11.3
Drôle de sensation que de remettre sa tunique après tant de temps. D’un coup, Pratha eut l’impression qu’il avait gagné en carrure. Il s’enorgueillit de son élégance retrouvée, apprécia le reflet de la lumière électrique de sa lampe dynamo sur la lame de son épée, s’aspergea d’eau de toilette et quitta sa chambre.
Dans le hall principal, Vartajj était en plein débat avec un entrepreneur dépossédé.
Tout autour, guirlandes accrochées, étoffes suspendues aux murs faisaient oublier l’austérité du Palais Souterrain. Pratha s’assit à côté de sa compagne, laquelle le gratifia d’un sourire bref avant de reprendre sa discussion.
Tindashek, quant à lui, impressionnait une foule de petits camarades en faisant faire des tours à Nyny. Le bolsabak, d’une inflexion de la voix, se jetait au sol, quatre pattes en l’air, faisait tantôt le mort, tantôt le clown.
Le protégé de Pratha le fit relever d’un simple “hek !”, monta sur son dos et le fit cabrer comme un étalon. Le petit, à cinq ou six bras de hauteur, se faisait auréoler d’une couronne d’applaudissements.
Cette fois, Vartajj se retourna et s’adressa à Pratha :
“Eh, fais quelque chose !”
Le chevalier se levait pour descendre son protégé quand Malki, sorti d’on ne sait où, se jeta sur l'enfant et l’attrapa par le col. Ce dernier poussa un cri de surprise.
“Regarde ! s’exclama Malki. Si tu tombes, là, tu risque de te fendre le crâne !”
Tindashek bredouilla un début d’excuse, mais la gravité sur le visage de Malki lui interdit toute protestation.
“Tu nous as fait peur, râla Pratha. Arrête un peu tes singeries et viens profiter du buffet.”
Aussitôt, la lumière reparut sur le visage de Tindashek. Pratha l’emmena se gaver de petits fours tandis qu’il s’envoyait toast sur toast. Imperceptiblement, l’atmosphère de la fête s’éleva autour d’eux, comme un miasme enfui du sol. Toutes les occasions étaient bonnes pour partager un toast, présenter des amis et des amis d’amis.
Ainsi, balloté par les tambourins et les chants des musiciens androgynes, Pratha explora les moindres recoins de la salle, échangea des politesses et des plaisanteries avec la totalité des gradés de la mafia et de l’armée djahmaratie.
Tindashek, Vartajj, Modshi et les Rébéens disparurent peu à peu dans la marée humaine, aussitôt remplacés par les autres chevaliers de l’Ordre Skritt.
Alors que Pratha supportait mal leur présence quelques mois plus tôt, il n’hésitait désormais plus à partager verres et blagues graveleuses, anecdotes exagérées voire créées de toutes pièces comme les soldats savent en livrer.
Par Eshev, le rhum de Behmunh, offert par un producteur à la Matriarche, savait délier les langues ! C’était comme une potion de vérité, un pur produit descendu du ciel qu’on offrait à cette troupe de héros, en espérant que ça leur donne le courage d’accomplir leur mission.
Pratha se sentit invincible ; pourvu qu’on lui désignât une jayshi entière à abattre et, à cet instant, fusil et lame pointés vers l’avant, il se serait jeté dans la mêlée. Échauffé par le verbiage de ses confrères, il se sentait prêt à planter lui-même le drapeau Djahmarati au-dessus de Qama’el : à leur faire tâter de l’impérialisme, à ces blancs arrogants !
Insidieusement, les chevaliers se détournèrent de leur objectif patriotique, le museau flatté par un doux parfum féminin ; ils remontèrent la piste comme des chiens de rouge et ne tardèrent pas à tomber sur un groupe de jeunes filles, installées contre une pyramide de tonneaux.
Avec une précision militaire, les Chevaliers de l’Ordre Skritt se répartirent les différentes prises sans que Pratha, encore bloqué sur son désir de bouter de l’oriental, ne s’en rende compte.
“Je vous fais une place, messire ?” lui dit la proie que ses collègues lui avaient laissée.
Un visage fin, élancé, configuré comme celui de Tasî, l’étincelle prédatrice en moins dans les yeux.
Par tout les Grands, ça tangue, songea Pratha.
En effet, les yeux de la demoiselle oscillaient comme des pendules, s’entrechoquaient par instants avant de reprendre leurs positions initiales. Il y avait de quoi perdre sa tête.
Étranglée dans son corset, la jeune fille se déplaça à peine et invita Pratha à la rejoindre d’une tape sur le fût. Elle imita maladroitement la posture des princesses orientales, tendit sa main vers lui, et déclara :
“Deshadrohi.”
Le chevalier leva la sienne, saisit furtivement les doigts qui lui étaient offerts.
“Pratha.”
Visiblement, une poignée de main ne suffit pas à la jeune femme : elle approcha ses doigts doux comme des pêches des lèvres de Pratha et l’invita à en apprécier la texture. Son cœur entra en révolte, tambourina contre les parois de sa cage thoracique. Il eut l’impression de suffoquer. Bien sûr, il avait envie de fuir sans trop savoir pour aller où. Mais la mollesse de son corps, induite par le rhum, et sa peur du qu’en-dira-t-on, prêt à lui sauter à la gorge, le retinrent de bouger.
Il céda.
Deshadrohi éclata de rire. Ce dernier avait beau ne pas être de la plus grande élégance, sonner comme le cri d’une trompette rouillée en comparaison du joyau qu’était celui de Vartajj, au moins, il semblait franc et amical.
“Eh ben, moi qui croyais que vous étiez bien éduqués !”
Ses amies, soient pendues aux cous des autres chevaliers, soit sur le point de l’être, rirent à leur tour. Pratha força un sourire. Son regard descendit et s’arrêta sur le gros collier de perles qui ceignait son cou, puis sur sa poitrine opulente.
“Ça fait combien de temps que t’y es dans l’Ordre ?”
La question surprit Pratha. Il se rendit compte d’à quel point son jarapouri s’était amélioré pour comprendre ce baragouin à la grammaire clopinante, à l’intonation qui empestait les quartiers bleus.
Même si la moindre parole proférée par Deshadrohi sonnait comme une musique agaçante, Pratha sentit en même temps un bien-être étrange naître en lui. Habitué à peser ses mots, à s’assurer de ne pas dire de bêtise en présence de Vartajj - sans quoi il serait bien vite rappelé à l’ordre - il sentit que Deshadrohi, en comparaison, ne dirait rien même s’il se trompait de mille ans sur la date de fondation des Chrams.
Ça avait du bon.
Tout enorgueilli, il déclara, imperturbé par le fait que ses mots sortaient avilis par le rhum de sa bouche :
“Un an, environ.”
Deshadrohi leva les yeux.
“Encore un bleu, alors !”
Pratha tira une moue agacée. Aussitôt, la jeune fille se rattrapa :
“Enfin, on commence tous quelqu’part !”
Elle accompagna sa phrase d’une main sur l’épaule du chevalier. En soulevant l’air autour de lui, le bras envoya aussi un peu de parfum.
À cet instant, Pratha se sentit comme ces insectes qu’il observait autrefois, au Chram, se jeter de leur plein gré dans les mâchoires des plantes carnivores installées aux fenêtres. Le voilà piégé par la douceur du nectar, prêt à se faire ronger par le suc.
Il perdit le compte du temps. À chaque fois qu’il retrouvait la force de s’instaurer un peu de froideur entre Deshadrohi et lui, la jeune fille relançait la conversation, le dévorait des yeux, l’invitait à apprécier la douceur de sa robe.
On annonça un discours de Bhagttat. Peu à peu, la réserve se vida de ses occupants. Pratha aurait eu envie de suivre ses collègues, de disparaître de ce cloaque, mais il était terrassé par le rhum.
Deshadrohi lâcha un rire léger, affirma aux autres chevaliers de l’ordre skritt qu’elle s’occuperait bien de son “ami”.
Impuissant, ce dernier ne put qu’entendre le bruit d’un bouton qu’on dégrafe. La proie saisit sa main et la glissa au creux d’une vallée chaude et ferme.
“Ça te plaît ?” demanda la Jarapourie.
Pratha resta muet comme une statue. D’un côté, il avait envie de l’envoyer voler par terre, de lui écraser la paume sur le nez, et de l’autre, il sentait bien que ces mamelles aux tétons durcis lui plaisaient bien.
Deshadrohi prit ça pour un “oui” et retira entièrement son corset. À peine éclairée par une lampe blafarde, elle révéla à Pratha la richesse de ses courbes, une peau hâlée à l’odeur fleurie.
Pratha déclara forfait.
Il enfonça pour de bon sa main dans le chemisier de la jeune fille, y joignit la deuxième, se hasarda à déposer ses lèvres sur sa gorge.
Deshadrohi gloussa de plaisir. Elle saisit son amant par les cheveux, lui imposa un baiser au goût sucré, et déclara, tandis que le chevalier se répandait en mordillements et embrassades sur le moindre recoin de peau :
“Derrière, on peut s’installer derrière.”
Elle saisit la lampe à huile accrochée à une poutre et passa devant la pyramide de tonneaux.
Pratha se laissa guider comme un enfant et découvrit un épais tas de paille, stocké dans une caisse de la taille d’un grand cheval. Là, Deshadrohi lui retira un à un ses vêtements, acheva de se dévêtir, souffla sur la lampe et sauta sur la paille.
Noir complet. Pratha chercha le rebord de la caisse et tomba bientôt sur un bout de cette peau brûlante. Deshadrohi, d’une main experte, rendit son sexe plus dur qu’il ne l’avait jamais été.
Pratha tenta d’articuler une protestation mais ne livra qu’une flopée de gémissements. Il tenta de se figurer sa Vartajj à la place de cette parfaite inconnue, bien que leurs morphologies n’eussent rien à voir entre elles, et s’abandonna pour de bon au plaisir.
Parfois, derrière la porte, les gémissements rauques de Deshadrohi étaient couverts par les cris et les rires du public de Bhagttat. Le Djahmarati, la tête engourdie de plaisir, n’y prêtait qu’une attention distraite avant de reposer ses mains sur l’ange du plaisir assis sur lui.
L’affaire dura un moment. À chaque fois qu’il crut son corps satisfait, Pratha sentit les mains et la bouche de Deshadrohi reprendre leur œuvre et lui rendre assez d’énergie pour poursuivre leurs ébats.
Au départ discrets, les deux amants laissèrent peu à peu leurs vocalises s’élever. Après une énième éjaculation, Pratha se retrouva enfin incapable de poursuivre. Deshadrohi gloussa et commença à le couvrir de baisers, mais le chevalier trouva enfin la force de la repousser.
Elle grogna mais se résigna à s’écarter un peu.
Le voile de cette chaleur érotique, puissante comme le soleil durant la saison du feu, la douceur des caresses tièdes sur les épaules, furent aussitôt remplacés par une chape de sueur froide et collante et les picotements de la paille.
À la légèreté du rhum se substitua la pesanteur écrasante d’un début de gueule de bois.
Vautré comme l’un de ces nobles oisifs qu’on lui avait toujours appris à mépriser, Pratha retrouva ses esprits.
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