Brèche II

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Gaby Jolie,

C’est sale, d’être une fille.

J’aurais dû te prévenir plus tôt, j’imagine que c’est toujours la même histoire : les plus menus détails passent à la trappe.

Tu as encore le temps, pas beaucoup mais quand même assez pour t’y préparer. Ainsi tu auras moins peur de toute cette pagaille. La saleté. Le rouge qui colle puis devient marron. Le lavabo se teinte vite, le tissu encore plus. La douleur ; ça tire et ça pince en dedans, parfois cogne. Certaines disent même que ça mord, mais là j’y vois plus une tendance à la dramatisation métaphorique, très féminine soit dit en passant.

Je te promets que ça finira par passer, avant de revenir. Le sang ne reste pas.

Enfin, comme je l’ai dit : tu as le temps. Plus tard, tu pourras te préoccuper de ta petite culotte à loisir, que tu le veuilles ou non. Tu verras comme c’est fou, la place que ça prend dans une vie de fille.

De garçon aussi, en un sens, pour différentes raisons.

Mais ça, nous y reviendrons une prochaine fois. Je commence à fatiguer.

Denise

*

Elle souffrait, il en était persuadé. Ce cri ne mentait pas, et il lui avait transpercé le tympan telle une flèche tirée à bout portant. Que lui faisait-il subir derrière cette porte ? Oreille collée au bois, Matthieu perçut la cadence de heurts à la mélodie matte et étouffée, comme si l'essentiel des chocs se voyait absorbé par une enveloppe souple et molle ; celle des tissus épidermiques enrobant une fine couche de graisse, elle-même enrobant deux êtres amalgamés. Le tout battu contre un mur. Plus aucune violence. Tout ce qui chantait encore du fond de la pièce d'eau : le rythme déroutant de l'amour physique.

Lorsqu'il devina la nature de ces bruits, Matthieu sentit son œsophage se comprimer. Imaginer, savoir tout au plus, était une chose, y assister in situ, du regard ou de l'oreille, en était une autre bien plus cruelle. À quelques mètres de lui, Antoine la pénétrait comme il en avait gagné le droit. La creusait dans son sang et son bassin, d'où il déterrait des orgasmes acides aux veines, lesquels se répandaient au sol en cercles concentriques. Sur chaque râle, ces cercles s'élargissaient, dans leur rayon faisaient de Matthieu l'otage de cette provocation :

Il la prend, la retourne, la dévore et l'emporte ; elle adore, il le sent.
Il le sait, qu'elle aime ça. Elle jouit, l'entends-tu, dans ses bras ?

Qu'il le voulût ou non, que Gabrielle en fût elle-même consciente ou non, Matthieu entendait. Et en premier spectateur de sa déchéance, devait la contempler devenir ce qu'il redoutait : le jouet de l'amour-propre d'un autre. À ses yeux, elle ne disposait plus d'aucune emprise sur son sort. Sa liberté corporelle lui glissait entre les doigts, dérobée par un Antoine disposé à en user comme bon lui chantait.

Matthieu s'arrêta sur cette pensée, révisa cet adjectif, ce « dérobée ». Jugea le terme exagéré. Après tout, Gabrielle n'y avait-elle pas pleinement consenti ? La dispenser du moindre tort n'eût pas été honnête ni juste, puisque c'était en connaissance de cause qu'elle avait renoncé à ses talents et privilèges, pourtant dument acquis à la force des années et la sueur de son front. Une Gabrielle plus lucide aurait souhaité se confronter à sa part de responsabilité dans cette chute. Tant d'efforts mis au rebus, mais dans quel but ? La contrepartie dévoilait l'escroquerie : en échange d'un affect éphémère, synthétisé par une poignée de mots trébuchants. Ces trois mots si bêtes, si faciles à construire comme à détruire, voire à détourner et de deux lettres retirées leur faire hurler : « Je te tiens ! », qu'Antoine avait daigné délivrer plus par conformité aux conventions sociales que par la sommation de son propre sentiment. Pour autant, voici la vérité : dans sa complète simplicité sémantique, ce gage d'affection avait suffi à tourner la tête de Gabrielle. Grâce à ces mots, elle avait ouvert une brèche en plein milieu de sa poitrine, avait invité Antoine à s’y installer, « Tu peux entrer. », et lui avait étiré la brèche, l’avait élargie à son maximum avant de s’y insérer, sale et balourd, sans pudeur aucune.

Il la tenait, comme la corde tient le pendu.

Une exécution publique, mais force était de constater que le bourreau ne campait pas seul le rôle de fautif, comprendre cela était indiscutablement pire que tout le reste. Matthieu voyait : sa Gabrielle s'était perdue, depuis le premier baiser. Aurait-elle à présent tout confié d'elle à son nouveau dieu et maître, en bonne athéiste pervertie. Tout, de sa liberté jusqu'à son nom, jusqu'à sa raison d'exister ; jusqu'à son Moi devenu Nous, pour peu que ce Nous consentît à demeurer près d'elle. Sacrifiée, autant ne pas craindre les grands mots. Un sacrifice nécessaire aux dires de la majorité, en dépendait la bonne tenue de son couple. Pour ce qui concernait Antoine, l'observation n'était pas aussi catégorique, ne serait-ce que sur l'objet à sacrifier. Il avait moins à perdre, n'y avait logiquement pas perdu grand-chose. Aucun changement infligé aux exécutions punitives, soirées beuveries et autres traditionnelles activités masculines, fût-ce dans leur dynamique ou leur récurrence. Gabrielle y avait bien été conviée, sans y avoir jamais donné suite, pressentant le caractère plus poli que sincère de l'invitation. Le sens du sacrifice jamais ne s'écartait de cet unilatéralisme.

Tu t'es rabaissée, tu t'es déshonorée. Dupée mais ébahie, elle ne pouvait plus qu'éprouver jour après jour et le doute de la réciprocité et le manque de l'absence, hypnotisée par l'intermède chaleureux d'une communion des corps dont elle était par trop tributaire. Tous ces mensonges et ce gaspillage. Autrefois, jamais n'aurait-elle concédé cela, pas la Gabrielle que Matthieu avait appris à admirer. Elle n'aurait jamais dû, pourtant l'acceptait bel et bien, s'illusionnant de ces promesses que souffle sur l'esprit un cœur amoureux qui confond harmonie relationnelle avec capitulation relationnelle. C'est qu'il est stupide, le cœur qui aime. Que le ciel se brise et la terre s'embrase car elle l'aimait. Aimait à en défier ses principes, et rien ne devait plus faire sens aujourd'hui.

Elle l'aimait, mais il n'empêche : Matthieu l'avait entendue crier. Gabrielle l'insoumise, blessée comme n'importe quel animal domestiqué. Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Il l'avait entendue, n'avait pas réagi. Qu'est-ce que tu t'es fait ? Si le verrou lui bloquait l'accès au cabinet, Matthieu aurait tout de même pu insister, bombarder la porte de ses poings jusqu'à ce que ceux-ci en deviennent aussi bleus que la peinture, élever la voix et prétexter le passage d'un surveillant, ce faisant sonner la retraite précipitée des amants. Qu'est-ce qu'on t'a fait ? Abréger l'entrevue et cette mascarade, abréger l'ignominie corporelle. Abréger Antoine.

Il regretta d’avoir laissé le couteau chez lui.

Regretta, la seconde suivante, de s’acharner à tenir le rôle du « mec bien », celui qui ne plante pas, ne gâche rien et ne dit pas le mal. Douta que ce rôle lui ouvrirait in fine les voies espérées.

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