(3)
— Tenez, en voilà un ! s’exclame Lisa en pointant du doigt la baie vitrée.
Par réflexe, je pivote, cherche un instant du regard dans les épaisses frondaisons, puis songe à baisser les yeux et avise une forme féminoïde accroupie à un peu plus de trois mètres de là, repliée sur elle-même, dardant ses yeux marron dans notre direction. Aly, qui s’apprêtait à dire quelque chose, retient son souffle, stupéfaite, et observe un silence presque religieux quand la bête s’approche de nous, accroupie, s’immobilise à quelques pas de la vitre, puis se déplie lentement. Ébahie, j’ouvre la bouche. Il fait bien deux mètres cinquante, son corps musculeux semblable à celui d’un singe est recouvert d’un épais duvet noir. Mais quand il lève la main pour la poser sur la vitre, juste devant Lisa, on peut discerner la pâleur de sa peau, à peine plus sombre que la mienne, bien plus claire que celle d’Alyssa. Ses doigts se replient légèrement, comme s’il n’arrivait pas à épouser la droiture du verre, et il lâche un grondement animal en fixant Lisa droit dans les yeux. Étrangement, il ne paraît pas agressif, il semble même essayer de sourire.
— Ah, et j’oubliais, lâche Lisa en mettant sa main sur la vitre en miroir au geste de l’homme, leurs cordes vocales sont atrophiées. Ils sont capables d’émettre à peu près autant de sons distincts qu’un gorille.
Distraitement, presque dans un état second, subjuguée par cette rencontre avec un être d’un autre âge, je tapote mon poignet gauche trois fois, activant l’appareil photographique intégré à la caméra de mon buste. Il est juste en face de moi, même si nous sommes au deuxième étage. C’est incroyable. Comparé à notre mètre trente et quelques, il est gigantesque, un véritable ogre. Sa bouche à elle seule est plus large que mon poing fermé.
— Aly ?
— Mmhm ?
— Tu peux me passer ma tablette ?
Tout aussi impressionnée que moi, Alyssa fouille à l’aveuglette dans son sac à dos, les yeux rivés sur l’homme. Elle finit par en sortir une plaque ovale d’une quarantaine de centimèters de diamètre en son point le plus large. Je la tapote du bout du doigt, et une interface de messagerie apparaît, envahie de commentaires qui se matérialisent à un rythme effréné. Je réfléchis un instant, jette un coup d’œil à l’heure et à l’audience. Plus de deux cent cinq mille visionnages en direct, à treize heures et des poussières. Nous sommes samedi, ce qui veut dire que les gens se sont ruées sur leurs tablettes quand les médias ont fait circuler l’information d’une visite exclusive des complexes militaires. Quasiment un quart de la population d’Eugeny est en train de me regarder, un nombre astronomique, ahurissant. Je crois que je n’ai encore jamais atteint un tel public.
Je remonte un peu le long des commentaires, avise un nombre impressionnant de question, impose quelques filtres puis prends en main l’émission que j’anime depuis sept ans maintenant.
— Lisa, ça vous embête si je vous pose quelques questions ? Les gens sont curieuses.
Lisa acquiesce avec un grand sourire, et je prends le premier commentaire qui me passe sous la main.
— Manon vous demande est-ce que les homme que vous élevez savent… communiquer, vous avez dit non… mais peut-être interagir ? Est-ce qu’ils nous comprennent ?
— Ils échangent entre eux par grognements, en une forme de langage rudimentaire, expliqua la scientifique. Pour ce qui est de nous… c’est un peu comme les chiens, ils reconnaissent certains mots. Mais plutôt les nouvelles générations. Les anciens sont rétifs à l’apprentissage. La régression est encore trop profondément ancrée dans leur comportement.
— D’accord. Et en ce qui concerne leurs besoins alimentaires ?
— Ils sont omnivores, mais se nourrissent essentiellement de fruits, comme leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs. Comme vous le savez peut-être, nous avons un régime extra-protéiné, nos métabolismes sont adaptés à la consommation de viande. Notre alimentation carnivore est uniquement possible à cause de notre population consciemment régulée ; si nous étions plus nombreuses, nous mettrions en danger notre environnement. C’est ce qui s’est produit à la fin du vingt-et-unième, un peu avant la première vague épidémique.
— Question en lien avec ce que vous venez de dire, enchaîne Alyssa en m’interrompant, est-ce qu’on pourrait dire que l’épidémie était une sorte de mécanisme de défense de la nature ?
Lisa plisse les lèvres, clairement sceptique.
— Je ne crois pas à la « conscience » de la Terre, admet-elle avec une prudente réticence. Je crois à la science et à la régulation de la population. Ce que nombre de civilisations insectes comme les fourmis ou les abeilles font est à mon sens un instinct d’équilibre que la population de l’époque industrielle a perdu avec la course à la croissance et la masculinisation de la société. Ils étaient dix milliards au moment où le virus s’est déclaré, rendez-vous compte.
Le chiffre improbable nous fait secouer la tête, à Aly et moi. Dans l’ensemble du continent habité, c’est à dire les trois cités autonomes de l’alliance atlantique et les quelques petites villes dépendantes, Eugeny est la plus grande cité, avec un million cent mille habitantes, au zéro près. La natalité est sévèrement contrôlée, les uniques centres génomiques de fertilité sont agréés par le sénat et par l’état-major. Toute femme a le droit à une fille, mais pas toujours quand elle veut.
— Dix milliards ? je répète, abasourdie.
— Dix milliards.
Aly zoome discrètement sur mon visage blasé.
— Comment… comment faisaient-ils pour se nourrir ? j’hésite, peinant à appréhender une réalité où nous serions déjà un milliard de femmes.
Aujourd’hui, nous sommes en parfait équilibre. Il n’y a pas de surplus alimentaire, il y a juste exactement ce qu’il faut… et ce qui pourrait être en trop est réparti dans les deux autres cités, Illiroê et Ukana.
— Les ressources étaient depuis longtemps épuisées. Certains ont monté des expéditions privées et ont fui dans l’espace dans l’espoir de créer des colonies sur la Lune ou Mars, mais nous n’avons plus eu de nouvelles depuis. Du peu que nous sachions, ils sont probablement morts.
— Et des expéditions spatiales pourraient être prévues ?
— Ce n’est absolument pas mon domaine d’expérience, élude la scientifique.
Son élégante esquive me donne ce qu’il fallait pour reprendre en main le fil de questions et enchaîner.
— Comment est-ce que vous créez les hommes actuels ?
Lisa se détourne, arrachant une plainte à l’individu qui nous fait face dans son vivarium géant, se dirige vers le fond du corridor d’exposition. L’homme nous suit d’une démarche chaloupée, semblable à celle d’un singe, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus nous voir.
— Aujourd’hui, nous avons par mesure de gestion restreint le nombre d’hommes en élevage. Ils sont cinquante-huit dans ce centre.
— Et dans les autres ?
Elle ne répond pas.
— Notre système de natalité est semblable à celui des centres de fertilité, la fécondation se fait in vitro avec des combinaisons génétiques spécifiques en fonction du type d’individu visé. En revanche, contrairement à la femme, où nous avons des porteuses capables de mener la croissance du fœtus jusqu’à la naissance, ici, nous devons procéder…
Elle pousse la troisième porte du couloir dans lequel nous sommes.
— … avec des caissons nourrisseurs. Il est physiquement impossible d’implanter un enfant homme chez une porteuse femme, notre différence morphologique est trop grande. À titre de comparaison, leurs bébés pèsent cinq à six kilos là où les nôtres en pèsent deux à trois. Pour le ventre d’une femme, c’est impossible, sans même parler de la charge nutritionnelle que cela impliquerait.
Avec Aly, nous fixons le caisson semblable à un grand œuf. La moitié de la paroi est translucide, permettant de discerner une forme floue, mesurant déjà une vingtaine de centimètres, accrochée à la paroi opaque, d’un rouge sanglant.
— La matrice est remplie d’un liquide amniotique synthétique, que nous avons pu créer à partir des prélèvements sur l’une des dernières femelles fertile. L’embryon est fixé à la paroi comme chez nous, mais on a doublé le temps de gestation.
— Pourquoi ? je relève spontanément.
— Comme vous le savez, chez la plupart des animaux et essentiellement des mammifères, les bébés savent marcher dès la naissance ou presque. Chez l’homme en revanche, la femelle donnait naissance après neuf mois à un enfant quasiment aveugle, incapable de se mettre debout, et totalement dépendant.
— Pourquoi ? répète Alyssa en écho.
Dans sa matrice, le bébé flotte paisiblement, inconscient de son environnement. Sur ma tablette, les questions s’affolent, mais je n’ai d’une part pas le temps, et d’autre part pas la concentration pour les suivre.
— Il a quel âge ?
— Quatre mois. Et, parce que la taille du bassin ne le permet pas. Si l’on compare avec les autres singes et espèces semblables, on devrait avoir une gestation de dix-huit mois, mais à ce stade, l’enfant est trop gros, le corps de la femelle n’est plus adapté pour l’expulser. Donc elles mettaient bas à neuf mois.
Elle ne pousse pas son explication plus loin, mais je comprends le concept. En doublant la durée que l’embryon passe dans le cocon, il atteint la taille et l’âge requis pour naître en étant indépendant ou presque. La matrice résout le problème morphologique que les femelles de l’époque avaient.
— Et nous, on fonctionne pareil ? je demande candidement.
J’ai le temps d’apercevoir du coin de l’œil que ma question provoque une nuée de réactions disparates sur mon fil de commentaires, mais je ne m’en préoccupe pas trop. Il sera toujours temps de s’en vouloir plus tard.
— Presque. Chez nous, à neuf mois, l’enfant est extraite manuellement et placée dans une couveuse semblable à celle-ci pour les neuf mois restants. Et, comme vous le savez, la mère visite très régulièrement pour créer un lien avec l’enfant.
Je hoche la tête, songeuse. Étrange comme les gens vivaient à l’époque, avec une technologie probablement archaïque. Lisa sourit, semblant suivre le cheminement de mes réflexions. Elle esquisse un sourire joyeux, enthousiaste, pareil à une gamine voulant montrer ses jouets.
— Maintenant, laissez-moi vous présenter les derniers nés.
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