Crocs

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Bien qu’instable, le rayonnement solaire amoindrissait le froid propre à janvier. Même celui du Sud était à redouter. Par chance, le vent du Nord ne s'était encore levé et seules des troupes de nuages s'évertuaient à capturer la lumière du jour dans les replis aqueux de leurs nébuleuses. Fin janvier : une vive fraîcheur, un peu d'humidité, mais toujours pas de neige. Seulement un ciel s’étirant en un camaïeu de gris.

Ankylosée par les caprices météorologiques, elle se rapprocha de lui. La tête posée en équilibre sur son épaule, prit le temps de détailler les durs contours de son crâne. Celui-ci tranchait tant avec la féminité de son visage, d'une douce rondeur pareille à celle des vierges des peintures de la Renaissance italienne. Imparfaitement sphérique, d'un beige doux sablonné d'un nombre de grains de beauté que Gabrielle évalua supérieur à la moyenne. Délaissant le visage, elle rattrapa le reflet du petit anneau d'argent à son oreille gauche, avant de glisser un œil jusqu'à sa veste molletonnée vert sapin dont la fermeture à glissière, descendue sous son poitrail, dévoilait les corniches du col en V d'un fin t-shirt noir. Trop fin, en théorie, pour contrer les vicissitudes des températures hivernales. Mais si le froid lui picorait l'épiderme, Antoine n'en laissait rien deviner ; il reposait à plat dos, jambes dépliées dans la saleté, et ses deux mains couchées sur son torse. Ses traits étaient relâchés. Occupé à fixer le ciel, il affichait une neutralité granitique. Un homme sanguin pourtant si beau dans la paix, à sa manière.

Passa un cumulus un peu plus épais, il couvrit de son ombre les adolescents, tel un voile de fraicheur malvenu. Gabrielle s'ébroua. L'hiver lui ourlait les oreilles, qui aussitôt viraient au grenat, et l'inertie, plus que le nuage, gelait ses os. Une bise inédite envoya des mèches folles danser sur son front ; elle acheva de l'agacer. Pour son bien-être lui fallait-il contrarier la monotonie du silence :

— Si on rentrait se réchauffer, plutôt ? À la salle des élèves ? J'ai comme l'envie soudaine de me brûler la langue sur un café pas terrible.

Tenir une tasse de café bien chaude, à deux mains comme une enfant, grâce à ce geste retrouver un peu d'innocence, de simplicité. Peu importait que le breuvage fût fade, aussi opaque qu'un thé et dispendieux pour sa qualité discutable. Une perspective tendre dans sa banalité qui n'émut pas Antoine. Il ne réagit pas ; ses yeux ne quittèrent pas le ciel ni ses mains son buste. L'économie de mots était dans sa nature, de même que cette horripilante habitude, qu'il partageait avec ses pairs, de dupliquer les élisions, d'en inventer certaines et d'aspirer entre ses dents les syllabes pour ne jamais les recracher.

Bien décidée à le sortir de sa torpeur, Gabrielle insista, agrémentant son invitation d'une touche d'humour censée soutenir sa cause :

— Ça ne te dit rien ? Je t'en paie un aussi, si tu veux. Avec une clope. Le couple café-cigarette : le déjeuner des champions !

— Quels champions ? maugréa Antoine.

Elle partit à glousser.

— Les existentialistes. Tu vois, ce que je…

La phrase périt sur une expiration lourde à la poitrine. À quoi bon s'entêter ? La plaisanterie n'était pas le fort de Gabrielle, en tout état de cause, et la philosophie pas celui d'Antoine. Le ridicule de son allusion, comme celui de l'expliciter, s'imposa à elle ainsi qu'à son discours, renversé en conséquence :

— Oublie, ce n'est pas si drôle que ça.

Ce qu'il était déjà résolu à faire avant la fin de cette réplique. Il grogna, bouche fermée.
Pas une minute, Gabrielle ne lui accorderait donc pas une seule fichue minute de répit. Mais qu'y pouvait-il ? affection et sexualité sont deux maîtresses exigeantes, autant s'y obliger. Pas d'alternative. Contraint à s'extirper de sa sérénité renfermée, il libéra une expiration forcée. Sans détourner le regard, déclara d'une voix à la mollesse de moribond :

— J'veux bien t'accompagner, mais y'a une taxe à payer.

Charmante métaphore dont il s’empressa de faire la démonstration dans l'instant. Joignant le geste à la parole, il alla quérir son dû sur la poitrine de Gabrielle. Plus habiles que des araignées, ses doigts se faufilèrent entre les attaches des vêtements, jusqu'au téton durci par le froid qu'ils s'amusèrent à gratter.

Malgré l'exaspération que ce genre de réaction invoquait en elle (Si je t’emmerde, dis le tout de suite.), elle ne le repoussa pas. Ces quelques mois de relation lui avaient suffi à discerner les aspérités rocailleuses de cette personnalité pour le moins sommaire dans sa rugosité. Les discerner puis les prendre pour acquises, faute de choix et de mieux. Qu'elle s'en réjouisse ou non, tel était le fait : Antoine était trop simpliste pour attendre de lui une réflexion ou gage d'affection tant soit peu développé. Au-delà d'un « Je t'aime » cela faisait beaucoup de mots. Trop compliqué. Son esprit conditionné à parts égales au sexe ainsi qu'à de désuètes croyances s'affichait imperméable à n'importe quelle forme d'évolution. De fait, chaque tentative d'élévation était contrecarrée par l'immobilisme de cette apathie ombrageuse, propre aux philistins que figuraient les membres de la famille Dereuil. Les Dereuil, devait-on toujours y revenir, quitte à tomber dans la redondance ou l'obsession. Gabrielle n'en démordait pas, personne n'aurait regardé l'hérédité et l'éducation comme étrangères à ce comportement, moins proche de l’anticonformisme que du suicide social. En l'occurrence, l'ensemble de la descendance de ce terrible clan refusait de s'attarder sur ce que leurs ainés auraient jugé futile, fut-ce la scolarité d'un enfant ou le versant sentimental d'une relation humaine. Atavisme, héritage et malédiction de tout un chacun, Gabrielle en savait quelque chose.

Que le sexe s'érige en impératif cardinal, elle pouvait le concevoir sans raideur, n'en condamnait donc trop sévèrement Antoine. Tare éhontée ou dogme biologique, ses hormones appelaient à la poursuite permanente du désir, créature fougueuse duquel procède le plaisir. Sous toute forme : plaisir dans l'attente, dans l'espoir, dans le fantasme, enfin dans l'acte-même ; les quatre queues d'un unique diable qu'il nous faut nouer pour peu que l'on sache les saisir, au risque de les sentir fouetter nos flancs. Antoine ne maîtrisait rien. Jeune et enthousiaste, il ignorait avec quelle ardeur les flammes de ses passions gloutonnes le consumeraient ni jusqu'où ni jusqu'à qui s'étendrait le brasier. Et ce vice ne le préoccupait pas plus que cela. Il n'avait jamais que dix-sept ans.

Il ne faudrait toutefois pas s'y tromper : cette « verdeur », si l'on souhaite l'aborder avec tact, n'interdit en rien l'amour. Antoine aimait Gabrielle, elle refusait de se détourner de cette idée. Il ne pouvait s'agir que d'amour, subjectif et divergent mais tout de même. Certes, les points de comparaison en la matière constituaient une denrée rare, qu'il soit question de romances littéraires ou de références d'ordre privé ; et il est d'autant plus vrai que ces trois mots dont Antoine acceptait de la gratifier, tantôt comme une justification, tantôt comme une excuse, prenaient le plus souvent l'allure d'un totem d'immunité. Cela avait néanmoins suffi à emporter la conviction de Gabrielle. Dans l'affection permettait-elle à son cœur de s'emballer, son cerveau d'entrer en sommeil. Les tripes aux commandes, une pause méritée en seize ans de vie. De l'abandon au sentiment, mais non exclusif d'une part de lucidité. Face à l'ampleur de l'influence d'Antoine sur sa personne, Gabrielle ne se reconnaissait aujourd'hui plus. Elle qui n'avait jamais eu qu'à s'aimer elle-même apprenait à sacrifier à un autre une partie de son Moi, ainsi que Matthieu l'avait soupçonné. Elle savait quelle indignité cela pouvait trahir. Déshonorant, mais cette sensation, c'était autant bon, autant qu'effrayant, qu'incroyable ; c'était voir au-delà de sa seule vision puis y découvrir l'envers de son propre décor où chaque monde, ennemi et étranger, était entré en collision. De cette fracture de la réalité avait émané la cause d'une lutte aussi bien interne qu'externe. Une lutte que Gabrielle perdait jour après jour, mais qu'elle n'avait plus envie de gagner. Admettait-elle qu' « aimer » signifiait « se livrer », « partager » : « renoncer », à soi et pour l'autre. Être changé à la manière d’une peluche usée par les sentiments.

Cela dit, parce qu'elle n'avait pas perdu sa sagacité en même temps que son indépendance, parfois, Oh des moments si fuyants qu'ils devaient se compter en secondes, un doute venimeux infiltrait son oreille. « Je suis venue, j'ai vu, je ne suis pas convaincue. » Et de ce doute, terreau fertile, le souhait de briser cette attache venait à germer. Pour aussi vite disparaître, ravalé par les tendres capitons de son cœur enflé par la passion. Il est juste introverti, amoureux mais peu démonstratif, voilà tout. Admettons, les plus conciliants lui auraient accordé cela. Après tout, même la Nature excepte la notion de parfaite symétrie. Au plus simple : de perfection, le Monde ne connait pas, à l'inverse d'une triste normalité.

Cette résignation lui revint, ce début d'après-midi. Afin d'appuyer cette idée elle pressa son corps contre celui d'Antoine puis apposa sa main sur son entre-jambe bosselée. Blottie tout contre son cou, à humer sa forte odeur de musc, elle ne craignait plus grand-chose.

— Eh, Blanche Neige ! Quand est-ce que ce s'ra mon tour ?!

L'interpellation signa la fin prématurée de la fouille corporelle. D'un bond, Gabrielle et Antoine décollèrent leur dos de la terre, braquèrent les prunelles, tels quatre révolvers chargés, sur le discourtois visiteur. Un adolescent anonyme d'allure commune les avait accostés et les toisait, un sourire scélérat taillé dans ses joues brunes. Son visage multiculturel, grêlé et flanqué d'une paire d'yeux troublés par un abus de stupéfiants ou une nonchalance exacerbée, accusait une banalité consternante. En somme, se présentait là un insipide jeune garçon comme l'on en dénombre des centaines au sein des établissements scolaires, et que Gabrielle ne fut pas en mesure d'identifier. Tout au plus le rapprocha-t-elle d'un Basset Hound un brin caricatural, dans le genre du personnage de Droopy. Un Droopy acnéique. Les origines maghrébines de l'individu, loin de l'orienter, lui firent davantage redouter la réaction d'Antoine, dont l'inimitié ne tarda pas plus à se faire entendre :

— Qu'est-ce que tu nous veux ? lui aboya-t-il.

L'adolescent ne lui accorda pas un regard ; son attention s’était arrêtée sur Gabrielle, qui l'accueillit avec une aménité à peine plus poussée :

— Qui que tu sois, tu nous déranges. Alors si tu veux bien…

D'un irrévérencieux signe de la main, repliée en balayette, elle l'invita à disparaître, persuadée que pareil accueil n'encourageait pas à la discussion et que le reflet fugace sur le front du garçon n'était autre que celui d'une goutte de sueur nerveuse. Antoine l'intimidait, comme tant d'autres. Ce pouvoir qu'il exerçait sur son monde comprenait bien autant d'avantages que d'inconvénients.

— Tu l'as entendue ? Barre-toi, métèque de mes deux ! Retourne en Algérie !

Nonobstant les trémolos de sa voix, le Maure s'aventura à prendre posture, se cambra, le torse tendu, qu'il avait mince et tombant.

— J'suis Marocain, espèce de gros connard de raciste !

Antoine en blêmit de rage.

— Qui tu traites de connard là ?!

Et de gros ? voulut soulever Gabrielle. Sentant un hoquet hilare lui chatouiller le larynx, elle se mordit l'intérieur des joues, ravala sa raillerie de crainte qu'Antoine n'en relève le caractère modérément infamant. Celui-ci n'était en aucune façon disposé à rire, sûrement pas plus qu'à son trait d'esprit sartrien. Il s'était relevé, se tenait droit sur le sable, ses bottes enfoncées dans la terre, le poing armé. Le Soleil avait incidemment percé une trouée entre les nuages, et cette apparition, cet éblouissement soudain, pouvait autant marquer la fin des hostilités que le départ de feu. Fallait-il s'attendre à voir le sang couler ou les bustes se dégonfler. Qu'importe au fond l'issue qu'Antoine choisirait et ce qu'elle engendrerait ; il était étranger à tout cela. Pas Gabrielle, qui connaissait trop bien l'œuvre de Camus et The Cure pour ne pas s'en préoccuper.

— C'est bon j'me tire.

Sur la dignité de l'adolescent prima la lâcheté, et l'esclandre en resta là, loin des confrontations pugilistiques. Antoine avait entendu sa fuite, ne chercha pas à l'arrêter. Le coup serait retenu, pour cette fois et pour le mieux ; Gabrielle s'ennuyait par avance de ces démonstrations outrancières de virilité dont l'utilité n'avait d'égal que leur faible potentiel distrayant. Sans compter qu'elle n'éprouvait aucune envie d'éponger le sang aujourd'hui.

— Tout va bien, il a compris, assura-t-elle à Antoine en lui flattant l'épaule comme elle l'aurait fait d'un cheval affolé.

Un grommellement indigné lui revint, qu'elle interpréta comme leur signal de départ.

— Retournons à notre café, suggéra-t-elle. Le reste attendra bien demain, d'accord ?

Plus un constat qu'une véritable interrogation. Les appétits de son partenaire ne se satisferaient pas de caresses avortées, mais lui commanderaient de concrétiser ces avances au plus tôt, par deux ou trois fois si nécessaire, en harmonie avec son degré de frustration. La réplique d'Antoine la laissa néanmoins pantoise :

— J'suis pas certain de venir demain. J'ai besoin de pioncer un peu, j'suis grave trop claqué en ce moment. Je t'appellerai et on organisera ça.

— Mais… mais tes cours ?

Il envoya sa main fouiller la poche de son pantalon d'où il retira un paquet de cigarettes bon-marché. Au cœur de la brume de tabac, doux nuage boisé, ses mots s'imprégnèrent de l'acidité de l'ammoniac :

— Les cours je m'en balance, t'as pas idée.

À court d'arguments, Gabrielle ne sut qu'opiner, à la manière d'un pantin à l'attache nucale tranchée. Quelle réponse sa langue poltronne aurait-elle pu ou dû formuler ? Ce que réclamait le cœur ? « Et moi, tu t'en balances aussi ? » Probablement. Au lieu de quoi elle se surprit à divaguer, à penser au jardin de sa famille, puis aux parterres fleuris de la cour centrale de St****. Se demanda alors combien de cadavres de fleurs fallait-il observer pour déclarer la mort du printemps.

*

Le Nouvel Ouest France, édition du mardi 18 juin 1996.

Petit encadré de la rubrique « Faits divers »

(feuille déchirée trouvée dans un caniveau)

Triste découverte au domicile d’un Islemortois

C’est dans le quartier des Paysannes, à l’ouest de la commune de Notre Dame d’Islemortes, que les policiers ont été appelés à intervenir ce mardi, aux environs de 6h. À la suite d’un appel, décrit comme « paniqué » et « embrouillé » par les autorités, une équipe de cinq hommes a dû être mobilisée au lieu de résidence de cet habitant de longue date, bien connu du village…

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