Brèche
Le Nouvel Ouest France, édition du samedi 6 juillet 1996.
Rubrique : faits divers
Entretien avec M. A. GARCIA, Officier de police judiciaire pour la police de Notre Dame d’Islemortes
A. G. : L’affaire est loin d’être bouclée. Vous comprendrez donc qu’il m’est impossible de vous communiquer beaucoup d’informations concernant l’auteur présumé des faits, sans compter que celui-ci est encore mineur. Son identité restera confidentielle. Je peux néanmoins vous affirmer que ce dernier a bien été entendu par nos services, mais nie catégoriquement toute responsabilité dans cette affaire. […] Pour ce qui a trait à la victime, le rapport du médecin légiste est assez évocateur : le coup aura été fatal, toutefois de nombreuses marques sont à relever sur le corps, la plupart anciennes et localisées […]
Si nous ne pouvons, pour l’heure, rendre un avis tranché sur la question, nous assurons que nous mettons tout en œuvre pour faire la lumière sur cette affaire. Tout ceci est pris très au sérieux ; de telles marques pourraient indiquer que la victime a vécu plus d’épreuves que nous ne l’avions supposé jusqu’à présent. (…)
*
L’approche des célébrations de fin d’année, comme la fin des cours, attisèrent l’excitation des adolescents. Ces derniers se réjouissaient à la perspective de ces deux semaines de liberté, dont ils profiteraient sans retenue, dans un même lit.
Gabrielle, si pimpante dans ses vêtements bordés de fausse fourrure, ses pommettes rougies par les températures plus basses qu’à l’ordinaire, rêvait aux neiges de décembre que le décembre du Sud ne produit jamais ; ces rideaux poudrés grâce auxquels chaumières et champs ressemblent à d’épais biscuits couverts de sucre glace. À l’instar de ceux qu’elle avait arpentés les hivers, entre vallons pyrénéens et monts savoyards. La neige, et ces journées où le contraste entre le froid extérieur et la chaleur des salons fait éclore des rosaces de buée aux fenêtres pour estomper les formes et les ondes, et donner l’illusion d’un calque placé devant le soleil. Se languissait donc de l’arrivée de ces flocons, qu’elle aurait admirés avec Antoine. Lui qui n’avait jamais vu la neige. Si la chance leur souriait, peut-être un cristal ou deux scintillerait sur les toits cette année. Devait-elle attendre de le découvrir. Attendre, se repaître de cette douce période de transition où tout s’endort et hiberne en harmonie avec la faune sauvage.
Attendre, cela sous-estimait la fougue de la jeunesse. La passion eut raison de leur patience, et ce fut un sourire aux lèvres qu’Antoine et Gabrielle se rendirent à l’internat, déjouèrent la vigilance des surveillants, et d’une seule main poussèrent la porte bleue.
Matthieu les avait accompagnés. Posté en sentinelle, il gardait l’entrée des lieux avec plus de détermination qu’un cerbère. Personne ne devait les surprendre, rien ne saurait interrompre la parade amoureuse. S’il avait fallu intervenir, il s’en serait chargé, nonobstant l’ingratitude de sa situation. Ingrate, la tâche l’était, à n’en point douter ; si pénible qu’il n’avait de cesse de se marteler qu’il aurait préféré se trouver n’importe où ailleurs, même sur les rives inhospitalières du Styx, que devant cette planche, à entendre le troublant tumulte que ne parvenaient à retenir les murs du cabinet d’aisance. À entrevoir les ondulations des ombres enlacées, qu’ardemment il aspirait à déchirer.
Pester, ressasser puis maudire sa condition. Pour autant il resta là, au plus près de l’intimité de l’insatiable couple, paré à bondir au premier danger. Le danger rôde toujours, déplora-t-il pour lui-même. Risquait-il cependant de provenir de l’intérieur, plus que de l’extérieur.
La scène n’aurait, cela étant, ameuté aucune méfiance, à première vue. Au centre de la zone carrelée de céramique, une large flaque de vêtements tapissait le sol. Ne manquaient qu’un pantalon en denim noir serré aux mollets ainsi qu’une paire de bottes coquées, que lui gardait toujours pendant l’acte, car elle s’en disait tout émoustillée. Loin de cette flaque, épinglés au mur tels des insectes, s'auto-dévoraient les deux corps. Dans leur bacchanale, ils se confessaient cannibales. Le plus imposant des deux enveloppa de ses bras son partenaire, dont il suça la chair avec l'avidité vampirique d'un serpent. Quand sa langue se fut lassée, l'envie le saisit de visiter de plus chaleureuses et accueillantes profondeurs.
Antoine agrippa Gabrielle par la taille, la retourna face au mur. Sur la courbure concave de son dos, partant de l'espace mal dessiné entre les omoplates décollées, il fit descendre ses doigts, suivant le tracé de la chute de rein. Lui aussi aurait souhaité y rouler, y tomber. En bout de chute, il gagna les fesses, ces pâtons de pain lisses et farineux, qu'il s'amusa à pétrir avant d'envoyer un doigt aventureux explorer l'humidité du bosquet génital. Le geste ne rencontra aucun écueil ; au seuil de la motte son index se trempa dans le ruisseau trouble, dont il étira le lit. Remontant jusqu'au fessier encouragé à se cambrer davantage, il enduisit consciencieusement surface et tréfonds de cette substance douce-amère. Puis, sa virilité palpitante bien en main, s'affaissa sur Gabrielle, l'obligeant à épouser de la joue et de la poitrine les lignes froides du mur.
Lorsque reviendrait, à l'occasion, et pour un temps défini (abominablement court), le souvenir de cet instant, ce serait cette sensation là que revivrait le corps de Gabrielle : celle du picotement glacial du carrelage contre ses tétons.
Le souffle d'Antoine, moite contre l'oreille, s'alourdissait à mesure que montait en lui la fièvre du priapisme.
— Ouvre-toi, ma jolie fleur…
Contre sa verge gavée de sang, il fit tanguer le bassin comme la poupe d'un navire. Rouler à gauche, rouler à droite, basculer en avant. Il la tenait, ferme entre ses paumes calleuses, sa belle latine. D'une main coincée sur son bas-ventre, il la souleva, et sur un soupir grisé vint piquer son dard au centre du grand glutéal, droit dans le bouton de rose trop étriqué pour le recevoir en entier. Malgré la pellicule aqueuse dont il l’avait enduit, le membre ripa sur les parois crénelées. Il en accrocha le rebord charnu et décrocha, dans son excitation malhabile, un glapissement aux poumons de Gabrielle. S'ensuivit un chapelet de supplications égrenées d'une voix paniquée que la douleur faisait grimper dans les aigus :
— Non, non, attends ! Attends !
Une exclamation qu’Antoine avait souvent entendue. Avant que le poing ne tombe sur un visage, le « attends » fusait, plaintif, adressé davantage à la main vengeresse qu'à l'homme qui la contrôlait. Les vaincus n'oubliaient jamais ce mot, le rabâchaient invariablement, à croire qu’ils n'avaient que lui.
— Attends, ça fait mal, ça fait trop mal !
Cinq doigts plaqués sur sa bouche bâillonnèrent les lamentations.
Quand même, c'est bizarre, nota-t-il. Vierge jusqu'à peu, il s'était néanmoins toujours regardé comme expérimenté, instruit plus que la moyenne sur tout ce qui touchait ou gravitait autour du sexe et ses modes. Un théoricien averti, croyant acharné mais non pratiquant. Tôt projeté, peut-être trop d'ailleurs, dans l'empire des chairs mélangées, il avait appris à en admirer l'esthétisme comme les coutumes à travers une vitre impeccable. Aujourd'hui rendu à la pratique, quelque chose détonnait. Comme si l'on avait retiré la vitre, alors découvert sa fonction de filtre embellissant. Ce que révélaient la vitre et sa supercherie, Antoine ne l'avait pas attendu un seul instant. L'impression ne détenait rien de rebutant (quelle sorte de déception eût fait basculer ce feu d'artifices sensoriel dans le sordide ?), seulement… dérangeant ? Plutôt déconcertant. Passer outre ne présentait pas de difficulté majeure, mais y revenir démangeait toujours un peu. L'effet d'une petite bestiole mordillant l'oreille. Cette bestiole : des sentiers de vergetures, un fessier moins ferme qu'attendu, des odeurs corporelles aigrelettes, un tour de poitrine plus petit que le pelvis. Ces poils ! N'aurait-elle dû s'afficher aussi lisse qu'un caillou, décence oblige ? Elle avait oublié l'arrière de ses cuisses.
D'un autre côté, Antoine savait se montrer magnanime. Bien sûr, cette négligence pileuse s'excusait chez la femelle de plus de quarante ans, et encore, ce postulat valait pour la reproductrice ayant renoncé au versant charnel de son quotidien. L'avait-il déduit dès son plus jeune âge, au hasard d'un passage à proximité de la salle de bain occupée par sa mère. Mais cette excuse ne profitait pas à Gabrielle, pour qui il s'estima être en droit de la trouver glabre et lustrée entre ses mains.
Des poils, et maintenant ces cris. Dans la collection de magazines qu'il s'était appliqué à bâtir durant son adolescence, dans ces films à faible budget de petites maisons de production, que son poste de télévision ne captait en clair qu'un jour par mois ; dans tout son catalogue médiatique, la femelle ne pleurait ni ne hurlait jamais, pas ainsi. À la réflexion, celle-ci ne prononçait même jamais le moindre mot, rien qui contint plus de sens qu'une interjection. Nom de Dieu, si elle devait crier, ce n'était pas de douleur ! alors même qu'elle eût été empalée sur plus long et large pieu. Comment, dès lors, une femme d'expérience comme celle qu'Antoine emprisonnait de son corps ne pouvait-elle supporter ses modestes ardeurs ? Elle était à peine capable de le prendre totalement en gorge, un comble.
L'ensemble de ces choses lui échappait. Se désagrégeait sous ses doigts l'image de la femme de plastique, et il ne sut jurer s'il appréciait ou non cette expérience inattendue.
Il n'avait pas pour intention de la blesser, sûrement pas, mais au-delà des remords que lui inspirait son impétuosité, se dévoilait un plaisir qu'il n'osait regarder en face, et celui-ci lui empoignait l’aine.
Il n'était pas désagréable à Antoine d'entendre supplier. S'il lui fallait se montrer franc, il admettrait l'effet euphorisant de la condition nouvelle de la jeune femme : vulnérable, dépossédée d'elle-même. Et elle couinait si bien, quand elle ne criait pas. Gabrielle, que tous à St **** et Notre Dame connaissaient fière et indépendante, couinant comme une petite truie ; Gabrielle, devenue sa bête apprivoisée prête à se vendre comme il la prend. Tout à lui, du bout de ses cils aux tréfonds de sa pulpe juteuse.
En définitive, tant pis si elle était semée de veines, de poils drus et autres mineurs défauts, tant qu’elle continuait à couiner.
Le souffle chaud regagna le pavillon :
— Chut ! contrôle-toi, bon Dieu, ou les pions vont t'entendre. Tu veux tout de même pas tout gâcher maintenant ?
Des craintes légitimes. Comme en attestèrent les deux coups portés au vantail, les hurlements s'étaient acheminés jusqu'aux oreilles de leur gardien. Sa voix, enrouée par l'inquiétude, fit tinter ses notes étrangères dans la pièce :
— Tout va bien là-dedans ? Gaby ?
L'intrusion ne fut pas au goût d'Antoine.
— Putain oui ! Surveille et lâche-nous !
Silence contrarié. Le gardien obtempéra.
Fort de l'effet qu'il venait de produire, Antoine en revint à Gabrielle, dont les gémissements avaient épuisé leur vigueur. Son intonation opta pour un registre doucereux :
— Calme-toi. Plus tu te tends et plus ça s'ra douloureux. Laisse-toi faire, ça va vite passer.
Il ne parlait pas d'expérience, ne pouvait rien certifier, rien jurer, pas même de la sincérité de sa phrase. Son unique certitude était sa furieuse envie de lui retourner les entrailles sans plus d'attente.
— Tu sais que je te ferai pas de mal.
Cette phrase-ci, au moins, se voulait un peu plus honnête.
En effet, Gabrielle le savait ; non qu'Antoine ne la blesserait jamais, lui-même ne pouvait décemment le promettre, mais qu'il croyait en ce qu'il disait. Que s'il pouvait lui faire du mal (et combien le pouvait-il !), il ne souhaitait pas le faire.
Déroulant un sanglot dans sa gorge, elle amorça la décontraction de ses muscles.
Et le corps se relâcha complétement.
Et tout prit fin ici.
Les derniers bastions avaient cédé, les troupes aux mains ennemies. Plus de ligne de défense, la percée s’agrandit et les adversaires envahissent le territoire, le subjuguent. Ils en reprennent le commandement. Désunies, les forces alliées ne se font plus voir ni entendre, elles gisent au champ d’honneur, n’ont que leurs os à offrir à la terre violée, cette terre qui n’est plus sienne. Sans épée, sans compagnon, sans une armure pour encore la protéger, elle est la dernière à respirer, rendue à une bataille qu’elle ne sait comment mener. De ses années de lutte, elle a tout oublié. Lucide dans sa douleur, elle comprend que sa survie dépend de sa reddition ; l’ennemi est trop puissant, il n’est pas de honte à retirer de cette retraite. Comme la lame tranche l’air à la verticale, sur le point de se planter entre ses seins, d’un cri elle hisse son drapeau blanc : « Je me rends ! Je me rends ! »
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je t’aime, répéta-t-elle dans un murmure plus audible.
Il embrassa sa joue laquée de larmes, délaya ses baisers sur sa nuque puis l'arrière de son épaule, longeant la falaise abrupte de l'omoplate. Un peu de sucre pour adoucir le moment. Sa main droite se posa en coupe autour d'un sein, comme de la gauche il empalmait son sexe qu'il porta à l'orifice désiré. Gabrielle lui en autorisa l’accès par un modeste avertissement :
— S'il te plait, ne sois pas trop brusque.
Cette caverne au creux de laquelle il s'engouffra, lentement, délicatement, centimètre par centimètre. Avalé par les festons de chair à vif.
Curieux, ce que la dévergondée pouvait être étroite.
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