Chapitre 10
Au sortir de rêves agités, Pratha bondit hors de son lit. Il se jeta sur la lampe installée à son chevet et éclaira sa chambre aux murs bistrés ; la lumière balaya en un instant ses visions nocturnes. Il saisit la serviette pendue au pied de lit, s’épongea le front, et appuya son dos contre le mur.
Peu à peu, les visages obscurs, fardés et marqués par de grands sourires de charognards s’effacèrent. Le chevalier entendit encore la mélodie sinistre des rires pendant quelques instants, puis, une fois son esprit pleinement revenu à la raison, il profita du réconfort apporté par le silence.
Six heures trente-quatre, indiquait la pendule. Il avait encore du temps.
Pratha quitta sa chambre, se faufila à pas de loups dans le couloir, à travers le torrent de ronflements venus des dortoirs, se lava en vitesse, enfila la tenue fournie par les mafieux, tâta sa bourse, et demanda à ce qu’on le guidât jusqu’à la surface.
Jarapour était déjà réveillée. De part en part, les cris venus du port résonnaient à travers les ruelles et avenues déjà bouchées par des ouvriers et leurs brouettes, des patrouilles orientales, quelques badauds, des animaux destinés au marché.
Pratha ne se lassait pas du parfum de la Mer. L’iode, portée par le zéphyr, le gonflait d’énergie. Passé les premières inspirations, l’odeur du poisson grillé venait s’y mêler. L’estomac rugissant, le Djahmarati dévala l’avenue tortueuse qui menait au port.
Comme un grand cœur pompant le sang dans ses artères, Jarapour voyait des foules pressées se déverser alternativement entre la haute et la basse ville. Le mouvement était d’une fluidité déconcertante ; parfois, des soldats Rébéens se retrouvaient plantés au milieu d’une avenue, comme de gros caillots, mais aussitôt, les Jarapouris s’en accommodaient et s’écoulaient tout autour.
Leur langue chantante emplissait l’air, soufflait sur la vapeur accumulée au-dessus des immenses navires de commerce et de guerre. Pratha se laissa porter par la musique et tomba sur le port de commerce, dans lequel mouillaient des vaisseaux tout en courbes, à la peau tantôt métallique et rugueuse, tantôt boisée et ridée. Les premiers, écrasés par des cheminées de la taille d’une tour de guet, cernés de grosses roues cuivrées, les seconds percés par de grands mâts sur lesquels des toiles de toutes couleurs étaient enroulées.
Restait une troisième catégorie, comprenant une minorité de bateaux ; dessus, les architectes navals s’étaient livrés à toutes sortes d’expériences. Les courbes se faisaient plus prolongées, comme si le bateau se faisait étirer par un géant, ou au contraire plus ratatinées, comme si le géant les avait écrasés entre ses mains. Cheminées et mâts, bois et métal cohabitaient, parfois de manière anarchique.
Cela créait des œuvres intemporelles ; c’était le cas du Pashimi Divandâhdi, devant lequel Pratha resta figé.
Le bâtiment, de taille moyenne, paraissait écrasé entre deux galions intégralement en acier. Le concepteur avait tenté d’allier cuivre, laiton, acier, aluminium, et bois sombres. Les métaux y étaient répartis comme une armure autour de la coque.
Pratha s’assit sur un bollard d’amarrage et observa des adolescents musculeux, épaules chargées de caisses, de tapis, d’amphores métalliques bouchées, effectuer des aller-retours entre le pont du navire et un entrepôt juste derrière.
Il resta longtemps assis, songeant qu’il aimerait, lui aussi, prendre place sur le pont et traverser la mer, noyer la douleur des derniers mois dans ses flots, et recommencer sa vie ailleurs.
Ce fut son estomac qui le rappela à l’ordre. Un vendeur ambulant de brochettes écoulait sa marchandise à des manouvriers pressés, qui engloutissaient ses poissons en deux ou trois bouchées.
Pratha en commanda une.
“Excusez-moi ! fit-il alors que le vendeur s’éloignait. Vous parlez skritt ?”
L’homme hocha de la tête.
“Pashimi Divandâhdi, qu’est-ce que ça veut dire ?”
Le vendeur se frotta le menton et déclara :
“Divandâhdi, c’est una tour qui fait la… lumière.
- Un phare ?
- Oui, oui. Et pashimi, c’est ouest.”
Pratha se sentit stupide. Le mot, à un son près, était le même que celui employé dans sa langue. Il remercia le vendeur, dégusta son poisson-chat frit, et quitta le port.
Sur le trajet vers son rendez-vous, il croisa de nombreux militaires, le plus souvent installés sur les places de la ville, à l’ombre du Grand Palais Ducal. Il remonta par le quartier des tanneurs, à l’odeur d’ammoniaque stagnante, compta les bâtisses colorées et odorantes le long de la Rue des Lames, et s’arrêta devant une grosse porte en bois, au style le plus sobre qui soit.
Un peu plus bas, il reconnut le square décrit comme une zone grise du quartier par la Matriarche. À première vue, l’endroit était pourtant totalement banal. Un banc, deux vieillards occupés à discuter, une petite fontaine, un grand chêne.
Pratha se demanda s’il trouverait de la pâte de pavot dans les fentes des murs, derrière, ou si ces deux vieillards à l’air innocent participaient au trafic.
L’idée le dégoûta.
Il claqua le heurtoir à trois reprises. Un bruit de pas se rapprocha, puis une voix de vieille femme demanda :
“Nak hum ?”
Pratha réfléchit une seconde, observa les coulées psychiques se faufiler par les rides de la porte, et répondit :
“Je suis Mohl, je viens voir votre maître.”
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