Piment

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— Il ne va plus tarder, t'inquiète pas comme ça.

— Tu crois ? Parce que je n'en suis plus si sûre. Non, plus sûre du tout. Pfff…

Assise au sommet de la muraille de pierre, dos plié à 45° et coudes plantés dans les rotules, Gabrielle embrassait du regard l'horizon rocailleux. Guettait, une boule de métal au fond de la gorge, la venue tonitruante d'une pétrolette chevauchée par celui dont elle avait fini par douter de la future arrivée. Réécriture contemporaine de la légende du preux chevalier et de son blanc destrier qui, à ses yeux adolescents, recelait un soupçon de niaiserie touchante, que le combattant eût porté un casque en fait de heaume ou que sa monture fût mécanique plutôt qu'animale. Mais sur le tapis de sablon, ne se limaient que les silhouettes d’écoliers profitant à leur aise de leur temps de pause de milieu de journée. Et toujours Gabrielle attendait. À ses doigts, la cigarette encaissa un frisson nerveux qui dans l'air dispersa ses cendres.

— Il doit être retenu chez lui, supposa Matthieu. Un problème avec sa meule ou avec ses parents, rien de grave.

— Ou bien avec sa voisine, intervint Julien. La vieille Drummont, tu sais ? Quatre-vingts balais, hanche en métal et dents amovibles. Une Lady. Grande classe. Super bandante.

La plaisanterie n'extorqua pas même un rire miséricordieux à Gabrielle ; seule une œillade suppliante lui donna la réplique. Conscient de sa maladresse, Julien tenta de s'en corriger :

— Enfin, il va venir. Ouais, ça devrait pas être long.

— Depuis quand vous ne l'avez pas vu en cours ? demanda âprement Gabrielle.

Sur les lèvres de Matthieu rampa un infime tremblement.

— Sa présence se fait très… euh… très épisodique depuis quelques semaines. Il vient pas le matin ou alors il repart dans l'après-midi sans raison. Mais…

Il laissa sa phrase en suspens, observa un silence dédié à la contemplation de la jeune femme assise à côté de lui. Elle semblait éteinte, drainée de son énergie. Épuisée et, Seigneur, affreusement émaciée. Depuis quand l'os de ses pommettes saillait-il à ce point ? Ce midi, je me rappelle pas l'avoir vue manger quelque chose, releva-t-il. Hier non plus. Son visage se creusait, pareil à une terre de sable blanc dont l'on aurait exhumé la substance. Sous sa pâleur naturelle, il ne flamboyait plus de cet éclat unique qui jadis l'avait animé.

— Mais ça n'a rien à voir avec toi, conclut-il. Il serait bien con de se priver volontairement d'un moment avec toi.

— Ché pas… Quand on y pense, il a jamais brillé par son intelligence, commenta Julien. Ah mais attends, y'a du sexe en jeu ! Alors non, en effet, il est pas débile à ce point. Y'a combien de temps que vous avez pas baisé ?

— Ça va faire huit jours. Depuis la dernière fois qu'on s'est vus, en fait.

— Ce qui fait huit semaines en âge de puceau. Ouais bah, stresse pas, tu vas pas tarder à le trouver planqué dans ton armoire, prêt à te violer. 'Pas vrai, Matt ?

Matthieu abonda en ce sens, de mauvaise grâce :

— Hum… Sorti de la baise, de la bière et de la baston, y'a plus grand monde, c'est vrai. Il ne louperait pas ça.

Les sourcils de Gabrielle s'arquèrent, se figèrent pour une seconde avant de se dénouer sous l'effet de la lucidité. Si son impatience reposait sur des sentiments partagés, soit motivée par son espoir de profiter de la présence de son compagnon, soit par la crainte grandissante que cette attente ne se vît jamais récompensée, les motivations d'Antoine pouvaient, de leur côté, ne tenir qu'à la perspective d'une expéditive mais revigorante entrevue charnelle dont il aurait soupesé la valeur sans plus de conviction. Cette théorie, pour décevante qu'elle fut, faisait sens compte tenu de ses principaux centres d'intérêt. Mais même en admettant qu'elle s'imposait comme l'unique justification à l'attachement d'Antoine… N'empêche, il n'est toujours pas là.

Imperturbable, le temps fuyait sans que la mobylette ne fasse son entrée.

— Tu en parles comme si je sortais avec Stanley Kowalski[1], gémit Gabrielle.

— Ajoute lui des bouclettes brunes, pour voir. Et si un jour il déclare que le consentement c'est surfait, disons que t'auras alors de bonnes raisons de te méfier.

— De bonnes raisons…

Aucune mobylette, pas un début d'effluve de gasoil. Telles les voiles d'un navire, les ailes de ses narines se déployèrent, questionnèrent à nouveau l'air du stade. Gabrielle essaya de deviner quelle odeur pouvait être celle de la Nouvelle-Orléans. La sueur, suivant toute vraisemblance. Et puis le rhum, les épices, les écrevisses, poivrons, iris… S'interrogea ensuite sur la sensation de se faire traîner par les épaules jusqu'à l'asile de fous, les cheveux emmêlés, les talons brûlés au bitume. Tragique, d'un effroi inégalable, pour peu que la malade ne le soit pas assez pour en occulter la portée. Un air de musique Noire, tendre smooth jazz dilué dans la chaleur ambiante, atténuerait-il l'horreur des cris de la sinoque ?


S'il ne put déchiffrer ses errances mentales, Matthieu prit la mesure de la peine que sa mesquinerie avait engendrée chez elle.

— Non mais sérieusement, s'amenda-t-il, je peux te garantir que s'il a la bêtise de pas se montrer, je l'engueulerai à la première occasion. 'Faut pas déconner.

— Ne t’enflamme pas non plus.

— Mais c'est vrai quoi ! tu le sais mieux que moi : aimer quelqu'un, c'est pas juste un verbe ou un passe-temps, c'est avant tout promettre et s'engager.

— Puis c'est aussi accepter de se faire violence parfois, enchérit Julien.

Matthieu entérina sa remarque :

— C'est ce qu'aurait dit le Marquis de Sade.

Ici, le rire de Gabrielle se fit entendre, vibrant et sémillant. Quand l'horreur venait à tourner au tragi-comique, elle se reconnaissait bon public. À travers le masque de morosité luit une vive étincelle, irradiant ses prunelles comme ses dents, qu'elle découvrit sur un franc sourire, par la grâce duquel les choses retrouvèrent leur juste place.

— C’est fou comme tu peux être plein de surprise, mon démon, s'enthousiasma-t-elle.

— Épouse-moi alors.

— Ne tente pas le Diable. Tu imagines un peu, tous les cheveux qu’on foutrait de partout ?

— Arrête, on ferait un couple d’enfer.

— Je te marque comme le prochain sur la liste.

Sur quoi, elle gratifia les épaules de Matthieu d'une accolade, sa main orientée par les ramifications de l'ossature qui lui bosselait le dos. Ce qu'il peut être mince, nota-t-elle, je l'envierai presque. Un gage de sympathie dont il se montra reconnaissant. Cette main, ce nom le touchaient au plus profond de lui, plus loin que sa peau ou ses os. Par la faveur de leur intimité, Gabrielle l'avait humanisé, jusqu'à le rebaptiser, et de ce nom nouveau Matthieu faisait-il désormais sa plus grande fierté. « Mon démon, mon démon… », des mots prompts à faire chavirer l'homme dans sa raison. Sans le possessif, le nom eût paru plus fade ; sans ce nom, le possessif bien inutile. Ensemble ils évoquaient le grandiose. Et ils étaient siens, tout à lui, dans la chaleur des songes ou l'exubérance des veilles. Antoine lui-même n'en avait pas hérité. Pour Gabrielle, il n'était qu'« Antoine », autant dire une simple identité, autant dire un mot de la dernière banalité devant les institutions, tout au plus un concept chez le plus grand nombre, « la fleur » pour les étymologistes du dimanche, « inestimable » pour les plus pince-sans-rire. Mais moi… Oui, moi je suis… « Le meilleur ami d'une fille ! » Gabrielle avait-elle défini et explicité le sobriquet en ces termes. Associé à Matthieu Garmendia, il s'imposait comme le sommet de l'oxymore, d’une mordante ironie. Il ne l'en aimait pas moins. Dans l'aveu de ce nom, la malice avait habillé le visage de Gabrielle, jusqu'à ses pommettes rebondies et ses yeux pétillants. Au prestige de ces pommettes et ces yeux, Matthieu n'avait pu que se soumettre davantage.

Lorsqu’elle retira son avant-bras, dans un mouvement qui ne se voulut ni trop lent ni trop brusque, Matthieu suivit du coin de l'œil le cheminement d'un discret carré d'épiderme qui, sous le flottement d'une manche vaporeuse, dévoila dans l'ombre de sa pudeur une blancheur de lait. Sur l'homogénéité du poignet, il vit éclore une atroce floraison de taches pourpres et noires. Les marques d'une poigne trop vigoureuse ou de liens. Peut-être de coups. Une brutale envie de tabac le saisit à son tour aux poumons.

— Bon ! clama-t-il, une cigarette en équilibre sur sa lippe. Puisqu'on est tous partis pour passer une journée de merde, je propose d'y remédier en se retrouvant ici tous les trois à dix-sept heures pour profiter de la fin d'après-midi entre nous, des clopes et si possible quelques bouteilles d'alcool. Une dizaine, au moins. Ça nous fera du bien.

— Eh mais t'avais pas un rencard cette aprèm', toi ? s'enquit Julien. Avec cette fille de terminale, celle avec les… (en illustration du sujet, il singea deux énormes protubérances mammaires pendues à son torse). Sérieux Matt, déconne pas, si tu laisses béton je vais tenter le coup, j'te dis pas !

Une grimace devança la réponse de Matthieu :

— Une gourdasse finie…

— C'est pas son Q.I. qui m'intéresse.

— Si tu y tiens : vas-y, tu peux la prendre, cette idiote remarquera même pas la différence. Alors amuse-toi bien, et surtout ne pense pas à moi quand tu seras avec elle.

— Tu veux de la femelle de qualité ? Adresse-toi à moi la prochaine fois, confia Gabrielle à Matthieu. Je saurai t'en dégotter des dignes d'intérêt, dans le genre de celles qui savent au moins lire.

— Pas écrire ?

— Ouh là ! Pour quel dieu me prends-tu ? Je ne fais pas de miracle non plus.

— J'en ai un peu ma claque des débiles.

— Ah mais elles ne sont pas débiles, (elle passa à un ton nasillard) elles sont juste très très très limitées intellectuellement, et y'a pas de place où écrire dans les magazines de mode. À propos, quel est mon meilleur profil ?

— Sont bien tous les deux.

— Ça je le savais déjà. (Puis, retrouvant de son sérieux) Donc, tu veux essayer ?

— Et puis merde, c'est okay pour moi. On en rediscute à dix-sept heures, enfin, si tu ne vois pas d'inconvénient à te contenter de la seule compagnie de ton futur époux.

Gabrielle étudia cette proposition, marqua un temps d'hésitation au cours duquel ses iris retournèrent à la mer terreuse que la brise faisait frémir sous les anciennes frondaisons. Antoine ne donnait toujours pas signe de vie.

— Je te remercie, mais je crois que je ferai mieux de rentrer directement chez moi après les cours. Antoine m'aura peut-être contactée et si je tardais à lui répondre, il n'apprécierait pas. Et il apprécierait encore moins si je croisais les… « mauvaises personnes » sur mon temps libre.

— C’est arrivé souvent récemment ?

— Trois fois cette semaines, aux intercours. Ce ne serait pas aussi chiant si ça ne s’ébruitait pas dans la minute. Mais il faut toujours qu’ils jasent…

— On manque de fusillades, grinça Matthieu. Un bon petit massacre des familles (index et majeur tendus et collés, il mit en joug quatre étudiants au hasard devant lui), ça remettrait les idées en place.

Elle lui tapota le genou.

Calmati, on va dire que ce n’est que partie remise.

Une allusion au rendez-vous avorté.

Sa décision prise, Gabrielle se laissa choir de son piédestal, rassembla ses effets personnels puis leva camp, invoquant la reprise de ses enseignements. Matthieu la regarda prendre la direction des grilles de l'établissement, s'éloigner pas à pas jusqu'à se réduire à une silhouette fondue dans les ténèbres d'une procession végétale éclatée.

— Alooooors… avança Julien, du coup, tu retournes à ton plan initial ? Y'aura bien rencard avec cette fille ?

— Donner c'est donner. Fais-en ce que tu veux, j'en ai rien à foutre.

— Haha ! The bomb ! Toi, t'es un vrai pote ! Un vrai de vrai !

Aucune réplique ne se fit entendre cette fois. Unique son audible, le rire de Julien faiblit.

— Matt, pourquoi t'as arrangé ce rendez-vous si c'est pour pas t’y pointer au final ?

Le visage fermé, Matthieu s'obstinait à équarrir le paysage en vue d'extraire à sa mue celle vers qui tendaient ses inquiétudes.

— T'as préféré te sauver, c'est pas ton genre.

Se sauver. Le terme, quoiqu'étrange, était ironiquement approprié.

— On peut dire ça comme ça, répondit Matthieu.

S'il ne parvenait à se sauver lui-même, pourrait-il le faire pour ce qui en valait encore la peine. Il le pressentait ; en son for intérieur, il en percevait la brûlure lancinante, elle rongeait son sternum depuis plusieurs semaines, gavée de peine croissait de jour en jour. Quelque chose, une chose énorme, elle se profilait en lui comme non loin de lui, tel un mauvais présage dans les courants ascendants.

[1] Personnage de la pièce de théâtre de Tennessee Williams, Un tramway nommé Désir (A Streetcar named Desire) (1947).

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