferme, puissante. D’une simple pression, l’homme le releva et l’aida à se tenir sur ses deux pieds.

“Alors, les Dieux vous ont envoyé, hm ? Pour me punir ?

  • Hm… Je regrette, Photophoros, mais je crois que tu fais erreur.”

 L’homme releva le capuchon, fit apparaître une petite flamme dans le creux de sa main, et révéla alors un visage bien connu. Rasée de près, une mâchoire carrée, sous laquelle résidait un grain de beauté connu de tout Trimonopatia, un nez droit et taillé net, de grands yeux orangés.

 Photophoros ferma les siens un instant, respira profondément, et observa le visage en détails, de peur d’être victime d’une illusion.

“Si tu doutes de mon identité, je te laisse me toucher pour vérifier par toi-même, lâcha l’homme.

  • Majesté ? Qu’est-ce…
  • Allons discuter chez moi, veux-tu ? Je crois que nous avons bien des choses à nous dire.”

 Photophoros jeta un œil vers son épouse et sa fille, et voulut protester.

“Ne t’inquiète pas pour elles, nous leur offrirons une sépulture digne de ce nom. Les parasites eux-mêmes évitent le mal doré, tu les retrouveras telles quelles.”

***

 Dans l’aile la plus sacrée de l’anaktorion, décrite en peintures et dans les livres mais qu’aucun serf avant Photophoros n’avait vu de ses propres yeux, le Tyran Asphodèle alluma deux grands cierges à la flamme violacée, et lui offrit de quoi manger.

“Bien, Photophoros. Je tiens tout d’abord à te féliciter. Je doute que tu aies conscience du prodige que tu as accompli. (Le paysan releva la tête vers lui) A vrai dire, cela tient d’un tel exploit que je crois que les dieux (le mot lança un éclair dans le corps de Photophoros) l’ont soutenu, qu’ils voulaient que tu passes de l’autre côté.

  • Mon père… lui aussi…
  • Oui. Lui aussi, je crois qu’il a été soutenu.
  • S’il a été… Pourquoi, alors ? Le remède…
  • Peux-tu me donner la recette que tu as utilisée ?” demanda le Tyran.

D’un geste du doigt, Photophoros désigna sa besace, vautrée sur le parquet du salon divin. Le Tyran fouilla à l’intérieur, sortit le feuillet, et en récupéra un autre qui trônait sur son meuble à thé. En silence, il lut le poème, et déclara, après un instant :

“Je le savais.”

Photophoros se pencha un peu vers lui.

“Ta version, elle est erronée. Je parie que c’est un canular de l’éditeur, ou une simple faute d’inattention ; le résultat est le même. Laisse-moi te le lire à voix haute :

Trois jours et trois nuits écoulées

L’argent a vaincu le puissant

Gommé la déférence

Vaincu la folle arrogance

Les Dieux satisfaits

De ma corne et de mon sang

Extrairont l’abondance

Feront reculer les flots

Verdir les prairies

Et rougeoyer le Soleil

Trois jours et trois nuits passeront

De l’argent jaillira la vie

Brûlera la mécréance

Périra l’impuissant

De ma corne et de mon sang seuls

Les Dieux seront satisfaits

Maintenant, sache, Photophoros, qu’une erreur s’est glissée dans les deux derniers vers. (L’intéressé parvint à faire taire les cris dans sa tête et à se concentrer sur cet homme qu’il n’aurait jamais pensé rencontrer en de telles conditions.) En effet, la version originale, léguée par mes ancêtres, antérieure de plusieurs siècles à la tienne, dit ceci :

De ma corne et de mon sang

Seuls les Dieux seront satisfaits.”

Photophoros eut envie de hurler de rage, mais ne put laisser qu’une larme glisser le long de sa joue brûlée.

“Et… la vie, qui jaillit de l’argent ?

  • C’est ce qui m’inquiète le plus, Photophoros. Les Dieux sont de viles créatures perverses. Pour avoir laissé avant toi ton père, puis toi, détruire vos vies pour une chimère… La seule explication logique consiste à dire que la frontière entre dieux et démons est bien plus poreuse que ce que ces monstres essaient de nous faire croire. C’est pourquoi j’ai peur que d'ici à trois jours et trois nuits, ta femme se réveille de son sommeil de mort, mais pas comme tu l’imagines.
  • Comment… alors ?
  • Sous la forme d’une déesse, grogna le Tyran. C’est-à-dire, pour parler plus franchement, sous la forme d’un de ces démons qui nous jouent des tours. C’est pourquoi il va nous falloir purifier sa dépouille, par le feu s’il le faut, afin de s’assurer qu’une telle abomination n’arrive pas.”

Photophoros avala nerveusement un verre d’eau-de-vie servi par le Tyran. L’homme s’approcha de lui et tenta de le réconforter comme il pouvait. Dans sa voix, on pouvait également entendre la rumeur de sanglots.

“Les dieux nous ont tout pris, à toi comme à moi. Trimonopatia était… une perle ; peut-être pas au niveau de Téloghis, certes, mais une perle pour laquelle j’aurais tout donné. Et voilà que ces démons se mettent à faire rôder un cerf maudit dans les environs, et à plonger toute la région, tout le Royaume dans le chaos. Cependant, il y a une promesse que je peux te faire, Photophoros.

  • Laquelle ?
  • Nous obtiendrons vengeance. Peu importe s’il nous faudra traquer ces monstres jusqu’aux confins du ciel, nous obtiendrons réparation. La Mort elle-même ne saura nous rattraper. Nous reprendrons nos forces, nous organiserons, jusqu’à pouvoir rivaliser avec eux. Et, alors qu’ils seront confortablement endormis dans leurs nuages, nous abattrons nos lames sur leurs poitrines.”

La tristesse du Tyran se mua en rage, emportant dans son courant celle de Photophoros. Le paysan sentit peu à peu l’obscurité disparaître, chassée par la lueur d’une rage de vaincre incommensurable, sans cesse alimentée par le souvenir des derniers mois. Le paysan sécha ses larmes, avala férocement un morceau de viande, et déclara :

“Très bien, je serai avec vous.

  • Jusqu’au bout ! s’écria le Tyran.
  • Jusqu’au bout !” reprit Photophoros.

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