Chapitre 11
D’un mouvement de ciseaux, Pratha coupa une mèche épaisse de sa barbe et l’envoya sur le petit monticule brun dans la corbeille. Peu à peu, sous la forêt de poils, le rougeoiement de ses pommettes lui apparut dans le miroir.
Derrière la porte résonnait la voix de Tindashek, jouant aux automates avec la fille d’un des lieutenants de la mafia. Sa bonne humeur, permanente depuis l’arrivée à Jarapour, était contagieuse.
Il esquissa un sourire.
Une dernière touffe rebelle arrachée, le chevalier saisit sa flasque de khusî, s’enfila une rasade généreuse, apprécia la caresse chaude de l’alcool dans son estomac, revêtit son déguisement de marin, fit tournoyer la lame de son épée dans l’air poisseux de sa chambre.
Le système d’aération continuait à crachoter dès qu’on l’activait ; aussi l’humidité rance des nuits festives s’était-elle accumulée des jours durant. Lorsque qu’il quittait les maisons bourgeoises aux parfums fleuris, les quartiers populaires à l’odeur mélangée de barbaque, de poisson frit et d’agrumes bon marché - parfois aussi de vomi et d’excréments -, et qu’il retrouvait cette chambre puante comme la tanière d’un ours, Pratha ne pouvait s’empêcher de filer sous sa couette à la recherche d’une poche d’air épargnée.
À toute cette puanteur s’ajoutait celle du poil imbibé de mousson de Nyny. Le bolsabak, des jours durant, avait dû quitter la salle d’accueil, où stagnait une eau noirâtre, pour dormir au pied du lit.
Pratha saisit la bouteille d’eau de toilette offerte par le Saheba Ghujir et s’en aspergea généreusement le cou. Sa puissante senteur musquée recouvrit celle de la tanière.
Le chevalier sanglait ses bottes quand une main toqua à la porte.
“Entrez !” s’écria-t-il.
Sur le pas de la porte, une Vartajj fraîche comme une rose, habillée à la mode locale, cheveux organisés en cascades torsadées coulant sur ses épaules. La jeune femme s’arrêta un instant, observa son chéri, et vint lui décocher un baiser sur la joue.
“Oh, tu sens” nota-t-elle.
Pratha resserra d’un coup sec ses chausses et grogna :
“Moi aussi, je suis content de te voir.”
Il approcha sa barbiche fraîchement taillée du front de sa bien-aimée et y apposa ses lèvres. La jeune femme s’adoucit, passa sa main sur son menton, saisit la paire de ciseaux sur la table de toilette.
“Ici, ça dépasse.”
Pratha tendit le cou comme un esclave qu’on s’apprête à examiner sur le marché. En quelques mouvements fins et rapides, Vartajj débarrassa son visage des mèches récalcitrantes.
Une fois l’ouvrage achevé, Pratha s’affala contre le dos de Nyny, tandis que la jeune femme prit place sur le tabouret. Elle déclara :
“La Matriarche organise une célébration, ce soir.
- Pour l’offensive ?
- Ha, tu étais déjà au courant.
- Bhagttat m’en a parlé hier soir.”
Vartajj ouvrit sa besace et saisit un petit tas de feuillets reliés par une corde de chanvre.
“Tu vas voir Lokad, aujourd’hui ?
- Oui, je dois d’abord passer chez lui ; je déjeune chez les Bingapi.
- Tu pourras lui remettre ces documents ?
- Bien sûr”.
Alors qu’il s’apprêtait à se lever, sa compagne lui bondit dessus et s’installa à califourchon sur lui. La masse velue qui leur servait de canapé grogna un peu avant de retourner à ses songes.
Les échanges de baisers ne furent interrompus qu’après de longues minutes, lorsqu’un Tindashek furieux d’avoir perdu aux toupies entra comme une bourrasque.
Pratha profita quelques instants de la douce chevelure de Vartajj, de cette pile d’énergie qu’était Tindashek, puis il se releva et se mit en chemin.
Il se faufila avec aisance entre les couloirs trempés, avançant sur les zones épargnées par le déluge avec la même célérité que le pianiste joue sa partition. À peine le temps d’entonner à voix basse la Comptine des Pêcheurs Égarés qu’il était déjà dehors.
Amassés en gros champignons terreux dans le ciel, des nuages furieux, chargés de fumée et de mousson, s’approchaient à toute vitesse de la ville.
Pratha s’empressa de rejoindre le Quartier des Tanneurs au rythme léger du Bon Oddhi, qu’il ne se lassait pas de chanter dès qu’il avait un moment de libre.
Plusieurs fois, il avait provoqué l’exaspération du pianiste en lui demandant de jouer et rejouer le morceau. Tout, dans le ton irrévérencieux des accords, l’apparent désordre des notes, le double morceau tapi au milieu de ce marasme sonore le séduisait.
De sa voix abîmée par les soirées qui s’éternisent, il aligna maladroitement les notes, au nez et à la barbe des avis de recherche placardés sur tous les murs.
Il esquiva furtivement une, puis deux patrouilles, déboucha sur le café de la Place du Prêtre. Curiosité morbide.
Les innocents, le cou écrasé par le chanvre, continuaient à fixer le vide, sous le regard effarés des rares passants. Quelques corbeaux gourmands leur tournaient autour, picoraient ces chairs gorgées de sang coagulé, accompagnaient le repas de leurs croasseries.
Pratha n’avait pas oublié la parodie de procès, donnée en place publique, suite aux attentats. Trois qaïds, quatorze khakhbars, tous capturés au détour d’une venelle en l’espace de quelques minutes.
Il revit leurs expressions, quand on leur avait débandé les yeux. Plus de force pour crier. Leurs regards envahis par la détresse. Le sifflement du fouet sur leurs dos pâles, les râles pestilentiels, le crépitement d’un clou bouillant que le qaïd le plus récalcitrant s’était vu loger dans l’orbite gauche.
Ça avait calmé tout le monde. De ces bouches muettes avaient jailli des torrents de paroles. Tout, de l’emplacement de la poudre, des canons, des mouvements des troupes passés et à venir, avait été dévoilé. Il était probable que Bhagttat et la Matriarche sussent mieux où les Jays faisaient leurs besoins que quiconque.
Les spécificités des modèles de fusils et les pièces d’équipements orientales, la localisation des sentinelles psychiques ; on avait essoré les ennemis jusqu’à la mort. Le qaïd à l’œil crevé s’était obstiné jusqu’au bout. Ses collègues n’avaient pas tardé à le rejoindre, tantôt sauvagement égorgés au milieu de la nuit sur une petite place, ou bien troués par le plasma… Mais ce qui avait le plus choqué Pratha était la méthode employée par Tasî.
L’Étoile de l’Ombre, d'habitude relativement douce, au moins en apparence, s’était métamorphosée en tigresse. Ses mains bouillonnant d’énergie, elle les avait d’abord déposées sur le visage du dernier qaïd comme une amante sur le visage de son aventure. Puis, elle avait resserré son emprise, insufflé une terreur impensable à l’Oriental, laissé déferler un concentré multicolore sur ce visage amaigri.
N’était plus restée qu’une loque recroquevillée, qu’on avait jetée du haut d’un entrepôt du port militaire.
À mesure qu’il progressait dans les paroles du Bon Oddhi, Pratha sentit ces souvenirs désagréables lui remonter, et prit le risque de chanter plus fort.
Il atteignit bientôt la demeure de Lokad, lui remit les feuillets, partagea une tasse de thé, avant de se rendre chez les Bingapi.
La famille, issue de la petite aristocratie, expulsée à la suite d’un coup d'État sur l’île de Semass, s’était installée voilà dix ans auparavant dans une magnifique villa à quatre étages, dans le plus pur style jarapouri. À chaque fois que Pratha était invité à leur rendre visite, il s’y rendait avec grand plaisir, tant il aimait l’atmosphère chaleureuse qui y régnait.
Lorsqu’il arriva devant la grande porte, à peine eût-il le temps de frapper le heurtoir que Tikar s’empressa de lui ouvrir.
Évidemment, pensa-t-il.
La jeune servante effectua une révérence excessivement flatteuse, vit ses joues de porcelaine rosir à vue d’œil, et se hasarda à lui demander, avec son accent qui rappelait les brises d’été, s’il avait fait bonne route.
“Oui, merci. Vos maîtres m’attendent.
- Ka… Bien sœur, swivez-moi.”
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