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Extrait du journal numérique de Gabrielle Sirinelli. Élément fourni par la police municipale de Notre Dame d’Islemortes.

4 octobre 1995

« Qu'est-ce que ce sera ? » « Qu'est-ce que ce sera ? » Si je dois encore débiter cette banalité de serveuse de restoroute (et en obtenir l'inconsistante réponse-type : « Baaaah, comme d'hab' »), je vais sérieusement envisager de me faire bonne sœur. Tout sonne faux et préparé, comme un automatisme. Plaisir mécanique. Ça en choquera plus d'un, mais j'ai ressenti plus d'excitation en me faisant épingler par le contrôleur de la navette ce matin. Pas de ticket, un oubli bête. J'aurais pu payer l'amende sans problème, mais allez savoir pourquoi mentir sur mon identité m'a paru plus stimulant, sur le moment. « Votre nom ? », « Cécile Nemo. » Qui m'a confié l'astuce du « Cécil(e) Nemo », ça m'échappe, mais je l'en remercie. Cet échange a été le point culminant de ma journée.

Je m'ennuie, me lasse de tout. À peine 1 an dans ce lycée et j’en ai déjà fait le tour. Les écoles bordelaises avaient au moins l’avantage du nombre… Lasse à crever. Allora, non mi va! Du changement, de la nouveauté, c’est peut-être exactement ce qu’il me faudrait.

Et puisqu’on parle de nouveauté (…)

*

Premier tour, deuxième tour, un troisième… le stylo entamait sa sixième rotation, perché sur la première phalange de son index. Une de plus et le record serait battu. La salle de détente, « salle des élèves » pour le commun, tout entière semblait observer un temps de silence obséquieux concentré sur la réalisation de cet exploit personnel. Une retenue aux antipodes du raffut habituel fait de discussions légères et de bruits de mastication. Manquaient les rires, la rumeur, aussi l’odeur fumée du café chaud moulu. Personne pour chantonner "Black Hole Sun", ni pour répliquer "Debout sa sainteté, c'est l'heure de la distribution de baffes !"

Si calme, le lieu en avait perdu de sa familiarité. Gabrielle désigna un coupable, en la double personne du début d’année scolaire et de la timidité des nouvelle têtes qui pour l’heure n’osaient venir en remplacement de leurs aînés. Mais peu d’inquiétude à avoir : mi-octobre, soit dans cinq secondes, un lycéen zélé se porterait volontaire pour prendre la suite du président des élèves et, afin d’honorer ce titre ronflant, régenterait la salle avec assez d’enthousiasme pour transformer l’assiduité estudiantine actuelle en capharnaüm.

Trop calme ; une tranquillité carmélite proche de l’ennui de la tombe.

Septième rotation. Les tours et tourments du stylo soumis à la force centrifuge ne manquaient pas de fasciner. Bien plus qu’aurait dû le faire la feuille de papier sur laquelle il était censé œuvrer. « La manipulation des masses dans 1984 », le thème était pourtant inspirant. Femme de lettres, Gabrielle n’attendait pas d’invitation pour exprimer son verbe, son talent aucune occasion définie pour faire ses preuves. Mais la feuille demeurait vierge. Où s’étaient-ils enfuis, ses mots ? Concentre-toi, allez ! Ses mots… À quoi bon gaspiller son temps ou sa salive à tisser d’éphémères liens amicaux lorsque l’on peut jouir de la compagnie des mots ? Les nôtres, ceux des autres, des morts ou des anonymes, du moment qu’ils sont le produit d’une plume et non d’une langue. Les mots contiennent tout, par extension sont tout. Versatiles, dangereux, vides, taiseux et bruyants, impertinents et francs. Y’en a-t-il de malhonnêtes ? Ils ne se cachent pas, sont même fournis avec leur notice, jamais ne sortent du cadre de leur définition, la figure de style n’est qu’une issue en trompe-l’œil. S’ils le désirent, si en ce sens penchent-ils, deviennent-ils Dieu. Inutile de les contredire, ils l’affirmeront d’un ton péremptoire sans que rien ne puisse les faire changer d’avis, puisqu’ainsi s’exprime leur définition. Chez eux, la définition fait loi et impose une sourde vérité. En cela, Gabrielle se découvrait une parenté dans la mouvance des paroles d’encre, quand la platitude de celles du son la laissait froide.

— Gabrielle Sirinelli ?

Le huitième tour, et le stylo ne dépassa pas les 180 degrés. Il bascula vers l’avant, roula sur le bord du doigt avant de partir embrasser le teck de la table. Le cliquetis de sa chute précéda un silence déconfit. Elle resta, interdite, à fixer l’instrument étendu devant elle. Ce temps de dépit écoulé, leva les yeux sur le responsable de son défi avorté.

Étonnamment, elle rencontra quelques difficultés à les arrêter sur un élément distinctif. Le personnage en regorgeait. Et quel personnage ! Quel tableau ! Déroutant, encore que plutôt agréable à admirer. Belle stature, une carrure impeccable ; il détenait des caractères suggérant une sortie imminente de l’adolescence pour l’ère adulte, plus robuste et sérieuse : de larges épaules, une mâchoire solide, malgré des angles d’une surprenante douceur, un crâne tondu presqu’aussi lisse qu’un œuf. Abstraction faite d’un début de vouture, son dos dénotait une certaine majesté, due à musculature joliment dessinée, de même que ses bras, auxquels un blouson de l’ordre des « bombers » ne rendait pas justice. Une âme plus encline au romantisme aurait qualifié ces atouts de protecteurs, tandis que les plus froussardes y auraient vu de l’antipathie. Entre ces extrêmes, Gabrielle ignorait de quel côté se portait son cœur. Par réflexe, elle détailla sa tenue de haut en bas, jusqu’à ses bottes militaires, lesquelles avaient connu des jours meilleurs. Il portait des lacets blancs.

— On s’connait pas, reprit le jeune homme, mais je…

— Apparemment tu sais déjà qui je suis, le coupa-t-elle. C’est réciproque.

Les spécimens tels que lui n’étaient pas légion dans la région ; St **** n’en comptait qu’un seul. Antoine Dereuil était unique en son genre. Et à ce marginal était accolée, de par sa marginalité, une vilaine réputation, au point que l’énergumène jamais ne se déplaçait sans un cercle vide autour de lui, que les autres lycéens creusaient d’instinct. Se trainait-il l’étiquette sociale, partagée avec ses deux camarades, d’un bagarreur et coureur de jupons, celui que l’on craint, que l’on juge, dont on a peur. Des « on » par ci et des « on » par-là qui ne s’identifient pas. Des « on » qui mentent, cherchent à faire de l’esbroufe.

En ces torts imputés par la rumeur publique, colporteuse aussi mal intentionnée que mal documentée, Gabrielle ne croyait qu’à moitié, du moins en ce qui concernait la personne d’Antoine. À titre d’exemple : de ratonnade n’avait-elle jamais été témoin. Les occasions ne manquaient pourtant pas à St **** ; l’établissement scolaire sous contrat, soucieux de préserver ses subventions étatiques, avait depuis des années travaillé à réviser ses traditions, prière du matin comprise (pour le plaisir de 99% de ses élèves), jusqu’à revoir à la baisse nombre de ses exigences et à s’affranchir des critères de sélection socio-culturels ordinairement imposés. Ce brassage ethnique en aurait échauffé de plus tendres que le fils Dereuil. Quant aux prétendus faits de lèse-mal aimée, si ceux-ci demeuraient invérifiables, par voie de conséquence impossibles à infirmer, une intuition héritée de l’expérience soufflait à Gabrielle qu’ils ne reposaient que sur des fantasmes montés en épingle. Tout au contraire, pressentait-elle que ces attitudes de dur à cuire n’étaient que pour cacher un indicible embarras, celui du vierge effarouché. Antoine parlait fort, plus fort que les autres, plastronnait tel le coq de la basse-cour, et ce pour masquer son appétit frustré. Mascarade inefficiente ; il avait l’air affamé.

— Tu es l’ami de Matthieu, non ?

— Matt, ouais c’est ça.

Ah oui, Matthieu « Appelle-moi Matt, c’est plus simple » Garmendia. Gabrielle prit note de la nuance, sans s’expliquer cet effort. Si sympathique et affable que lui avait paru ce Matt, leur entrevue (au singulier) n’avait pas dépassé le stade de l’échange de banalités. Dans le but d’établir un lien, d’abord faussement amical, puis résolument charnel, avait-elle déduit. Si ses intentions véritables n’avaient été révélées, cela n’avait en rien dupé Gabrielle, une vieille de la vieille. La technique du rapprochement spontané était si commune qu’elle figurait aujourd’hui une insulte à son intelligence.

— Sinon, qu’est-ce que tu me veux ?

Une réplique sèche, mais un peu de brusquerie n’aurait pas fait grand mal. Elle comprenait plusieurs bénéfices, dont celui de corriger l’impudence de ce grand gaillard. Fut-il déstabilisé ou non, Antoine maintint son ton posé, en contradiction avec ses airs de chien d’attaque.

— J’vais pas te déranger longtemps. Je voulais savoir si tu s’rais d’accord pour venir…

Il y eut un temps de pause. Gabrielle ressentit la lourdeur de chaque point de suspension. Venir ? Et où donc ? Et quelle était cette soudaine pudeur qui sur l’aigreur de Rottweiler avait pris le dessus pour apposer sa patte sur les figure et expressions d’Antoine ? Ses yeux fouillaient le sol, un rond de poussière sous l’ombre du bureau. Brouillés par des franges de cils cendrés, ils étaient indiscernables à Gabrielle.

Pour sa part, cette dernière était tiraillée par deux émotions opposées : une vague tendresse pour ce lascar musculeux que de malheureux mots auront réussi à bouleverser, contrebalancée par une irritabilité aiguë à attendre une fin de phrase dont elle connaissait par avance le contenu, mais que l’interlocuteur rechignait tout de même à lui révéler. Eh bien parle, qu’est-ce que tu attends ? Comme un secret honteux, la suite ne s’avouait pas. Venir… dans les toilettes de l’internat ? à une lecture de Proust ? une manifestation anti-IVG ? assister à une exécution publique ? Quoi, bon sang ?

— Tu voudrais venir partager un joint avec moi sur le terrain un de ces quatre ?

Autant de mots débités à la suite sans une inspiration pour en scinder la rythmique. Antoine avait achevé sa logorrhée par un levé franc, presqu’arrogant, de la tête. Ses iris se plantèrent dans celles de Gabrielle, qui les découvrit avec autant de surprise que de satisfaction. Radoucie, elle songea… Oui, Antoine Dereuil avait vraiment…

— Tu as de très beaux yeux.

*

4 octobre 1995

(suite)

« Partager », la bonne vanne. Cette invitation est tout sauf innocente.

Je ne sais pas quoi en penser. Rien à voir avec de la pitié, vraiment pas. Je n'ai rien d'une bonne chrétienne : on ne me carottera aucune aumône charnelle. Mais dans l'ensemble, si j'y réfléchis sérieusement, je dois avouer qu'Antoine est attirant. Notons en plus qu'il fait peur à tout le monde. Gros avantage, ça me plait. Même si « plaire » ne serait pas le mot juste. Il s'agit plus d'une… disons une fascination pour cette façon qu'il a de bousculer les conventions sociales. Exécrer le politiquement correct, le majeur toujours en l'air. Et que tout le monde aille se faire foutre ! La nouveauté.

Est-ce qu'il n'a pas raison ? Quand vient la fin, bien et mal couchent ensemble dans un même cercueil, après tout[1]. Cercueil où personne ne chérit plus sa vertu. Vu sous cet angle, l'effronterie serait légitime. Une attitude rare, ce qui ne me laisse pas indifférente.
C'est plus fort que moi. Suivant une forme de perversité pandorienne, j'aime nager à contre-courant, quand c'est possible. Quand j'arrive à nager, gros poisson dans son petit bocal. (…)

[1] Paraphrase d’un extrait de l’œuvre du Marquis de Sade, La philosophie dans le Boudoir (1795), Troisième dialogue, Mme De Saint-Ange, p.41 : « Non, non, et la vertu, le vice, tout se confond dans le cercueil… ».

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