Chapitre 9

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 L’étudiant, jeta un œil inquiet sur la carrure boueuse de Nyny.

“Ne mord pas ? demanda-t-il, sans oser se mettre à marcher.

  • Non, il n’y a aucune crainte à avoir”, répondit Pratha.

 Le chevalier chercha à s’infiltrer dans l’esprit du Jarapouri mais n’y trouva qu’une foule de souvenirs banals ; l’homme, qui n’était pas aussi jeune que son physique le laissait croire, passait la plupart de son temps dans un lieu sans fenêtres, dévorant des livres, ou flânait dans les rues de la cité. Le plus surprenant était le fait qu’à aucun moment, Pratha n’entrevit de salle de classe ni de professeurs.

 Il se hasarda à demander :

“Vous êtes à l’université ?”

 Le jeune homme se retourna, le scruta d’un air surpris, et répondit, en habillant ses mots du mieux qu’il put, qu’il en était encore membre mais que ses professeurs l’avaient envoyé par le pays recueillir des informations pour un article en sciences sociales.

 S’ensuivit une conversation sur l’arrivée de la saison chaude, le recul des pluies, amassées en gros nuages spongieux au-dessus de la mer, prêts à partir vers le sud. Enfin, on arriva devant un grand saule, au pied duquel dormait paisiblement un pêcheur, une dizaine de lignes devant lui enfoncées dans le sol.

“Eh, Darshan, maripasee invités.

  • Sum ?”

 D’un coup brusque, le pêcheur releva son chapeau et découvrit, avec étonnement, le regard de Bhagttat, posé sur lui. Il sauta sur ses jambes et inclina le dos.

“Oh, Majâsté, jâ nâ savais pas vous… Hm… Kahr, dis temanyé ai chum très heureux chehlleh rencontrer tem !

  • Il dit qu’il est très…
  • Ai jarapurti parler”, sourit le Prince.

 Tout le monde fut très surpris. Le pêcheur, quant à lui, lança un rire et déclara :

“Kêvo Râjâ !

  • Que dit-il ? demanda Garajja.
  • Il dit que je suis un sacré Roi, sourit Bhagttat. Allons, allons, je ne suis qu’un Prince. (L’étudiant traduisit le tout immédiatement) Parlez-vous un peu skritt ?
  • Skritti ? Hm… Pas très bon, répliqua le pêcheur en agitant les mains pour dire “comme ci comme ça”.
  • Qu’importe, cela fera l’affaire.
  • Jâ vais prendre vos chevals, méssieurs”, reprit l’étudiant.

 Pratha, qui ne parvenait pas à lui accorder sa confiance, se résolut à lui confier les rênes de Bardéo.

“Darshan va vous emmener ân barque dvara le port industriel.

  • C’est compris. Sommes-nous les premiers arrivés ? demanda Bhagttat.
  • Oh, gaîkalee les blancs sont venus, répondit Darshan.
  • Gaîkalee ? répéta Pratha.
  • Hier”, traduisit l’étudiant.

 Après une poignée de mains chaleureuses, il retourna au village de pêcheurs avec les chevaux, tandis que Dershan répartit les caissons qui servaient de chaises dans sa barque, afin que tout le monde fut à l’aise.

 Il s’arma ensuite d’une grande pagaie, se plaça à l’avant de la barque, détacha l’aussière et s’engagea vers le port de Jarapour. Très vite, les échos des ouvriers en plein effort retentirent.

 Pratha était impatient de retrouver les Rébéens et découvrir l’endroit, ses jambes tremblaient d’excitation à mesure que la barque s’enfonçait dans le port, éclairé de toutes parts par de grandes lumières électriques. Dershan fit glisser son embarcation à l’ombre d’un navire en métal de la Compagnie Commerciale de Jarapour, esquiva les lumières des belvédères, et approcha d’un ponton sur lequel se pressaient des ouvriers ravis d’avoir terminé leur journée.

 Derrière le bateau, une portion de la muraille arborait une grosse balafre, infligée par un puissant canon.

 Dershan sauta sur le ponton, aida ses invités à le rejoindre, et s’engagea en sifflotant vers le cœur de la ville. Le grand palais, que Pratha avait pu apercevoir sous le couchant, n’était plus qu’une grosse masse spectrale.

 Nyny attira quelques regards inquiets sur lui à mesure que le groupe s’enfonçait dans ces anciennes rues de l’âge de marbre, bondées de travailleurs. Dershan prit deux ou trois détours, s’esquivant à la perfection aux regards des soldats Rébéens, installés à chaque carrefour, et trouva une petite impasse.

 Des bâtisses croulantes, desquelles s’échappaient des vapeurs d’épices, cernaient l’endroit. Dershan s’approcha d’une plaque d’égout, la souleva sans le moindre effort, et s’enfonça à l’intérieur par une petite échelle.

“Ha, Râjâ, mapha karasso, odeur shtresta… nay pas.

  • Il dit que l’odeur n’est pas la plus agréable, traduisit Bhagttat.
  • Et… Nyny, comment va-t-il passer ? s’exclama Pratha.
  • Kêvitre le chien entrer tyam ? demanda le Prince.
  • Le chien ? Hm… ai connais an’ya chemin.
  • Il dit qu’il connaît un autre chemin. On aurait dû le confier à Kahr, ça nous aurait fait gagner du temps.
  • Qui ? demanda Modshi.
  • L’étudiant. Enfin, vu comme il craignait l’animal, je ne suis pas sûr que ça aurait été une bonne idée.
  • Attendez !” s’exclama Dershan en remontant l’échelle.

 Il alla toquer, et une femme aux tresses recouvertes de bijoux, d’une grande beauté, apparut sur le pas de la porte. Pratha, aussitôt qu’il la vit, préféra détourner le regard, de peur que Vartajj ne remarque l’échauffement sur ses joues. Modshi, lui, ne se gêna pas pour lâcher une remarque grivoise à voix basse.

 Dershan, sourire aux lèvres, présenta ses excuses quand la femme lui râla dessus et invita la troupe à entrer. Chacun se faufila au milieu des matelas posés à même le sol, de ces grosses bouteilles contenant mille et un aliments trempés dans du liquide, entassées en pyramides, de ces lianes de cuir et de tissu, pendues au plafond, censées conjurer le mauvais sort, puis le groupe atteignit une cave.

 La femme ne lâcha pas d’une semelle ces invités non désirés et râla lorsque Dershan, d’un coup sec, renversa une grosse armoire vide calée contre un mur. Un trou, tout juste assez large pour que le bolsabak s’y faufilât, fut révélé, en même temps qu’une odeur d’humidité et de déchets.

“Kêvitre ai remettre sha, manê ? s’exclama la femme.

  • Ksha… Pahiji donnes mahla temps, ai viens sha nantara.”

 La musicalité du jarapouri, marqué par des accents chantants, plut beaucoup à Pratha. Il formula le désir de profiter du temps où il devrait rester dans la ville pour l’étudier.

 Pour toute réponse, la femme lança un soupir, roula des yeux, et retourna à la pièce principale. Dershan lança un sourire gêné à ses invités et s’engagea le premier dans le trou. Bhagttat, amusé, sourit comme à la taverne de Samsharadh, le premier soir où lui et Pratha s’étaient connus.

 D’un coup, le chevalier se retrouva projeté un an en arrière. Il chassa la nostalgie de son esprit et suivit le pêcheur. La galerie, dont les murs sentaient le linge mal séché, sembla se refermer autour de lui, tant il peinait à se maintenir en position accroupie.

 La pente descendit petit à petit, et, bientôt, le plafond s’éloigna assez pour que le chevalier et ses compagnons pussent se relever un peu. Bientôt, on put s’y tenir totalement redressé. Un embranchement se présenta ; Dershan tourna vers la gauche et trouva un caisson dans lequel étaient empilées des torches électriques.

 Il activa l’interrupteur de la sienne. Après le clic, l’objet fut parcouru d’un reflet rougeâtre qui projeta de grandes ombres sur les murs. Avec les reflets des psychés de chacun, on avait l’impression d’assister à une aurore boréale en miniature. Le pêcheur tendit une lampe à chacun et reprit la marche.

 De l’agitation qui régnait dans la ville ne subsistaient plus que de rares échos, étouffés par la masse du labyrinthe de pierre. Sans la moindre hésitation, Dershan choisissait entre gauche et droite, trouvait un interrupteur dissimulé sur un bloc de pierre et révélait de nouveaux embranchements, passait la main sur les parois du tunnel en suivant des schémas bien précis, traitant le labyrinthe comme sa muse.

 Et puis, au bout du chemin, une impasse. Bhagttat le premier en fut surpris et jeta un rapide coup d’œil derrière lui.

“Maat chum perdu ?” demanda-t-il.

 Pour un observateur extérieur, le Prince aurait paru, à ce moment, totalement maître de lui-même. Pas pour Pratha. Ce dernier remarqua en effet, au moment où son ami eut terminé sa phrase, une petite flammèche psychique, aussi vite éteinte qu’allumée. Le monarque avait beau garder la face, Pratha savait qu’il craignit plus que tout une embuscade.

 Il se demanda quel genre d’alliés pouvait bien lui inspirer une telle méfiance, mais n’eut le temps de formuler aucune hypothèse.

 Dershan, d’un mouvement de la main, intima le silence à Bhagttat. Modshi, Garajja et Draîgankee, à ce moment, posèrent les leurs sur leurs lames, prêts à faire payer le Jarapouri pour son insolence. Le Prince, d’un regard, leur ordonna de conserver leur calme.

 Le pêcheur, regard braqué sur le mur, se mit à chantonner en skritt :

“Au nom de l’océan omnipotent et du feu destructeur…”

 Au-dessus de sa tête, sa psyché s’opacifia et prit une forme multicolore, se déversant tout autour de lui. Cette fois, Bhagttat lui-même se jeta sur son épée de lumière et la pointa vers Dershan.

 Le Jarapouri était déjà ailleurs ; aussi poursuivit-il son incantation :

“Au nom du ciel omniscient et de la terre nourricière... Par la loi de l’éther qui t’entoure, je t’ordonne de me laisser passer, car mon cœur est fait de lumière et mon âme libre de tout péché.”

 Bhagttat était déjà prêt à faire sauter la cervelle de Dershan. La psyché de ce dernier faiblit peu à peu et reprit une taille normale. Alors, à la place des grosses pierres couvertes de mousse, ce fut peu à peu un simple drap blanc, étendu entre deux parois, qui se révéla.

 Le Prince, Garajja, Modshi et Draîgankee se sentirent tous stupides. Lorsque le pêcheur se retourna enfin, il sursauta face à tant de lames hérissées vers lui. Aussitôt, il se jeta aux pieds du souverain et implora son pardon.

“Ai… chemin khullahat… Ai traître nay chum !”

 Bhagttat s’agenouilla à son tour, lui tendit une main et l’aida à se relever.

“Je te prie d’accepter mes excuses, Dershan. Mapha karasso.”

 Il sortit une grosse pièce d’or et la plaça soigneusement dans la main du pêcheur. Ce dernier, une fois calmé, reprit la marche et se mit à expliquer la moindre de ses actions dans une logorrhée interminable.

 Et puis, comme si de rien n’était, la troupe arriva dans une salle au plafond haut, dans laquelle brillait de mille feux un chandelier doré, accroché à la pierre.

“Ai viens sha, attendez mana.”

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