Le feu aux poudres

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Gauche, droite. Crochet, direct, crochet. À l’estomac. L’adversaire plié en deux, levé de genou. En plein dans le nez. La tête renversée, un arc de sang pour tracer sa course jusqu’au sol, et ce fut la chute. À terre, plus de mouvement, les yeux clos, trop tuméfiés pour y voir plus que des étoiles. Victoire par 2 à 0.

Antoine piétina un instant, passant d’un corps à l’autre, qu’il inspecta d’un œil circonspect. Le hasard avait voulu qu’ils tombassent raides l’un à côté de l’autre, joints à la tête, troncs et jambes écartés d’un demi-mètre. L’ensemble dessinait un accent circonflexe dont l’angle ne dépassait pas les 30°. Un accent gras et charbonneux. Les flaques de sang, si elles fonçaient les feuilles mortes sous les crânes, n’ajoutaient rien à la noirceur des visages. Quel dommage, un peu plus de saleté sur ces faces charbonneuses n’aurait rien gâché, déplora Antoine. Par acquit de conscience, ainsi qu’une subite pulsion sadique, il assena un vigoureux coup de botte dans les côtes du dernier vaincu. La coque métallique butta contre l’os sans même décocher un soupir endolori ; pas mort, loin s’en faut, mais sonné pour au moins deux bonnes heures.

Mauviette de négro. Dire que le scélérat avait eu l’audace de sortir son couteau. Un couteau, nom mais franchement ! dans un combat à mains nues. Antoine leur avait déjà accordé l’avantage du nombre ; recourir à une telle bassesse ne se justifiait pas, en dépit de son offensive surprise. Enfin, la victoire n’en avait été que plus belle.

L’absence de public pour l'ovationner ne le frustra pas ; « l’arbre des pendus » ferait l’affaire. Sous le vieil orme et sa compagnie de canettes de bière, il retira son bomber, puis son maillot de corps, leva les poings au-dessus de sa tête et banda les muscles, biceps et pectoraux gonflés à bloc. Poussa au ciel un cri cathartique. Branches et bouteilles partirent à danser, claquant leurs flancs dans une symphonie voisine de la salve d’applaudissements.

Encouragé par la forêt, Antoine en fut d’un second cri, qu’il clôtura par un baissé de bras. La tension était retombée, le pouls plus lent. Deux adversaires n’avaient pas été de trop, au vu de la quantité de pression à relâcher. Il se rhabilla, ramassa son casque, puis partit récupérer sa mobylette, le pas aussi léger que l’esprit. Fier et tranquille, pouvait-il dès à présent aborder son rendez-vous dans de bonnes conditions.

*

Dix-sept heures trente ; Antoine se faisait attendre. Soit. Cet intermède offrait à Gabrielle tout le loisir de corriger sa présentation, autant que de mûrir son entrée en matière, élément essentiel, sinon prédominant, dans la scène qu’elle s’apprêtait à jouer. Un premier bon point : elle détenait l’avantage du terrain en cette zone aride où ne circulaient plus un curieux, la plupart ayant regagné leur tanière sitôt le glas d’une journée de dur labeur sonné. Pour le reste, son expérience comme son habilité rempliraient leur office. Deux armes de choix en lesquelles elle plaçait son entière confiance. Cela étant, afin de ne rien laisser au hasard, avait-elle eu soin de mettre toutes ses chances de son côté, en la forme des meilleurs atouts dont la Nature l’avait dotée : poitrine en avant, de manière à aggraver l’échancrure d’un décolleté, cheveux aux vents, lèvres pulpeuses rehaussées au bordeaux d’un rouge-à-lèvres grand cru. Des ornements valorisés par le jeu de quelques artifices, parmi lesquels une toilette hautement suggestive, mais point trop étriquée, ajustée de manière à faciliter l’acte qui, de paroles en touchers, devait constituer le point d’orgue de la rencontre.

Un jeu, et l’expression était de circonstance. Toute cette pantomime, cette préparation, ces atours ne répondaient qu’aux règles, lassantes et harassantes d’immoralité, édictées par une poignée d’inconnus aux mœurs douteuses, un rien misogynes dans l’âme. La vanité pour fil conducteur, vanité de la femelle attifée comme la fille de joie, vanité du mâle sur le point d’entrer en possession de ladite femelle, et c’était un singulier numéro d’équilibriste qui se devait d’être observé.

À ce numéro Gabrielle Sirinelli excellait. Novice ou doyen, le partenaire ne tardait pas à baisser la garde, pantalon avec. Le résultat d’une tactique bien huilée. Elle n’avait qu’à simuler son intérêt sur le ton roucoulant du marivaudage, à se poser en ingénue éperdue dont le cœur autant que le corps n’attendaient que de se mettre à nus. Abdiquer, si l’on peut dire, pour mieux se soumettre à la hardiesse de ce guerrier stoïque qui toujours s’était rêvé en révolutionnaire digne d’être courtisé par un harem issu de contes orientaux. Sa récompense pour avoir guillotiné la vertu d'une monarque. Amusant, par ailleurs, de constater que, même culotte baissée, l’homme n'avait peur ni honte de rien ; de son point de vue : « Ah mais ça ira, ça ira, ça ira ; l'aristocrate on la pendra ». Oubliait-il que cette aristocrate-là, avec ou sans sa tête, gardait un poignard dans le dos.

Il en était donc là, s'enorgueillissant de son dû. Venait alors la folâtrerie, puis le final, puis le déclin, la retombée. Ensuite, plus rien de tout ceci n'était vrai.

Compte tenu de la transparence dont Antoine faisait état, une virilité stéréotypée, jamais la méthode n’aurait vu son efficacité démentie. Gabrielle s’assurait une victoire plaisante, quoique sans gloire. En théorie.

Côté pratique, on eût pu parler d'un accroc. Tout petit, une chose somme toute étrange, si timorée et fluette que Gabrielle n’en souleva l’existence qu’au cours des dernières minutes avant l'acte. Une forme d’hésitation, créature biscornue aux yeux ronds et à l’air effrayé dont la voix grattait à peine le tympan : « Il n’est pas comme les autres… » Ce constat brumeux flotta dans sa tête. Pourquoi ? C’est quoi ce délire ? Ah ! « Quoi, quoi, quoi, quoi… » Descends donc de ton foutu perchoir, on dirait une perruche qui jacasse ! Encore un peu et tu vas ressembler aux autres pintades peroxydées. Elle convoqua la réalité, et la réalité la rappela à elle ; elle l’obligea à contempler la lumière : Antoine restait un homme, un homme parmi les hommes, tant d’autres d’une même espèce. Indénombrables, et tous les mêmes, tous dans le vouloir, l'appropriation et la décharge, celle de leurs responsabilités et de leurs fluides.

Elle eut une grimace. C’est bon, tu t’es calmée ? Garde la tête froide : il est séduisant, grossier et balourd, du genre à s’essuyer dans les draps après coup. Un gamin qui joue les durs, c'est tout. Il cache des désirs pervers qu'il n'envisage même pas encore, et que personne ne comprend. Il est déjà assez jugé et exclu sans ça. Rejeté pour ce qu'il ne craint pas d'être... Les exclamations d’une motocyclette lancée à vive allure arrêtèrent ses divagations. Sur un crissement de pneus, l’engin bifurqua en direction du terrain vague, fit brûler son caoutchouc sur le tapis de graviers qu’il traversa à l’oblique avant de graver au sol un large arc-de-cercle, puis de remonter la place, moteur hurlant, jusqu’à un arbre planté en bordure. Le talus atteint, la machine cessa ses claquements de dents, céda la place au silence incrédule de la nature et ses composantes.

Antoine stabilisa son véhicule. Il délogea sa tête d’un casque terreux et gauchi, dont l’état bafouait toutes les consignes de sécurité en vigueur, et vint à la rencontre de Gabrielle. Sur son visage : une expression renfrognée, synthèse d’indécision et de fébrilité. Elle choisit de l’ignorer. Une fois mis en confiance, ses actes parleraient pour lui avec plus d’éloquence que n’aurait su le faire sa bouche.

Posté à sa hauteur, il ne desserra pas les dents, coula sur elle un regard troublé avant de se pencher, lèvres tendues. Surprise tant par cette raideur que par ce gage d’affection dont elle n’était pas coutumière, elle se figea sans oser présenter sa bouche en retour, attendant de constater à quelle manœuvre il avait dans l’idée de s’essayer. Une excentrique démarche : il inclina la tête de côté et partit cueillir un chaste baiser sur la joue, qu’une imperceptible note de rose vint teinter.

Gabrielle en resta coite. Ce geste, cette tendresse, cette… fantaisie à elle-seule avait pulvérisé l’ensemble des canons auxquels la débauchée notoire s’attachait depuis des années. Démembré, le système établi que des générations d’adolescents en rut avaient sué à bâtir. Un pan entier de l’Histoire détruit, comme le mur de Berlin avant lui. Par un seul baiser. Le jeune homme, plus fin stratège qu’il n’y paraissait, aurait-il eu pour intention de desserrer les carcans sociaux, voire d’en entailler les fibres par quelques coups de couteau ?

Il n’en fut rien. Antoine contourna Gabrielle et partit s’installer au pied d’un parapet où il étendit ses jambes puis déboutonna son blouson. Il en extirpa un pochon translucide. Au fond du sachet se tortillaient des brins d’herbe fumés.

— Comme promis, claironna-t-il.

Gabrielle le rattrapa, pacifiée, encore que perplexe. Elle l’observa préparer son matériel narcotique, moins retenue par sa concoction que par son attitude. Ce baiser en était venu à brouiller ses certitudes et repères ; à présent ignorait-elle sous quel angle attaquer. Pour ce qui concernait Antoine, la candeur semblait déjà avoir choisi son camp. Cette vieille astuce ne se présenterait cette fois pas comme une fidèle alliée. Qu’à cela ne tienne, il en restait bien d’autres, toutes d’égale efficacité, suivant ce que demandaient les préférences du partenaire. Culot, adoration, indifférence… une liste non-exhaustive.

Cinq secondes de réflexion, la solution lui apparut. S’il souhaitait s’illustrer en tant que grand timide, l’audace figurerait une réponse adéquate.

Concentré sur son ouvrage, il ne releva pas le rapprochement. Un effleurement le sortit de son occupation ; Gabrielle lui caressait l’angle de la mâchoire avec retenue.

— Un mauvais coup ?

Sous son doigt, la zone était quelque peu enflée et tachée d’un ovale mauve autour duquel se déployait un halo bleu cobalt.

— Yup, pas joli-joli, acquiesça-t-il. Mais faut voir dans quel état j’ai laissé les deux noiraudes, vachement plus amochés.

— Attends, tu dis que tu étais seul contre deux ?

Qui avait lancé les hostilités, il n’en confia rien, mais elle n’aurait pas misé sur les vaincus. Aucune preuve de cela, juste une idée comme une autre.

— Dont un avec un couteau. Esquivé de peu, ça aurait pu très mal finir pour ma pomme si j’avais pas…

— L’habitude ?

Pour sa dernière réplique, succincte mais agrémentée d’une touche théâtrale, il lui fit face, et son regard contenait, derrière son autosatisfaction, une indicible douceur.

— Le talent.

Il échoyait à Gabrielle d’offrir au vainqueur son prix. Un baiser à la commissure entre la joue et la bouche, si près du relief labial que la peau se contracta sur un spasme au contact des lèvres souples.

En accord avec sa fierté masculine, Antoine affecta le détachement, bien que le cylindre d’herbe floconnât sur son poitrail. Il le souffla distraitement.

— C’était quoi ça ? demanda-t-il.

En réponse, Gabrielle réitéra son geste. L'empoigna par la nuque, sentit la chaleur du crâne rasé à blanc. Elle retourna à sa bouche, qu’elle entreprit cette fois de dévorer tout entière. Il était si gourmand. Exhalait un arôme sucré et musqué, notes de feuilles de tabac et d’alcool malté dont elle s’enivra, dardant sa langue comme l’abeille sur la fleur.

Une insistance honnête ; il n'y avait là que du vrai. Cela ne répondait à rien de concret, c'était une envie irrépressible et spontanée, pareille à un cri primal. Elle le désirait, son corps entier le réclamait : « Je le veux, lui ! Lui, et seulement lui ! Qu'il me convoite et qu'il m'obtienne maintenant ! » Des suppliques auxquelles elle donna vie par cette requête que jamais elle ne s'était imaginée un jour présenter à un homme : « Prends-moi. » Et Gabrielle se rendit.

À la fougue succéda la béatitude. Les deux adolescents renvoyèrent aux cieux leur extase, se régénérèrent dans la fraicheur bienvenue que l’ombre d’un arbre peignait sur leur épiderme lustré par la sueur, et que l’heure tardive épandait ça-et-là dans l’éther.

— Ma mère va te détester.

À cette confession jetée au sol avec une assurance calme, Gabrielle leva un visage inquisiteur sur Antoine.

— Comment ça « ta mère » ?

— Ben oui. C’est que j’suis un peu… j’sais pas trop comment le dire… Un peu comme son trésor, tu vois le genre ? Bien sûr, c’est pas aussi fort qu’avant. Aujourd’hui, elle est surtout collée à mon petit frère, parce qu’il a encore besoin d’être materné et surveillé, rapport à son handicap et tout ça, mais elle a toujours dit que personne pourrait m’aimer comme elle…

« T’aimer » ? Gabrielle retint un hoquet estomaqué.

— … et que ça devait être elle, la femme la plus importante de ma vie. Donc, je pense pas que ça lui fera super plaisir d’apprendre que j’ai une copine, même vachement jolie. Enfin, c’est pas grave.

Impensable. Inconcevable. Enfin, que faisait-il du protocole ? On s’accouplait avec l’Autre, l’on ne se couplait pas. « Pas comme les autres. », l’observation était une litote qui ne dévoilait pas le quart du personnage.

— Remarque, je parie que mon père ne sera pas fan de toi non plus.

Sans plus de mots, Gabrielle emmêla son regard dans le lacis que les branches chagrinées du saule à sa gauche détricotaient. À l’Ouest, le Soleil se retirait. Un beau crépuscule s’annonçait, sans doute serait-il suivi par une splendide nuit.

*

Extrait du journal numérique de Gabrielle Sirinelli.

14 octobre 1995

Sa copine. Comme l’Ouroboros, ça n’a ni queue ni tête. Ça ne mène nulle part, à première et seconde vue. Ça n’a aucun sens, dans tous ceux du terme.

Sa copine, voilà comment la réalité rattrape l’affliction. C’était le vendredi 13 octobre, et nous étions amoureux (…)

*

Depuis son poste d’observation, trop haut perché, son regard ne pouvait pénétrer assez loin le pont de tissu que tendaient les cuisses, bien que leur propriétaire les gardât écartées. Joliment écartées par ailleurs, trop pour la morale du plus grand nombre, surtout si l’impudicité de l’acte devait se révéler volontaire. Immoral, mais quelle importance ? Qui se chaut de l’avis d’une majorité dont il ne partage rien ? Les autres, ceux de la minorité moins à cheval sur l’étiquette, auraient fort justement observé ces cuisses obligeantes comme une invitation expresse à la rencontre ; celle des yeux, d’abord, des doigts ensuite, et plus si affinités. Affinité il y aurait, il en eût gagé sa main au feu.

Avec la fougue ibérique héritée du nom de ses ancêtres, Matthieu envisagea le rapprochement imminent : les lieux communs, « Comment ça va aujourd’hui ? Je t’ai manqué ? », la mise en confiance, l’aveu d’intérêt minoré d’une note d’humour, « Si hautes et belles jambes, tu dois me pardonner de vouloir les escalader. », le faux repentir, l’honnête révélation. La future étreinte lascive de leurs langues cousines. À cette pensée sentit croître à son aine une vague revigorante de désir, accompagnée d’une bouffée de fierté, commune à cette minorité de rang supérieur.

Le plaisir des yeux se fit plus pressant. Subrepticement, Matthieu avança son bassin jusqu’au bord du muret, fléchit le dos et raidit son cou. Sa nuque tendue projetait une corde invisible entre son corps et l’objet de ses convoitises, corde qu’il n’aurait pas hésité à remonter. Faire l’ascension de ces jambes souriantes, deux délicieuses lances de chair ferme aussi nacrées que la conque, qui sous l’ombre de leur jupe découvraient l’origine de tout ce qui respirait et inspirait en ce monde. Encore un peu, juste un effort… Trop loin. L’antre demeurait inaccessible. Bien, puisqu’il en était ainsi… Il n’eut plus qu’à se résigner et du reste se satisfaire. Le reste : une figure cireuse, typique d’une vierge telle que dépeinte par les plus austères doctrines. La tromperie de cette image angélique taillée dans l’incorrection et pour le badinage venait ajouter à son charme sensuel.

S’il eut fallu chaque jour à Matthieu de ce visage faire son point de mire, il se serait volontiers contenté de contempler ce reste-là, qui sous ses yeux jamais ne s’usait.

— Oi ! Ça fait des plombes que j’te cherche de partout !

Il fit volte-face. Devant lui, Antoine traînait sa désinvolture sur les chemins de terre sèche, à chaque pas soulevait un nuage de poussières, lesquelles s’agglutinaient sur son vieux treillis en factions de nouvelles taches d’un beige sale. Il arborait un sourire en coin aux teintes jaunâtres. Le portait plutôt bien. De fait, il comptait parmi ces individus inaptes aux plaisirs simples, frustrés de tout, furieux contre tous. Des ascétiques, anti-hédonistes. Que valait alors à Matthieu si solaire arrivée ? Quoi que put être la réponse, elle ne méritait sûrement pas de contrarier l’intimité de cette séance contemplative, à laquelle il s’en retourna.

Deux doigts claquèrent à trois reprises sous son nez.

— Ju’ est pas avec toi ? insista Antoine.

Bien vu, Sherlock. Encore une affaire de classée. S’il accepta d’écarter ses pupilles de son centre d’intérêt, Matthieu se réserva le privilège de ses mots. Une juste punition. Il n’opposa à la rhétorique d’Antoine qu’un bruit de gorge dont la double sonorité, « Hmm-Hmm », eût aussi bien signifié la négation que la confirmation.

Le ton employé par Antoine semblait déterminé à contredire toute bougonnerie :

— J’aurais préféré vous l’dire à tous les deux, mais tant pis : j’ai une grande nouvelle, mon pote ! Une super grande nouvelle !

— J’espère que ça vaut le coup de me déranger.

— Pourquoi ? Tu foutais quoi à part fixer le vide ? T’essaies encore de foutre le feu aux gens avec ton esprit ?

Oh non, il avait abandonné cette idée trois semaines en çà ; trop de migraines dues à la concentration pour trop peu de torches humaines.

Irrité, Matthieu abaissa les paupières. Sur la tranche de ses chaussures semées de petits clous miroita un rayon de soleil vagabond.

— Je méditais, ça calme les nerfs. Tu devrais essayer, parfois.

Pour quelques secondes, les yeux d’Antoine se réduisirent à deux meurtrières. Si le mensonge de son vieux camarade ne l’aurait jamais berné, il ne se faisait que peu d’illusions quant à la vérité obturée derrière celui-ci. La pyrokinésie étant à exclure, ses soupçons le ramenèrent au passe-temps prisé par Matthieu, ses « parties de chasse », et il s’en tint à l’imaginer occupé à guetter une prochaine fille à ajouter à son mur des trophées. Un art dans lequel il excellait. Antoine devait lui reconnaître ce talent, même si cet aveu lui brûlait la langue.

— Tu méditais… répéta-t-il, insistant sur chaque syllabe. Alors j’espère que ta future partenaire sera aussi spirituelle que toi.

— Ta grande nouvelle, c’est quoi ?

De nouveau, une expression crâne éclaira le visage d’Antoine.

— C’est officiel, on est ensemble !

La phrase punaisa l’attention de Matthieu tel un insecte sur un panneau de liège. Quel « on », pour quel « ensemble » ? À quoi… à qui faisait-il allusion ? Sur son dos couru un frisson.

— Avec qui ? l’interrogea-t-il d’une voix blanche.

— Ben avec Gaby. Elle a accepté le rendez-vous que je lui avais donné…

Le frisson se mua en un voile de sueur qui lentement s’étira sur sa peau. Il lui colla plusieurs mèches de cheveux à la nuque.

— … et au fur et à mesure on s’est rapprochés, genre très facilement tu vois, c’est même elle qui m’a encapé d’un coup alors que je m’y attendais pas.

— Gaby… tu dis Gaby, tu…

Son pouls s’accéléra, afflux incontrôlable de sang propulsé jusqu’à ses tempes, bombardant son crâne, son visage et sa gorge comme une série de coups de tonnerre.

— Ouais c’est ça. Puis bon, tu la connais hein, c’est pas la dernière pour prendre du bon temps, alors bien sûr on s’est pas limités à des p’tits bisous…

De plus en plus violent. Dans sa poitrine un orage grondait, faisait vibrer et éclater ses organes. Son corps tout entier saignait, se désagrégeait, de même que les arbres et le sol autour de lui. En une fraction de seconde, rythmée par la mélodie d’une voix au loin, Matthieu se retrouva seul, cadenassé dans l’écho de mots assassins.

— Mais après qu’on a conclu j’ai pris les devants et j’lui ai fait ma proposition. Sur le moment j’me suis juste dit : « Bah, elle va probablement refuser, ça a pas l’air de la brancher. », mais c’était pas grave, parc ’que je me serais contenté de ça. Tant que j’passais pas pour un blaireau, ça baignait. Alors quand elle a dit qu’elle était partante…

Ensemble. Ensemble. Non, qu’est-ce qu’il raconte ? Ils ont couché et ils sont ensemble ? Mais ils ne peuvent pas !

— Mec, j’te jure que j’y croyais pas. Merde, c’est juste incroyable !

Son monologue achevé, Antoine releva la stupeur de son ami :

— C’est quoi cette gueule ? (Il se pencha sur lui) T’es pas content pour moi ?

Son sourire s’élargit, et de cette fente se dégageait quelque chose de calcaire, une sensation dure et froide.

— Content ? Si… articula Matthieu. Mais quand tu dis « Gaby », tu parles de…

— De quelle Gaby tu veux que j’te parle ? Genre, t’en connais beaucoup ?

De la malveillance, voilà ce qui flottait sur ces lèvres charnues.

— Je… Oui mais…

— Tiens, elle est là-bas.

D’un doigt fatal, il désigna un point dans le dos de Matthieu, à plusieurs mètres de l’autre côté du muret, là où ses pupilles plus tôt s’étaient perdues. Le point riait aux éclats dans l’or diffus du midi. Ce rire qui dans l’air pétillait, pareil à une nuée de bulle de savon, surina ses tympans de ses notes acides. Il invoqua en lui une pensée qui devait figurer l’axe central de son chagrin pendant les semaines et mois à venir : Ce n’est pas juste.

— Dis-moi bravo mon pote !

En butte à une aphonie subite, Matthieu ne put qu’hocher la tête dans un mouvement lent et rouillé. Cette tête, prête à exploser et qui sur son cou pesait lourd.

Des gifles, Matthieu Garmendia en avait amassé un arsenal tout au long de son adolescence, suffisamment pour décoller le tartre d’une centaine de dents. Quelques-unes assénées par ses parents lorsque les bornes avaient été dépassées, vigoureuses et bien senties, encore que point assez pour choquer la cantonade. Les hommes, au cours de ses duels de mains hebdomadaires, tendaient à privilégier le poing.

Si bien que le reste des sanctions administrées les doigts en éventail tenait surtout au dépit des femmes séduites et abandonnées. Sans surprise, celles-ci avaient la main leste. Clac, clac, clac, clac ! un bruit aujourd’hui presque banal dans son oreille. Parfois, la paume sifflait jusqu’à sa joue avant qu’il ne puisse entrapercevoir la rondeur d’un sein. Ainsi allait le jeu du badinage masculin : généralement gagnant, quelques fois perdant. D’autres fois, pour ainsi dire le plus souvent, la sanction palmaire tombait-elle à la conclusion, dès que Matthieu achevait cette phrase fatidique : « C’était sympa. Allez maintenant casse-toi. » Clac !

Ce cas de figure, facile à schématiser, l’amusait toujours. Ce qu’il aimait admirer la femelle ouvrir des yeux deux fois plus grands que sa bouche outragée, aussitôt s’indigner au moyen d’un vocabulaire fleuri débité à un rythme que l’incrédulité cisaillait de bégaiements. À court de mots, elle jouait de la latitude conférée à son bras tendu pour trancher l’air et l’échange sur un claquement dont la douleur se scindait en deux, profitant tant au visage qu’à la main. Une douleur aigüe, peu agréable, que l’on ne s’y trompe pas, mais dont le caractère imprévu dépassait les inconvénients. La gifle était devenue un gage de suspense et joyeux bonus au jeu de Matthieu. Tombera, tombera pas ? forte ou retenue ? dans le mille ou manquée ? Certaines demoiselles étaient trop timides ou maladroites, d’autres maîtrisaient mieux leurs gestes ; ici la douleur connaissait un degré supplémentaire, assez pour ces jeunes naïves.

Si elles avaient connu l’ignominie dans toute son étendue, elles ne se seraient cantonnées à de simples gifles.

Il avait d’ailleurs été une fille, son identité n’intéressera personne (pas même Matthieu qui sous deux semaines l’avait mentalement biffée), dont l’assurance dans la colère avait débouché sur une double peine. Le soufflet tombé, elle avait relevé le menton, expiré par ses narines dilatées puis, avec la colère rentrée d’une dame de haut rang qu’elle n’était pas, avait diagnostiqué d’une voix froide : « Toi, tu crèveras tôt et malheureux. » Furibonde, elle était partie sur ce verdict, que Matthieu avait accepté. C’était de bonne guerre. Beau joueur, il se devait de lui accorder sans rancune cette mesquine compensation. « Très joli coup, presqu’aussi douloureux que la gifle. » Peut-être la plus rude qu’il eut récoltée jusqu’alors.

Celle qu’Antoine venait de lui décocher, sans même besoin d’une main… celle-ci devait lui brûler la joue pour un très long moment.

Antoine analysa l’apathie de Matthieu empreinte de solennité, au point de l’interpréter comme un signe d’obédience. Mieux : un gage d’abdication. Il avait combattu comme un homme, avait gagné comme un héros de guerre et accueillait maintenant sa victoire comme un pacha. En démonstration de cette glorieuse euphorie, il décolla ses talons du sol, puis s’employa, par maints efforts titubants, à gravir le parapet afin de rejoindre sur-le-champ la raison de ses récentes fiertés. Lorsqu’il se trouva à portée de vue de Gabrielle, celle-ci s’empressa de le héler, un élan de gaité au fond de la voix.

Matthieu trouva à peine le temps de détourner le regard, et d’ainsi s’épargner le spectacle de l’union de leurs lèvres, dont la seule conception suffisait à faire chavirer sa raison. Le faire mourir un peu. Jamais, de mémoire, n’avait-il autant haï quelqu’un qu’en cet instant.

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