Silence

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Sonnera. Sonnera pas. Sonnera…

Entourée d'une légion de livres, tortueux récits et pensées d'un autre temps, ses yeux passaient d'une phrase à l'autre sans discerner de mot précis. Immanquablement, son esprit en revenait-il au rez-de-chaussée de la villa, au centre duquel elle se projetait de façon virtuelle. Un après-midi de fin de semaine, instant ouvert aux rencontres et conversations téléphoniques sans fin. Si le combiné n'avait, ce jour, pas trépigné plus de trois fois sur son socle mural, avant de voir ses câbles débranchés par la main agacée, la sonnette d'entrée ne tarderait plus à prendre le relai. Gabrielle le pressentait, l'appréhendait.

Il ne fallut qu'une dizaine de minutes pour voir cette intuition se vérifier : à trois heures et quart, le timbre musical retentit à l'étage inférieur. Ses notes cristallines remontèrent l'escalier central, ébranlèrent les murs de la pièce et muscles de leur occupante. S'ensuivit l'intervention plus mesurée du père Sirinelli, invitant sa fille à descendre accueillir le visiteur la demandant. Malgré la faiblesse qui remontait ses jambes, Gabrielle quitta à regret sa chambre. Tant pis. Autant se soumettre à l'impérieuse volonté du géniteur, si cela devait freiner ses inquiétudes. Aurait-elle le malheur de se dédire à la bienséance, et elle aurait octroyé à ses proches une raison de s'immiscer dans ses déboires. Une hypothèse qu'elle préférait éluder, au risque de saigner seule et en silence. Aussi gardait-elle sa folie bâillonnée sous son lit.

Avec la cadence pataude du condamné à mort, elle descendit les marches moquettées. Le vacarme de ses pas réveilla une migraine dont elle était devenue presqu'intime. À cause de récentes douleurs lombaires, dues à la raréfaction de graisse pour matelasser son dos et bassin, sa démarche s'était faite plus pesante, son poids transféré sur les talons, dans l'optique de soulager ses grands dorsaux. Marcher lui était douloureux, se lever lui était douloureux, tenir debout lui était douloureux. Respirer le serait sans doute aussi bientôt.

À mi-parcours, au centre de l'escalier, se découvrirent morceau par morceau les détails de l'arrivant empressé : des chaussures, une paire de jambes, de bras, un tronc. Ce visage… S'il n'y avait eu la fatigue et cette intuition constante d'encourir le trépas au moindre geste brusque, elle aurait immédiatement rebroussé chemin. Mais aspirée par le tourbillon de l'escalier en vis, Gabrielle laissa ses mollets avaler les dernières marches. Vlam, Vlam, un talon après l'autre, autant de coups portés à son crâne.

— Pourquoi es-tu venu ?

Blanche, aussi pâle que sa peau, sa voix se résumait à un souffle expulsé à contrecœur de poumons trop malades pour persévérer dans leurs fonctions.

— Tu ne te montres quasiment plus au lycée, et tu réponds pas au téléphone. Alors…

Moins de trois semaines d'absence, motivée par l'épuisement du programme scolaire corrélé à l'approche des vacances estivales ; le père Sirinelli avait admis cette excuse, pourquoi diable le jeune homme planté dans le perron comme une mauvaise herbe ne pouvait-il en faire de même et sans plus d'inquisition rendre sa forme à la pinède ?

— J'ai mes raisons. Je suis seule, j'ai envie de le rester.

— Mais c'est pas bon pour toi.

— Plus que de retourner là-bas. Ici, au moins, je me sens en sécurité.

Elle se mordit la langue. Réflexe fiévreux malencontreux, elle en avait trop dit, ce dont attesta la réplique affolée qui suivit :

— Parce que sinon tu l'es pas ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ? C'est pas parce qu'on ne se voit plus que je dois te laisser en plan, je suis pas comme ça. Si au moins tu voulais m'expliquer ce qui t'arrive…

— Il n'y a rien à expliquer. Rentre chez toi.

— C'est lui ? Il te cause des ennuis ?

L'ingérence de trop. Gabrielle en perdit contenance. Un regain d'énergie parcourut son corps engourdi :

— Vous me causez TOUS des ennuis ! Je ne veux voir personne, ni toi ni lui, alors RENTRE CHEZ TOI !

Sur son nez, elle claqua la lourde porte, contre laquelle elle vint ensuite s'affaisser. Achevée par son coup de sang. Rentre chez toi. Laisse-moi, laisse-moi seule. Sur le bois, apposa son front trempé. Laisse-moi… Respirer. Même cet acte naturel lui était difficile, mais le besoin de retrouver l'air dont l'emportement l'avait privée surpassa la morsure des aiguilles en sa poitrine. L'angoisse lui engorgeait les bronches, comme du mastic colmatait les voies respiratoires. Ne violait plus ses narines que l'arôme acide de la résine dont était imbibée la planche inerte sur laquelle elle s'appuyait. La vision trouble, le sang encrassé par la sciure de bois, son existence ne tenait plus qu'au soutien de cette porte. Cette porte, cette porte… Robuste, mais à quel point ?

À son oreille, le vantail libéra un son, un murmure enroué. Ou plutôt… c'est cela : un grattement. Si timide et discret, ce bruit cueillit deux larmes aux yeux de Gabrielle. Dans le renflement de sa lippe, elle planta avec ses dents le désespoir qui l'habitait. Laisse-moi ! Se releva alors, un filet de sang sur le menton, empalma la poignée et d'un violent lancé de bras fit tournoyer la porte sur ses pivots, prête à déverser un torrent de cris et de pleurs aux pieds de celui dont le nom suffisait à lui brûler la trachée et retourner l'estomac : « Je t'ai dit de rentrer ! Va-t'en ! Pars et oublie-moi ! »

Les paroles moururent au bord de ses lèvres. Sur le seuil, il n’y avait rien. Rien qui ne respirât ni ne vécût, hormis l'opalescence rocailleuse du jardin traversé de ses plans verdoyants et sentiers de fin gravier. Éden boisé qui faisait la fierté du propriétaire du domaine, le jardin était désert. L'atmosphère tamponnée d'iode, raclée sur la peau de l'Atlantique, ne couvait aucune créature hostile. Stoïques dans leur hauteur nuageuse, s'étalaient les colonnades de pins, gardiens centenaires qui autour de la bâtisse formaient un hardi bataillon que personne n'aurait jamais dû défier, aux frontières d'une muraille qui jamais n'aurait dû être franchie, là-haut, à la lisière de la plus belle demeure que jamais les bottes ennemies n'auraient dû fouler, sur la plus haute colline du plus noble plateau d'une terre riche et saine. Ils veillaient, ces gardiens, ne frémissaient sous l'influence de quelque rôdeur de mauvaise ou bonne intention. Rien ne paraissait se soustraire à leur vigilance résineuse.

Confrontée au sommeil placide de la Nature occidentale, Gabrielle ne sut où diriger ses pensées. Elle ne releva pas même la régénération progressive de ses poumons proposés à la clémence de cet air expurgé du Mal. Ses yeux, au fond desquels tout se déformait, tout se délitait et s'écroulait, ne percevaient plus, sous l'abondance verte l'entourant, que les ombres mouvantes.

Du fin fond de ces ténèbres fragmentées, en chaque zone, chaque point du jardin au profil de prairie féérique, un grattement affleurait.

*

Extrait du journal numérique de Gabrielle Sirinelli.

(date indéterminée)

De l’autre côté. Ça vient.

Remonte l’escalier.

Derrière ma porte. Derrière ma porte.

*

Il était tard, si tard que le soleil de juin, toujours enclin à saluer le monde, avait jugé bon de prendre congé sous sa couverture crépusculaire. De ses rayons il avait laissé une traînée orange sanguine, qui s'était étirée vers un pourpre sauvage, un violet royal, enfin un bleu abyssal grignoté de carbone. Dans son retrait il avait emporté sa belle amie, chaleur, qu'avait remplacé le froid d'une nuit sans lune ni étoiles pour encore réchauffer les cieux.

Si tard que, retranché dans ses hautes sphères, le Manoir Sirinelli, cette demeure belle parmi les plus belles que l'on eut vues, ne s'animait plus que des tourments personnels de sa jeune résidente. Le maître des lieux, en la personne de Giorgio Sirinelli, était rendu à d'autres affaires tout aussi personnelles, quoique bien moins moroses, dont il préférait s'occuper en l'agréable compagnie de sa seconde épouse. Cindy ; jeune (plus jeune de vingt-sept ans), pétillante, fraîche et belle Cindy. Une dame de cette valeur méritait que l'on sacrifie ses soirées, même une veille de travail, ainsi qu'une infime portion de sa fortune. Que coûterait le luxe d'une escapade nocturne dans les établissements les plus chics et sélectifs du chef-lieu girondin, à cet immense producteur viticole et son riche patrimoine ? Rien de plus que du temps passé auprès d'un enfant. Un temps que Giorgio regretterait bientôt de ne jamais pouvoir récupérer.

*

(date indéterminée)

Elle est là.

Ell e arri ve.

*

Rhaaa… punaise…

Quelle maladie provoque cela ?

Cette impression décollée du soma. Davantage une sensation pâteuse ; celle que les capillaires s'emplissent de magma, que la cervelle se met à frire, le crâne transformé en étuve ; que les globes oculaires ont entamé leur liquéfaction au creux de leurs orbites. Un mouvement en avant, un basculement de la tête, et les siens dégoulineraient entre ses doigts en un ruisseau vert et blanc qu'elle ne verrait pas.

Quelle maladie, pour se cabrer à l'intuition huileuse de sa carcasse et envier à la cigale, que sa propre nature répugne, son don de ramper hors de sa peau ? Quelle maladie pour se sentir bougie de sang sous un soleil incendié, pourtant ne plus désirer l'ombre pour se sauver ?

Une fièvre vorace dont les stigmates ne s'impriment pas sur le corps ou les cellules. Elle fait bouillir l'imaginaire, au cœur de ses vapeurs dessine l'halluciné. Halluciné, ce sol ramolli dans lequel les mains pénètrent comme dans du beurre fondu, une marmelade de chêne clair mélangé au plâtre du plafond parti à dégoutter. Marcher était inaccessible au corps. N’était pas de jambe qui aurait trouvé sa stabilité fichée dans ce bourbier grouillant.

Les ondes, elles allaient grandissantes ; elle en perçut les vibrations entre les remous de bois noble, comme si ce bois vivait encore. Des pas, jetés sur une couche rigide dont l'intégrité structurelle ne faisait plus aucun doute. La maison s'acharnait à l'avaler, tandis que quelqu'un approchait, peut-être en vue de la sauver, peut-être de l'achever.

Les paupières trop lourdes pour s'ouvrir au monde, elle ne vit pas le qui ou le quoi s’installer à ses côtés et à ses aises. À la place, elle se concentra sur la moiteur du souffle. Le qui ou le quoi sentait âcre et moite. La viande faisandée. Son haleine excitait les réflexes vomitifs. Va-t'en… va-t'en… Une sensation râpeuse sur les lèvres. L'intrus lui léchait la bouche. Il lapait, et sur chaque coup de langue, aussi abrasive que du papier de verre, emportait un peu de sa peau. La pelait lambeau par lambeau, jusqu'à ce que des lèvres ne resta que le blanc de l'os nu sur un faux sourire tout en dents. Tu ne sais pas embrasser. Antoine n'embrasse pas comme ça. Matt non plus. Je ne veux pas t'embrasser… Elle poussa un geignement, et sa voix était celle d'un vieux sifflet, son larynx un tuyau étroit et corrodé. S'était-elle délibérément couchée sur le plancher ? Oui, cela lui revint : un peu de frais pour son front bouillant, voilà ce qu'elle était venue chercher tête-bêche. Quant à savoir si quelqu'un était déjà ici, avec elle, dans la maison, impossible de s'en rappeler. Il y avait eu l'obscurité, puis le délire lointain en provenance de l'espace négatif, cette fissure dans la réalité. Un trou duquel avaient été évacués les sons d'une autre époque rattachée à un autre lieu, et elle avait entendu les ressorts grincer, les hordes furieuses de bottes en chasse se précipiter, galoper jusqu'à elle avec un bruit de cœur qui s'emballe, et ces hordes l'assaillir, jacter un jargon mystique puis étendre leurs mains pour lui palper sa chair d'enfant. Il avait fait très chaud dans le froid de minuit.

Malgré ses fouilles poussées, son front n'avait trouvé aucune fraîcheur ; à la surface de ses tempes, grouillent une colonie de doigts, dizaine de scolopendres affolés, ils glissent sous ses paupières et les lui coincent, les écartèlent devant ce qui les fera hurler à l'unisson, elle et tous ceux qui l'étreignent et l'oppressent, ceux portant les bottes et les doigts d'insectes. Ils voient le visage, celui qui dans une mort indifférente a supplié le vide.

Les cris avaient fait éclater la pénombre. Avait-elle instamment retrouvé la placidité du sol, la plasticité de ses méninges en surchauffe, dont le suintement se poursuivait.

Sur sa joue épluchée comme un agrume, la langue insista, résolue à nettoyer le squelette de viande. Bon Dieu, ce que cette langue pouvait être rêche. Allez, va-t'en… Relever les paupières, découvrir la figure de l'écorcheur. Aux pupilles voilées se présentèrent en premier lieu les rognures d'une lumière scindée en minuscules paillettes d'or jaune, telle celle observée par le prisme d'une eau pure. Puis ce fut une toison, d'un noir si profond qu'il engloutit les derniers papillons lumineux alentours. Un noir plus intense et glouton que celui de ses propres cheveux collés au crâne par la transpiration, la graisse et la crasse, autant luisants que s’ils avaient été passés à la brillantine.

Des cheveux, c'était bien ce qui frémissait devant elle, et ils étaient si plaisants à la vue. Entre ces mèches épaisses et satinées éprouva-t-elle l'envie de… Attends ! Reste un peu finalement. Laisse-moi te toucher, te caresser ! Avait-elle jamais ressenti si urgent besoin de gâter la pulpe de ses doigts ? Tâter le doux, le moelleux, à lui se mélanger. À son tour se laisser absorber, et dans cette chappe ténébreuse s'envelopper, momie de cheveux, jusqu'à la suppression totale. Disparue dans l'éther brûlant. Hop ! Cher public, devant vous cette nuit : le numéro de la femme invisible ! La voici, la voilà, mais en croirez-vous encore vos yeux quand d'un coup elle s'envolera ?

Quand ses doigts effleurèrent les fibres flottantes, celles-ci se figèrent. Contre la peau elles se rétractèrent, comme ravalées par l'épiderme effrayé. Dégagé de ses doigts, l'amas obscur se retira sur une marche arrière décomposée, par quelques bonds frénétiques, avant d'engouffrer son étrange forme dans la première interstice à proximité. Gabrielle le surprit à se faufiler par l'entrebâillement de la porte, glissé au ras du sol. Un boa au sombre pelage. La chose avait gémi en passant le seuil, un petit jappement, celui de l'animal effrayé.

Par touche, revint à Gabrielle une part de sa réalité disloquée, cette petite enquiquineuse beuglante invoquée pour l'avoiner, « Allons ma fille, reprends-toi ! », à laquelle elle résistait avec la fermeté d'une enfant triste. Mais j'en ai pas envie, pas envie du tout. Je peux pas dormir encore ? « Debout ! » lui hurlait le chaos. « Tout de suite ! » renchérissait le néant. « Lève-toi ! TOUT DE SUITE ! » Vide et terreur rameutés dans l'ombre de son plexus combinèrent leurs voix à la brutalité du vacarme.

Alors Gabrielle obéit. Elle prit appui sur ses paumes, repoussa le sol sur une grimace de douleur, comme si celui-ci avait été tapissé de tessons de verre. Redressa son dos, rachis déroulé en direction du plafond, puis ramena ses jambes contre son bas-ventre. Une dernière poussée, encore un effort… « ALLEZ ! » Elle se tenait debout. Chancelante, mais debout. Ses yeux s'attardèrent en bas, sur ses chevilles et chaussons. L'ensemble se raya un instant d'un astérisme de comètes noires, chassé d'un cillement. Ce que sa tête pouvait culminer haut. Tellement haut, la chute lui aurait fendu le crâne. La crainte d'un vertige fatal l'encouragea à détourner les murs en main-courante. Une fois assurée que son équilibre ne lui ferait plus faux-bond, elle se mit en marche, sans idée d'où se rendre ou à qui le faire.

À quelle maladie imputer la peur de tout, exceptée celle de se livrer à ce tout inconnu ?

Dans sa demeure aphone, Gabrielle vagabondait en la seule compagnie de l'écho de ses semelles fracassé contre les tapisseries. Au-dehors, toujours aucune étoile pour égratigner la noirceur du ciel. Pas un signe d'encouragement ; la Nature l'avait oubliée. Sous le madras de la nuit, elle ignorait quelle heure pouvait poursuivre sa course aux cadrans des horloges dispersées de loin en loin (combien pouvait-il donc y en avoir ? pourquoi autant ? pour quoi faire ?), et dont la synchronisation effrayante figurait le rythme cardiaque de la villa. Un point du temps, un unique battement. TAC ! Peu importait. Quel instant marquait ses déambulations, chaque seconde lui collait à la trachée, étouffante, engluante mue de serpent.

Pénétrant le champ de vision de la porte cochère, elle s'immobilisa, les épaules basses. Par un effort musculaire qui lui parut insoutenable, elle redressa la nuque, confronta son visage à l'œil du judas, noir et lisse, pareil à celui d'une poule. Et à travers le silence de la maison, le grattement se fraya un chemin. Il découpa l'air, sembla escalader les aspérités des tapisseries pour trouver et infiltrer les oreilles de Gabrielle. Elle n'y répondrait pas, pas plus que les fois précédentes, car savait que seule une mer ténébreuse l'attendait de l'autre côté de la porte. Ces nappes pesaient de tout leur poids contre la maison, elles désiraient en forcer l’accès. Si elles venaient à envahir son territoire…

Le grattement s'intensifia, vexé d'être ignoré. Sa force était telle que l'on eût imaginé les ongles invisibles se déchirer et déraciner sur le crépi extérieur. Dans sa rage montante, la présence inconnue se rabattit sur le heurtoir de bronze, une effigie de Bacchus finement taillée dont le mors partit éclater ses courbes contre le bois. À ces coups s'ajouta le hurlement de la sonnette ; débauche sonore dont les notes, aussi basses que hautes, mâchouillaient le cerveau.

Gabrielle pressa ses poings contre ses pavillons, rendit à ses mollets leur indépendance motrice et l'autorité nécessaire à la fuite, à l'opposé du palier. Dans sa course folle, elle joignit le salon, y croisa la collection d'affiches Art nouveau, celles qu'affectionnait Cindy, d’une telle hauteur qu'elles caressaient le plafond et dominaient l'étranger contraint à les contempler de plus bas. Des pièces de grande valeur, étagées contre leur mur avec une sévérité martiale et sur lesquelles étaient dépeintes des naïades replètes aux chevelures lourdes de fleurs ou de fruits, exhibant leur féminité sur un sourire insolent. Au passage de Gabrielle, les femmes de peintures entonnèrent leur pernicieux refrain :

Gabrielle, débauchée par tous convoitée,

Sur ses propres terres, devient bête traquée…

Sueur au front, elle s'éloigna des viles muses et leurs susurres obscènes. Elle se précipita hors du salon, assaillie par le substrat poisseux de ces mots :

Ils ne veulent qu'elle, Gabrielle, pourchassée,

L'observent, la dévorent ; elle ne peut se cacher…

Sa chambre lui promettait encore un simulacre de paix. Elle n'aurait pas dû en partir. Sans plus tergiverser, Gabrielle prit la direction de l'escalier, s'efforça de garder ses pupilles loin de la porte dont les appels se faisaient plus furieux. Bien qu'elle réussît, non sans un luxe d'efforts, à ne pas croiser son œil ouvert sur le Néant, elle ne put interdire à ses tympans de capter le tonnerre de bruits qui l'environnaient. Sonnette et heurtoir avaient rétrocédé la scène à la violence d'un poing. Si le vantail, solide et digne, ne tremblait pas une seconde, l'onde renvoyée par ces coups contamina toute la demeure. Bam, bam, bam, baaaam ! Ils détenaient la mesure lente et austère de la fatalité frappant à la porte.

Par la qualité de ses matériaux, la bâtisse, Dieu merci, restait imprenable. La planche n'aurait pas cédé ; mais cela, le visiteur ne l'ignorait pas. Son obstination, loin de s'essouffler, ne tenait pas à la conviction erronée que persévérer lui ouvrirait toutes les voies, elle poursuivait pour unique objectif de signaler sa présence. Il était là. Quoi que Gabrielle eût pu dire ou faire, l'intrus et ses insondables abysses se maintiendraient auprès d'elle ; comme un Dieu de malice, leur œil omniscient roulait dans son orbite. Il sondait autant son abri que sa personne, jamais ne cesserait de l'observer.

L'oreille toujours dressée, Gabrielle recula de plusieurs pas, les bras en parallèle de son corps tétanisée. Ébranlée, au point de presque en oublier sa peur de tomber. Lorsqu'elle réussit à lever une main, elle remua la couche de ténèbres, à travers elle tâtonna en quête de la balustrade. Sous ses phalanges se découvrit la douceur froide et soyeuse du bois vernis. Elle en suivit le sillon.

Gabrielle jamais plus ne verra le jour se lever.

Entreprenant l'ascension des marches deux par deux, elle ripa sur le rebord de l'avant-dernière et chuta, bras en avant, contre le plancher de l'étage. Une douleur pulsante lui pétrit les triceps, qu'elle peina à mobiliser aux fins de retrouver la stabilité relative de la verticalité. Elle dénicha en elle, malgré son épuisement, assez d'énergie pour achever son périple au seuil de sa chambre. D'un coup d'épaule, dégagea la porte de son chemin, derrière elle la referma des deux mains, puis tendit de nouveau l'oreille. L'entité malveillante aurait pu la suivre jusqu'ici, s'être faufilée à la faveur des ombres que la nuit épandait sur le domaine. De l'autre côté, s'époumonnaient encore sonnette, heurtoir et poing, la furie grondante, loin de la rumeur du village endormi et oublieux à cette heure. L'ennemi rôdait, bien que tenu à distance. Il ne partirait pas. Que ça s'arrête… par pitié !

Tout arrêter. Étouffer ces voix, ces coups, cette alarme tonitruante ; les étrangler par tous moyens. Un dérivatif, de quoi concurrencer le bruit par plus de bruit. Gabrielle jeta son dévolu sur l'un de ses disques et la complainte d'un Luciano Pavarotti grimé en clown triste, pleurant sa désolation puis sa haine sur l'infidélité de son aimée. Un trente-trois tours, noir comme l'obsidienne. Si simple dans sa rondeur plane, le disque de vinyle déchaîna pourtant plus qu'un opéra : la majesté des violons, le râle des contrebasses, ronflant, montant ; adagio, largo, mezzo forte… Ah ! fortissimo. Saisissante, elle courait entre arêtes et rainures, la frénésie incendiaire d'un amour déchu et des illusions déchirées que même la Mort n'aura su raccommoder.

Faites que ça s'arrête. Canio ! Canio, fais quelque chose ! Le temps n'offrirait plus à Gabrielle une chance de guérir, Pagliacci, épaulé par l'orchestre philharmonique de Londres, y parviendrait peut-être. L'irréelle ritournelle du rital encercla la recluse, centre névralgique de ce récital rageur, autour d'elle fit vibrer et trembler murs contre baldaquins. Fort, pourtant si vain. Malgré sa puissance triste, le disque échoua à enrayer l'infâmie vivant en elle. Au creux de sa cage thoracique, Gabrielle éprouva les lourds tambours d'un malheur impossible à endormir. La tentation de se laisser dominer par la sinistrose jamais ne consentirait à s'éteindre, pas même devant la douleur d'un autre. Le morceau se confondait avec sa mortelle réalité, se transposant sur le même plan interne, et leurs peines se synchronisaient, celle de Canio devenait sienne. Devait-elle l'entendre, la recevoir, la partager.

Antoine, la connais-tu, cette histoire ? Probablement pas.

C'est le récit d'un homme dont l'honneur a été bafoué, Canio, trahi par celle en qui il avait placé son amour et sa confiance. Elle le paiera. C'est l'histoire d'une comédie dans la comédie qui se rit des malheurs de ses personnages. Même dans la fiction, il sont des pantins, des pantins de sentiments. Ils pleurent, ils jouent, ils subissent et meurent, versent de vraies larmes. Cette œuvre, c'est un drame bouleversant dans lequel on ne sait pas distinguer le jeu de la réalité. Tu l'ignores, mais moi je le comprends enfin. Mais j'espère toujours que ces amants maudits auront l'occasion de se retrouver et se pardonner dans une autre vie. Eux, au moins, ont une histoire qui vaut la peine d'être racontée et applaudie.

Alors qu'elle s'écroulait, le cœur près d'éclater, l'un des carreaux de sa fenêtre la devança et se répandit à ses genoux en une ondée cristalline. Elle n'avait pas entendu l'impact, juste surpris la fin de l'expulsion d'un projectile couronné de débris brillants, comme la délivrance d'un nouveau-né dans un cercle de sang. Le rectangle de verre, si paisible dans son cadre d'ébène, avait été pulvérisé, soufflé tout soudain. Il se languissait maintenant sur le tapis, rendu à une flaque acérée ; gisait sous le corps rond et pesant de son assassin. Une pierre. Elle avait volé d'on ne sait où, propulsé par on ne sait qui, avait apparemment décrit un arc dans le ciel de nuit puis achevé sa parabole en plein centre de la vitre. Elle n'avait pourtant rien demandé, cette vitre, elle qui souhaitait uniquement protéger sa jeune propriétaire des caprices du vent du Nord et des averses de l'été.

Penchée au-dessus du charnier de verreries, Gabrielle contempla son reflet démembré en autant de fragments disparates, chacun lui renvoyant avec la férocité d'un apophtegme l'image kaléidoscopée de son déclin : des mèches volantes entortillées sur quelques doigts invisibles, une peau de cire fondue à la lueur d'une bougie fantomatique, et des prunelles dégoulinantes dans leur humeur. La voici acculée dans un palais des glaces où la déformation s'érige comme une norme. De ses yeux chagrinés, le reflet appelait de tous ses vœux à la miséricorde.
Non celle de l'épargner, mais de l'euthanasier.

De terme jamais la douleur ne connaîtrait sans le silence que pourvoit la fin. Le silence. Tout ce à quoi Gabrielle aspirait s'étrécissait, au point de ne plus loger qu'au fond de la coquille transparente de l'absence de mots ou de notes. Que n'aurait-elle donné pour à ce silence s'abandonner ? Sa richesse, ses plaisirs, ses vertes iris. Ses tympans déjà trop meurtris. Prends-les ! Prends tout de moi s'il le faut mais fais-les TAIRE ! Elle repéra une pointe de verre, aussi longue qu'un couteau de chasse. Assez fine pour se faufiler sous l'hélix, pour traverser le conduit, gratter puis percer le tympan.

Une propulsion, sur sa gauche, une seconde, sur sa droite. Tchac, tchac. Le tesson déroba à sa peine un quatrième sens dont elle ne voulait plus.

Et le silence se fit. Il dépeça son cri. En échange lui rendit, pour une légère, une merveilleuse seconde, le goût de la paix, celui de la perte de soi et de son monde.

Une seconde blanche.

Mais passé cette seconde, ce fut une vibration, la mélodie d'une corde tendue. Elle s'émit à l'intérieur de Gabrielle, tout au fond, derrière les muscles et organes. Le souvenir de ces bruits, de ces paroles, ces rires et ces chants en elle vivait toujours. Non… Jamais leur spectre ne saurait se faire oublier. Ils vivaient, enracinés dans sa boîte crânienne, à l’instar des arbres centenaires au-dehors. Ça ne part donc jamais… ?

Réponse lui fut donnée, en la forme d'un son imaginaire que Gabrielle fut la seule à physiquement endurer, à défaut de l'avoir entendu. Le grattement reprenait. Il avait gagné sa chambre, avec elle demeurait. Il n'était plus seul ; quelque chose de plus bas, de plus grave, avait pris sa suite. Il rampait derrière lui. Cela possédait une sorte de rythme, de régularité funèbre, très lent et souffreteux. Cette cadence, Gabrielle la reconnut : elle était celle d'une respiration difficile. Elle la sentait étrangère à la sienne, en mesure avec celle de cette insidieuse terreur qui au panneau de sa porte venait éroder ses ongles. Respiration mourante, elle ne provenait pas de sa gorge, mais de celle, plus abîmée, de la malade partie avant elle, il y a des années de cela. La respiration, avec elle l'odeur nauséabonde.

Maman ?

Elle venait la chercher. Gabrielle s’enroula sur elle-même, les jambes dans la mer de verre, devant le vantail qui s'ouvrit sans que quiconque ne l'y invita. Trop tard pour les politesses d'usage, ou pour se refuser à la fatalité que prodiguent malgré elles les trois heures du matin, heure à laquelle tout succombe, de fatigue ou d'un autre mal, tout se rend à la volonté de la nuit, quoi qu'elle implique.

Maman…

… C'était ça ?

Et quel que soit le prix à payer.

Maman, ça ne part jamais alors ?

Un bras déplié, aussi gris et sec que le bois mort. C'est une brindille sur le point de rompre qui se tend sous ses larmes, fait éclater son écorce pour découvrir le fragment translucide mouillé de sang, dont les parfums et saveurs appellent à renouveler le jaillissement. La brindille connait bien ce dû. Elle sait, c'est inscrit dans sa chair pourrie, quelle sensation suscite la vue de son propre suc qui s'évade de ses veines. Elle peut le raconter, par la bouche qu’elle n’a plus : c’est une chute imaginaire, d'abord, un haut puis un bas, propulsion tête en avant, puis une chaude bouffée à la rencontre du réconfort et de la résilience. La peur s'endure, elle ne dure pas. Vient ensuite l'exquis sommeil, si bon, on ne le quitterait jamais. Aussi, la brindille persiste et insiste ; secoue de ses maigres forces, sucées à ses muscles par la maladie, le morceau de verre. Sur chaque secousse claquent et craquent ses os. Les tendons saillent, pareils à des buttes sillonnant une terre infertile. D'une voix d'outre-tombe, ils supplient Gabrielle d'accepter sa dernière issue. Son salut, dans un éclat de verre.

À la brindille fut récupéré l'objet. Lorsqu'elle lui sacrifia son cou arqué, Gabrielle éprouva l'insondable générosité de cette lame, de cette main, de cette nuit venues à elle pour la récupérer et du Mal enfin la délivrer.

La fin du grattement. La fin de la douleur. La fin de toutes les peines et les peurs. Fin du disque.

L'entendez-vous ? la fin de cette triste comédie.

*

Conclusions du rapport d’autopsie

Nom : Sirinelli, Gabrielle

Date du décès : 18 Juin 1996 aux environs de 3h00

Date d’autopsie : 22 Juin 1996 à 17h00

Agence d’investigation : Département de Police de Notre Dame

Cas 25 678 : âge : 16 - Race : blanche - Sexe : féminin, 46kg, 1m65

Corps identifié par : Catherine Casneuve & Martine Cohen

Autorisé par : Dr M. Montmaison

Mode de décès :

Cause immédiate du décès : Arrêt du cœur

Dû à : la perte d’une grande quantité de sang

Dû à : artère carotide sectionnée

DIAGNOSTICS ANATOMIQUES RETENUS

Léger traumatisme sur le côté gauche du crâne

Conjonctive congestionnée

Multiples lésions aux deux oreilles. Pavillons déchirés. Tympans percés.

Traces d’anciennes lésions à la poitrine, aux cuisses, autour de la vulve et de l’anus.

La recherche de toxiques n’a révélé la présence d’aucune substance

Bon état de santé général

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