10.2

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 La bâtisse baignait dans une odeur d’encre, de papier et de bois. La vieille servante, une dame silencieuse, guida Pratha jusqu’à l’étage. Là, une secrétaire dans la vingtaine, boucles argentées, tapait ce que lui dictait un homme en costume oriental. Mains placées derrière sa veste en velours, l’homme grignotait nerveusement sa moustache entre deux phrases.

“Saheba-na invité arrivé sha”, déclara la servante de sa voix fatiguée.

 L’homme se retourna, dévoila un visage entouré par des pattes noires, un nez relativement aplati, des iris noisette. Il tendit ses deux mains et s’empressa de serrer celles de Pratha.

“Saheba Mohl, je vous attendais !

  • C’est un honneur de vous rencontrer, Saheba Lokad.
  • Un honneur partagé ! reprit le Jarapouri. Vous prendrez le thé ?
  • Si vous proposez…
  • Allons, installons-nous au jardin, dans ce cas.”

 Pratha fut surpris que dans ce quartier aux bâtisses agglutinées les unes aux autres, on put trouver la place d’installer un jardin.

 D’un geste de la main, Lokad congédia sa secrétaire, avant de prendre les escaliers.

 Son jardin était une petite cour, de la taille d’un grand appartement, au milieu de laquelle trônait une statue de Mahashmi, protectrice des marchands et de Jarapour. Autour d’elle, des pétales de toutes couleurs étaient déposés comme un doux tapis.

 Lokad invita Pratha à s’asseoir sur un pouf oriental, et demanda à la vieille servante de ramener du thé. L’homme huma avec plaisir l’air parfumé du jardin et déclara :

“Je crois que je ne m’en lasserai jamais.

  • J’avoue ne pas savoir comment vous avez réussi à chasser l’odeur des tanneries.
  • Ha ! C’est quelque chose dont je ne suis pas peu fier !” s’exclama Lokad.

 Il désigna les murs de l’étage, striés de petits trous, et une sorte de machine ronflante, installée sur le toit devant eux.

“Un cadeau du Jay Zamar. Les Impériaux s’en servent pour chasser les mauvaises odeurs dans les marchés couverts. Nidhi, apporte le thé et le jeu, je te prie.”

 La servante s’inclina et disparut dans la demeure.

“Puis-je vous poser une question, Saheba Mohl ?

  • Bien sûr”, répondit Pratha.

 Son attention était absorbée par des gravures de singes au pelage pareil à des flammes, représentés le long des moulures, au-dessus des arches de la maison.

“Que pensez-vous de Jarapour ?”

 La familiarité avec laquelle Lokad avait posé sa question surprit Pratha. Il réfléchit un instant, réprima le mépris que lui inspirait la complaisance des locaux avec les impériaux, pesa ses mots, et s’apprêta à répondre quand la servante reparut, un bras chargé d’un plateau avec deux tasses en terre couvertes de motifs abstraits, et une théière en céramique noire, où se promenaient des fleurs dorées et blanches. Son autre main tenait une poignée au bout de laquelle une boîte en cristal, entourée d’une structure en laiton, abritait des pièces dorées et argentées.

 Malgré le poids évident de sa charge, la servante posa délicatement le plateau de thé et la boîte sur la table, servit successivement Pratha et Lokad. Puis, elle leva les verrous placés sur le côté de l'objet et révéla un jeu magnifique, au fond tapissé d’une peinture représentant une bataille entre peaux-d’or. Alignées sur les rangées gravées, des canons, des bouffons, cavaliers, piquiers et épéistes n’attendaient que d’être utilisés.

 D’un sourire amical, Lokad congédia sa servante. Il entreprit d’aligner les pièces sur la surface de cristal.

“Un ami de Burghomese me l'a offert. J’ai fait imprimer des tracts à ne plus savoir qu’en faire, pour sa campagne au Conseil. Reybaldi, peut-être en avez-vous entendu parler ?”

 Pratha épousa du bout des doigts les pieds de la boîte, taillés en paysans musculeux la soutenant à la force de leurs larges épaules.

“Je connais très mal le Litania.

  • Un très beau pays… sincèrement, soupira Lokad. Reybaldi n’a eu de cesse de me couvrir de cadeaux, depuis qu’il est devenu intendant. Quand la situation le permettra, je vous suggère de faire un tour là-bas.
  • J’ai un ami… qui est parti y vivre.
  • Vraiment ? Voilà que vous piquez ma curiosité, Saheba Mohl.”

 L’imprimeur leva son verre dans sa direction, trinqua, et puis on dégusta une première gorgée du breuvage. Pratha y décela la présence d’épices qu’il ne parvenait pas à nommer.

“Les canons représentent les éléphants, les bouffons remplacent les yogis, les cavaliers, quant à eux, sont équivalents aux archers”, expliqua Lokad.

 Et puis, aussitôt, il tira d’un petit tiroir incrusté un dé à huit faces.

“Vous prenez un-à-quatre ou cinq-à-huit ?

  • Hm… Disons un-à-quatre, répondit Pratha.
  • Mahashmi vous sourit”, reprit Lokad, aussitôt après avoir lancé le dé.

 Pratha se retint d’utiliser son ouverture favorite, de peur d’offusquer son hôte, et plaça un canon en hauteur. Lokad saisit fermement ses moustaches et testa mentalement plusieurs ouvertures.

“Où votre ami vit-il, exactement ?”

  • Cela fait quelque temps que je n’ai pas eu de ses nouvelles, mais il devrait être vers Trecorrinti.
  • Ha… Trecorrinti… Le carrefour des trois isthmes. La ville des nouveaux espoirs.
  • Pardon ?
  • Eh bien, c’est là que s’installent tous ceux en quête d’une seconde vie. Trecorrinti est une véritable épine dans le pied de Sa Majesté ; trop proche des frontières, on peut y déboucher par le Bois des Zélés… Beaucoup de bandits, d’endettés, d’opposants politiques s’y retrouvent. Votre ami fait partie d’au moins une de ces trois catégories, je me trompe ?”

 Lokad décida d’engager un bouffon sur le milieu du plateau. Sans couverture, prêt à être fauché par l’infanterie de Pratha. Ce dernier songea qu’il valait mieux montrer patte blanche, s’il voulait rallier l’imprimeur à la cause. Alors, en avançant prudemment un piquier à la rencontre du bouffon égaré, il déclara :

“Disons que cet ami avait quelques soucis avec les Impériaux.

  • Ha ! Qui n’en a pas, aujourd’hui ? Reybaldi m’a parlé de l’affluence des peaux-blanches dans le Royaume. On en trouve dans chaque bourgade ; il leur arrive même de se constituer en diaspora organisée, d’occuper des quartiers entiers.”

 Une question sur Jébril en entraîna une autre, et, bientôt, Pratha révéla tous les détails qui ne compromettaient pas sa mission. Lokad apprécia l’honnêteté de son invité et se permit, au départ discrètement, ensuite ouvertement, de dire ce qu’il pensait des envahisseurs.

 Peu à peu, l’apparente anarchie qui régnait dans les troupes de Lokad prit forme, et Pratha comprit l’avantage indéniable qu’elle lui conférait ; d’un seul mouvement, une pièce pouvait passer l’entièreté de l’armée en position défensive ou offensive, permettait au Jarapouri d’entreprendre des attaques suicidaires mais qui, le plus souvent, étaient payantes, ou forçaient Pratha à risquer ses hommes.

 Le Djahmarati comprit que son hôte n’était pas du genre à se froisser pour une pièce d’artillerie perdue, aussi se mit-il à prendre au sérieux son adversaire. Il remporta les deux premières parties, fit match nul pour la troisième, perdit la quatrième. Coup après coup, Lokad améliorait sa compréhension de son jeu et le poussait à l’épuisement.

 D’un bloc compact, il pouvait ne laisser qu’un espace vide en l’espace d’un tour, si Pratha tentait une offensive. Au contraire, lorsque son invité se faisait plus prudent, il savait le titiller, quitte à sacrifier un canon ou un cavalier, si cela lui valait l’occupation d’un point stratégique.

 De la même manière qu’il avait mené ses attaques avec ordre et méthode, Pratha avait aligné un par un ses arguments pour que l’imprimeur se rallie à la cause, les espaçant toujours de longues minutes. Les quelques émanations psychiques de son hôte révélaient bien des craquelures.

 Le problème majeur était la frilosité de Lokad ; artisans et commerçants étaient dans le viseur des occupants. Sa position, digne de celle d’un funambule - entre la nécessité de ne pas faire trop de zèle, ce qui lui vaudrait l’aliénation des siens et le tarissement de ses revenus, mais également celle de ne pas trop affirmer son indépendance par rapport aux Rébéens, ce qui se conclurait par la fermeture immédiate de son atelier -, le torturait.

 Pratha, dans un élan de cynisme que son esprit s’obstinait à maquiller en pure intelligence mise au service du bien, soufflait à la perfection le chaud et le froid.

 Peu à peu, les craquelures de Lokad s’élargirent et Pratha put s’engager pleinement à l'intérieur. Il sentait, sans même avoir besoin de s’introduire dans son esprit, que ses arguments se frayaient un chemin comme un enfant à travers un champ de blé, et voyait son opinion vaciller.

Avant que le soleil ne se couche, pensa-t-il, ce sera gagné.

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