11.2
Tout en arpentant ces couloirs ambrés, éclairés à l’électricité, Tikar se retournait pour jeter un œil au chevalier. Depuis la première fois où il avait mis les pieds dans la villa, la servante n’avait eu de cesse de lui faire les yeux doux.
Dire que son visage fut une vision désagréable serait mentir ; aussi Pratha préférait-il résumer leurs échanges au strict minimum.
Après avoir arpenté un dédale d’escaliers, on arriva finalement devant la porte de Saheba Bingapi.
L’exilé était assis entre deux enfants aux visages ronds, comparables à ces petits anges qu’on trouvait parfois dans les peintures litanoises, occupés à faire s’échanger des coups d’épées à de petits pantins de bois articulés.
Saheba Bingapi, le bras enroulé autour de la cadette, dictait à son épouse, installée devant une machine à écrire, quelque chose dans sa langue. D’une voix timide, Tikar interrompit la famille :
“U:kabadi noddŵak maruat tŵan-tŵan.
- Ku:m noddŵak maruatkaba” répondit chaleureusement Saheba Bingapi.
Son épouse cessa de taper sur sa machine et lança un regard amical à sa servante ainsi qu’à Pratha.
Le Nordique voulut effectuer une révérence mais, comme à son habitude, Saheba Bingapi l’arrêta d’un “pas besoin, pas besoin” souriant.
Le maître de maison passa sa main dans la tignasse blonde de son petit garçon, déposa un baiser sur le crâne de sa fille, et leur demanda, d’une voix douce :
“Bama krus su:lin rangge durukma. Tiyan, kita ulin, kuwess ma ?
- Leken… leken…
- Leken bukan”, reprit la mère des enfants.
Les petits, non sans protestations, furent accompagnés par Tikar vers l’extérieur. Saheba Bingapi se leva d’un bond et gratifia son invité d’une embrassade vigoureuse. Même s’il faisait une bonne tête de moins que Pratha, le Semassien l’égalait probablement en force.
Il l’invita à prendre place sur le divan, et s’empressa de lui servir un sirop.
“Contente de vous revoir, Saheba Mohl”, déclara Permata, la femme de Saheba Bingapi.
Elle s’assit sur le divan à son tour et reçut un verre. Saheba Bingapi s’installa quant à lui sur un pouf, en face d’eux, et observa attentivement son invité. Pratha s’en amusa, avala une gorgée, et déclara :
“Ne vous inquiétez pas, tout est en ordre.
- Vous voilà capable de lire les psychés ! s’exclama Bingapi.
- Allons, même un esprit totalement hermétique pourrait te lire, répliqua Permata.
- Hm… Je veux bien le croire, répondit l’intéressé. Et, alors, pour ce qui est de la Matriarche… ?
- C’est aussi réglé”, répondit Pratha.
Le chevalier saisit un lacet de sa chemise de marin, le tritura entre ses doigts, et reprit :
“Vous n’avez pas à vous inquiéter. Vous avez clairement démontré votre attachement à la cause.
- Je vous prie de m’excuser, Saheba Mohl, pour ma vigilance excessive. C’est que je sais combien prompts sont les hommes à dégainer piques et fusils pour peu que vous leur paraissiez louche. Je vous le dis en toute sincérité, car je vous fais confiance.
- Je sais bien, mon ami. Mais, vraiment, vous n’avez rien à craindre, la Matriarche et Oddhi sauront vous récompenser pour votre contribution.”
Les deux époux se regardèrent en silence, jusqu’à la fin de leurs verres. Pratha remarqua de fins écoulements psychiques emplir l’air autour d’eux.
“Où resterez-vous, le temps de la bataille ? demanda le Djahmarati.
- Nous avons une maison de campagne, vers les Vallons, répondit Permata. Combien de temps pensez-vous qu’il nous faudra nous absenter ?
- Une semaine serait le strict minimum, mais je vous conseille plutôt de prendre un mois à la campagne.”
Saheba Bingapi adopta une moue pensive.
“Bien… Cela fera découvrir aux enfants autre chose que la ville. Nous en profiterons pour nous reposer ; qu’en penses-tu, ma chérie ?
- S’il le faut… soupira l’intéressée.
- Quand j’y pense, Saheba Mohl, je ne puis m’empêcher de me tourner et me retourner, le soir, avant de m’endormir. J’ai, l’espace d’un instant, vraiment pensé que les Orientaux apporteraient un nouvel âge de prospérité avec eux. Non pas que je n’aime pas Oddhi… Mais il faut reconnaître que le Grand Duché s’est considérablement amolli, sous son règne. Et je sais d’expérience que cela n’est pas bon, que le… le peuple se révolte précisément dans ce genre de moments.
- Lorsqu’il perçoit une faille dans l’autorité”, compléta Permata.
Bien sûr, le parallèle avec la chute du Grand Royaume Skritt était flagrant. Ces six derniers mois, depuis sa première rencontre avec Lokad, en fait, Pratha n’avait de cesse d’y penser. Il s’était complètement immergé dans la culture jarapourie, avait consulté quantité de livres d’Histoire, d’économie, de sciences nouvelles telles que la sociologie, l’anthropologie : s’était endormi avec ces petits traités philosophiques à la pensée imprégnée de la mer, de cette immense plaine bleue, ce pont vers le monde entier, mais aussi cette rampe par laquelle les autres races s’étaient toutes jetées sur les remparts de Jarapour comme des chiens affamés sur un os.
Il avait fini par comprendre, puis par adhérer à ces vues qu’il avait autrefois jugées ridicules.
Alors que le géant skritt s’était ramolli sur ses jambes, à l’instar de ces centaines de soldats orientaux devenus accros à la pâte de pavot, Jarapour avait fermement conservé ses armes et tenu bon face au hurlement du temps.
“Par quelle porte devrons-nous passer ?” demanda Saheba Bingapi entre deux coups de carillon.
Pratha saisit délicatement la bouteille de laiton, remplit son verre, et déclara :
“Ma réponse, je le crains, risque de ne pas vous plaire.”
Saheba Bingapi haussa un sourcil.
“Eh bien, tant que nous pouvons quitter le navire à temps…
- Il vous faudrait passer par les égouts, traverser ainsi la ville jusqu’à la Porte des Vallons.
- Allons ! Lorsque les batiks blancs nous ont chassés, nous avons campé sur le flanc de cratères, des jours et des nuits durant.
- Si l’Angkasa se montrait généreux, nous mangions un ou deux lapins, parfois un cerf nain, ajouta Permata. Mais la plupart du temps, notre régime était constitué de racines et de baies.
- Oui. Votre randonnée à travers les égouts, en comparaison, sera une promenade de santé ! rit Saheba Bingapi.
- C’est tout à votre honneur, rétorqua Pratha. Ce n’est pas tant cette étape du voyage qui m’inquiète que la suivante.
- À la Porte des Vallons ? Pourquoi ça ?
- Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les Rébéens sont sous tension, dernièrement. Passer par là reviendrait à vous offrir un aller direct pour les geôles du Palais Octogonal.
- Si nous ne passons par la porte… ?
- Nous… enfin, vous et votre escorte vous fraierez un chemin à travers les murs, directement.”
Saheba Bingapi afficha la plus grande surprise. Permata demanda alors :
“Vous voulez… Creuser à travers les murailles ?
- Creuser, non. Emprunter un passage déjà taillé.
- Allons, vous allez me dire que les Oddhis et les Orientaux laissent des trous dans leurs remparts ?
- Un seul, en fait”.
L’aristocrate Semassien n’en croyait pas ses oreilles. Il resta encore figé un instant, tandis que sa compagne observait leur invité comme un observe une trouvaille étrange sur un marché clandestin.
“Si je m’inquiète, expliqua ce dernier, c’est qu’il y a de bonnes raisons de ne pas reboucher le trou.
- Lesquelles ? s’emporta presque Saheba Bingapi.
- Il débouche directement sur Risonak.
- Le Bauge ?! Impossible ! s’écria Saheba Permata.
- Je comprendrais que vous refusiez d’y passer… Cependant, nous avons longtemps pesé le pour et le contre avec la Matriarche, et c’est bien la seule option viable. Vous pouvez également vous terrer dans les égouts avec nous, mais je crains qu’au premier signe de la bataille, les Orientaux ne se décident finalement à les engloutir.
- Vous nous demandez de choisir entre finir la gorge tranchée au coin d’une ruelle fangeuse, ou dévorés par la mer et les eaux usées ?” demanda Saheba Permata, effarée.
Il faut dire qu’à moins d’y être absolument contraints, même les lieutenants de la mafia évitaient Risonak plus encore qu’ils n’évitaient la barjite. La cité, véritable épine dans le pied de la ville, avait été plus ou moins contenue par des grilles et des murs de métal. À deux reprises, alors qu’il se rendait vers le nord pour imposer la protection de la mafia à des pasteurs installés sur les collines, Pratha avait aperçu de loin le trou à rats. Des soldats orientaux, répartis par centaines tout autour, ne quittaient pas des yeux cette ville bigarrée, aux bâtisses entassées comme des tas de fumiers à l’air libre, desquels résonnaient des bruits à mi-chemin entre ceux des hommes et des bêtes.
Mal à l’aise, il avala une grande gorgée de sirop de lishi, observa ses hôtes échanger des regards brefs et inquiets.
“Vous serez escortés par la crème des membres de la famille.”
Lui vint immédiatement le visage de cette tigresse de Tasî. À dire vrai, il plaignait plus les fous qui oseraient s’en prendre à elle que quiconque. Et de fous, Risonak en regorgeait. Pratha préféra éclipser les visions du carnage que causerait le passage de cette jolie famille des îles, toute empreinte de douceur et de bons sentiments, et reprit :
“Si La Matriarche évite d’envoyer ses hommes, c’est surtout parce qu’elle a peu d’intérêts à Risonak, et que l’endroit est trop difficile d’accès.”
Son mensonge rebondit à la surface des psychés des Semassiens. Finalement, Saheba Bingapi revint de son choc et déclara d’un ton exagérément calme :
“Nous prendrons le risque. De toute façon, c’est la seule chose que nous puissions faire.
- En effet, c’est toujours mieux que de rester ici pendant les affrontements.
- Vous nous promettez de veiller sur l’intégrité de nos biens ?
- Malheureusement, Saheba Bingapi…
- Hm… Je comprends. Vous savez, ce n’est pas tant l’aspect financier de la perte – je sais que les caisses seront vite renflouées – que tous ces objets… ces bibelots, que ma famille collectionne depuis si longtemps.”
Mélancolique, l’insulaire se leva sans énergie, saisit avec délicatesse une sculpture de tigre en bois de santal, recouvert de swastikas dextrogyres gravées à même sa chair en lieu et place de ses rayures. Il huma le bibelot, soupira, et demanda :
“Quand devons-nous être prêts ?
- Le plus tôt sera le mieux, fit Pratha. Je peux demander à ce que votre escorte vienne vous chercher un peu avant le coucher du soleil.
- Bien”, souffla Saheba Bingapi.
L’aristocrate déchu reposa le tigre de santal, lança un regard résigné à sa femme, avant de se replonger dans la contemplation de chaque petit objet qui tapissait les étagères de la pièce.
“Peut-être pouvez-vous emporter les plus importants avec vous ? suggéra le chevalier Djahmarati.
- À quoi bon ? Ce n’est pas ce petit tigre, ni ces peintures, ni ces bijoux, qui nous garantiront notre survie. Non, il faut aller à l’essentiel. Mes petits, ma compagne, mon bracelet d’alliance ; voilà ce qui compte vraiment.”
Cette pureté évidente, naturelle, allait à Saheba Bingapi comme un gant. Chaque fois que Pratha l’avait rencontré, il avait été surpris de l’apparent ciel dégagé de sa psyché, jamais traversé par ces envies perverses, bizarres, morbides, qui, lui, l’assaillaient quasi quotidiennement depuis le départ de Samsharadh.
Osant pour la première fois briser l’étiquette, il s’approcha du Semassien et lui offrit une poignée de mains vigoureuses. Sans soustraire à un seul instant son regard du sien, il dit :
“Saheba Bingapi, Saheba Permata, j’ai été honoré de faire votre rencontre. Je… n’aurais pas cru, lorsque la Matriarche m’a chargé de traiter avec vous, que je tomberais sur de tels modèles de vertus. De tout mon cœur, je serai avec vous lorsque vous franchirez le Bauge. Mais je suis convaincu que tout ira pour le mieux : vous irradiez l’espace autour de vous. Si les Grands nous entendent, alors je suis persuadé qu’ils sont avec vous.”
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