Verdict
Antoine à St ****, il y avait matière à s’étonner ; lui qui s'y faisait de plus en plus rare, au point que Gabrielle n'attendait plus le revoir avant la fin de semaine, dans le meilleur des scenarii. Plus étonnante encore fut la volonté de ce dernier de la retrouver dans le couloir des dortoirs. Un lieu facile d'accès et peu surveillé à cette heure. Choix pour le moins suspect : la discrétion ne figurait pas parmi les qualités premières d'Antoine. Et puis, qu'importe ! Gabrielle résolut de faire preuve de candeur et de prendre cette sollicitation comme une bonne nouvelle, motivée par une envie du jeune homme de rattraper le temps perdu avec sa petite amie. Il n’en avait pas dit beaucoup, au téléphone.
Elle l'attendit appuyée contre le mur froid, sous le crépitement agressif des néons agrémentant par rangées successives de deux tubes les dalles du faux plafond. La fraicheur ambiante lui chatouillait les narines, et elle craignait que la peinture passée ne s'écaille et souille sa nouvelle veste. Songea alors que l'édifice décati s'en serait amusé. Un juste retour de bâton, pour avoir transformé un authentique couvent du XVIIe siècle en enclos à destination de l'égoïste jeunesse française. Une réaffectation peu judicieuse, l'on ne pouvait qu'en convenir, observant de près ou de loin le résultat. Non que la bâtisse manquât de charme : ses immenses fenêtres plein ceintre, ses arches robustes et quatre étages de vieilles pierres où cascadait le lierre sauvage savaient retranscrire l'inhérente majesté des lieux. Beaucoup de naturel, dans sa beauté. Du bois, de la roche, quelques plans d'eau çà et là. Cloîtres comme anciens prieurés y avaient été sauvegardés, entretenus avec un soin excessif, et ce même après l'occupation allemande, moyennant d'aussi dispendieuses que nombreuses restaurations. Il en allait de même pour l'époustouflant jardin intérieur, sobrement rebaptisé « patio », dont verdure et statues demeuraient intactes. Mais du temps restaient, forts et souverains, les fêlures, éclats, lézardes et effritements que les mètres de linoléum jamais n’auraient occultés. Preuve, s'il en était encore besoin d'une, que le souffle manquait à l'infrastructure, un souffle que lui pompait avec gourmandise chaque visiteur.
Pour ce qui la concernait, côtoyer les sculptures d'idoles auxquelles elle n'accordait aucun crédit avait tendance à agacer Gabrielle. Pour elle « ceci n'était pas un saint. » Critique à la dent pointue, elle n'était pourtant pas de ceux qui dénigraient une œuvre au seul prétexte de sa popularité (imméritée, selon eux, regardant l’idée et produit vendus) ; sa droiture intellectuelle la hissait au-dessus de ces bassesses de cour d'école. Si cynique qu'était sa vision d’ensemble, sans verser dans le nihilisme, elle se devait de concéder la splendeur des sculptures et autres peintures. Assez pour éprouver de vagues rougeurs à participer à la déchéance de cet héritage culturel. Elle s'en serait presque excusée.
Comme s'il eut voulu l'encourager, un odieux courant d'air traversa le corridor pour investir son corps engourdi. Vers Antoine convergèrent ses pensées amères : S'il pouvait se dépêcher un peu.
Le bruit de semelles massives répondit à ses demandes. Sorti d'une cage d'escalier, Antoine remonta le corridor, la tête enfoncée dans ses épaules, le dos voûté. Elle partit à sa rencontre, heureuse de se dégager de la paroi gelée pour de plus chaleureux bras. Une fois arrivée devant lui, elle se hissa sur la pointe des pieds, lui tendit les lèvres, comme à leurs débuts. Antoine détourna la tête, lui opposant l'angle de sa mâchoire. L'avance fut esquivée dans un grommellement :
— … pas trop l'moment… doit parler.
Vexée d'être éconduite et surprise par une telle froideur, elle n'insista pas, mais se permit de l'inviter à préciser sa pensée. Aucun évènement particulier n'avait récemment marqué son quotidien, ni incident ni faux-pas, rien qui eût justifié cette défaveur. Son désir de comprendre était aussi sincère qu'innocent.
Effet de l'exaspération ou d'une ferme résolution, le discours d'Antoine retrouva un peu de sa clarté et consistance :
— D'après toi ? De quoi j'peux bien vouloir parler ?
— Éclaire-moi.
Se perdre en souvenirs brouillés, en torts à déterrer sans pelle ni carte pour s'aiguiller, se fatiguer à réfléchir sachant très bien que la corvée ne déboucherait sur rien ; cela allait un temps, aujourd'hui révolu. Leur relation avait dépassé ce stade, et Gabrielle maudit les exigences puériles d'Antoine. Son agacement ne surpassa toutefois pas le stade du soliloque.
Antoine délaya un mot du bout de la langue :
— Matt. (Prononcer ce mot le fit froncer les sourcils, mais il poursuivit sans élever la voix) Alors comme ça, c'est avec lui que tu couches maintenant ?
De prime abord, cette question de pure rhétorique aux allures de mise en demeure déstabilisa Gabrielle. Voilà donc sa nouvelle lubie, et elle était consternante.
— On en est là... Sur quoi bases-tu tes soupçons cette fois ?
— Je sais que vous parlez tous les deux. Que vous parlez souvent. Et on m'a dit que vous trainez aussi beaucoup ensemble au bahut.
C'était donc le "on", ce "on" langue de vipère. Le "on" est un faux informateur, il joue un double-jeu ; dommage qu'Antoine l'ignorât. Dotée de la plus solide arme qui soit, la conviction que ces reproches étaient infondés, Gabrielle s'attela à faire montre d'assurance.
— On traîne ensemble, oui, on discute aussi par mail, voire l'un chez l'autre, et alors ? Je te jure qu'il n'a jamais eu de geste déplacé. D'ailleurs, n'oublie pas que c'est toi qui nous as rapprochés. Jusqu'à présent ça ne te dérangeait pas qu'on soit bons amis. Tu le rameutais même dans nos tête-à-tête, tu n'as pas oublié ? Personnellement, je m'en serais bien passée.
Touché. Une grimace traversa le visage d'Antoine, ce dont Gabrielle ne se réjouit guère, d'autant qu'elle reconnaissait apprécier ces moments confessionnaux passés auprès de Matthieu, à ce jour seuls authentiques instants dégagés de tension érotique dans son quotidien terne. Cette pensée fit naître chez elle un imperceptible sentiment de culpabilité, qui n'enraya pas son refus de ployer sous les accusations. Elle maintint son audace, se risqua même à une petite provocation :
— Admets-le : ça te plaisait, qu'il assiste à tout ça, n'est-ce pas ? Je ne comprends pas pourquoi, c'est presque malsain, mais tu aimes qu'il soit si proche.
— Pas si tu passes ton temps à baiser avec !
Le ton hissé, les mots portés par la rage dételée. Dans le couloir désert, la voix claquait et projetait sa fureur, simulait plusieurs présences fantômes pour meubler un peu le vide. Un emportement qu'Antoine justifia pour lui-même. Par cette confession, Gabrielle lui avait donné raison. Alors passait-il en revue l'entier spectre des perversions auxquelles les larrons s'adonnaient dans son dos. Les complots, les conciliabules, jeux de mots, jeux de langues, jeux de mains. Défilait sur l'écran blanc de son imagination un carrousel d'images trop obscènes pour ses yeux, fantaisies insupportables qu'il se forçait à visionner malgré les avertissements de sa conscience. Conscience maladive qui, et depuis longtemps, avait eu à abdiquer devant l'empire d'un ressentiment affranchi de l'autorité du discernement.
À sa colère s'affilia une forme de dépit :
— Merde, Gaby… Je sais plus, moi… Je sais plus, j'suis paumé là.
— Dans ce cas, tu n'as qu'à m'écouter : je ne couche pas avec Matt.
Il frictionna sa nuque, les yeux éparpillés au sol.
— Je sais que j'devrais me contenter de ta parole. J'voudrais le faire, j'te le jure, mais comme je te l'ai dit : je suis perdu et suis plus sûr de rien du tout. Tu comprends, tout ça c'est nouveau pour moi, et difficile, surtout que toi comme moi on peut pas nier que t'es… enfin que t'as été…
Un silence embarrassé. Il n'était pas besoin de plus de syllabes pour que Gabrielle en décèle le sens caché.
— Que je suis quoi ? Une salope, c'est ce que tu comptais dire ? Eh bien vas-y, dis-le, au point où on en est.
— Me fais pas dire ce que j'ai pas dit ni pensé, ça sert à rien.
— C'est Maxime qui t'a mis ça en tête, j'ai raison ? siffla-t-elle.
L'évocation du nom de son frère lui fit relever la tête, d'un mouvement si prompt que ses vertèbres cervicales crépitèrent, pareilles à du bois mort. Ces craquements éveillèrent un frémissement sur le dos de Gabrielle.
— Recommence pas avec ça. Ça n'a rien à voir avec ma famille, quoi qu'ils pensent tous de toi. Mais reconnais quand même que ton passé n'aide pas.
— Qu'est-ce que j'y peux ?
— Rien, rien, je sais. Même si t'as pas non plus fait grand-chose pour me rassurer et…
— T'entends un peu ce que tu me racontes ? (Sur ses flancs, elle fit claquer ses bras avec mollesse) Faire quoi, au juste ? Je ne peux pas contrôler les réactions des autres, tu n'as pas le droit de m'en tenir pour responsable.
— De toute façon, ça n'a aucune importance…
Ça en a pour moi ! se retint-elle d'objecter, les joues empourprées.
— … vu que je savais à quoi m'attendre et que je l'avais accepté quand même. Enfin que je pensais l'accepter. J'peux m'en prendre qu'à moi, et je crois que j'ai fait une erreur. Peut-être que j'me suis imaginé… genre, qu'une fois ensemble tu laisserais tout ça derrière toi et qu'on n'entendrait plus parler de ces mecs.
— Écoute, on ne va pas refaire l'histoire : j'ai couché avec ces garçons, sans attache ni sentiment, et même si j'admets que leur insistance pose problème aujourd'hui, je suis désolée de t'apprendre que je n'éprouve pas de remords. C'est comme ça. Ce mode de vie était un choix, le mien, celui grâce auquel je me suis épanouie. Ça fait partie de mon passé, comme tu l'as souligné, et a participé à la construction de ma personnalité (celle qui t’a séduit, soit dit en passant), mais cette ancienne attitude n'implique pas nécessairement une actuelle déloyauté. Ne va pas tout mélanger.
— Comment j'peux en être certain ? Avec ces rumeurs qui tournent chaque jour dans tout le lycée ?
Cet argument, ou quel autre nom entendait-il lui donner, qu'il s'évertuait à présenter comme une preuve tangible ne faisait que fortifier l'incompréhension de Gabrielle.
— Ce sont des mensonges ! Ouvre les yeux, c'est… c’est pourtant évident ! Ceux qui les répandent sont des mecs que j'avais l'habitude de me faire chaque jour avant de te fréquenter, des gars que j'ai dû envoyer balader à plusieurs reprises depuis qu'on est ensemble, parce que… mais parce que je t'aime, que je te respecte et que je suis toujours restée fidèle ! Ils ne supportent pas que… que je leur dise non, alors ils font tout pour ruiner notre relation, tu ne vois pas ? Il n'y a rien de compliqué là-dedans, et malgré ça tu… enfin tu persistes à leur faire plus confiance qu'à moi. Merde à la fin, t'es quand même pas aussi con !
Sitôt prononcées, les paroles furent regrettées. S’emporter ne soutiendrait pas plus sa cause. Colère contre colère, cela ne donnait jamais de quoi remporter un débat, jamais rien de bon de manière générale. Dans le cas de Gabrielle, s’énerver eût même tendance à la décrédibiliser. Mauvaise dans l’énervement, elle se perdait en bafouillements, en hoquets et épanchements indésirables. Laide à regarder, pitoyable à écouter. Antoine était meilleur, et plus convaincant, ayant recours à cette technique. La seule qu’il maîtrisait réellement.
Moins de mots et plus d’aplomb figurait une plus fine stratégie, sur laquelle Gabrielle tenta de se reporter. Bien que cette histoire commençât à prendre des proportions démesurées, elle marquait un tournant décisif dans leur relation : c'était le combattre ou céder, en clair dire oui à l'autre plutôt qu'à soi. Non, pas encore !
Elle se prit les coudes qu'elle croisa sur sa poitrine, releva un menton déterminé, opposant une bravoure qu´elle ne se connaissait pas. Cette fois, elle comptait bien décrocher le dernier mot, quitte à le froisser et à devoir subir sa bouderie quelques temps. Son zèle devint difficile à maintenir à mesure que l'expression d'Antoine se durcissait.
— Quelle confiance tu veux que je t'accorde alors qu'il s'agit de Matt ? De Matt, putain !
La superbe de Gabrielle s'éteignit sur-le-champ. Plus que les paroles ou la colère, elle craignait cette flamme au fond des pupilles d'Antoine. Un éclat, mauvais, vicieux et dont l’ardence la foudroya sur place. Jalousie, le monstre hideux aux yeux verts.
— Ça ne change rien, répliqua-t-elle, une note âpre en gorge. Que tu te montres méfiant envers ton ami d’enfance est déjà triste, mais que tu puisses t'imaginer que moi, ta copine depuis des mois, je serais capable…
— ARRÊTE DE MENTIR !
Il ôta la main de sa poche. Un geste brusque, coude replié puis tendu soudain, le bras propulsé à pleine vitesse. Le poing partit. Lancé sur elle. Il s'écrasa contre le mur, les phalanges enfoncées dans le plâtre et la peinture, à quelques centimètres du visage de Gabrielle. Si proches que l'onde de choc engendrée par l'impact lui effleura le pavillon de l'oreille. Il lui coupa la respiration.
— Tu te FOUS de moi ! Tu connaissais très bien ses intentions. Toi aussi tu voyais qu'il bandait sur toi !
Étourdi par la colère, il ne semblait pas relever la naissance des vagues de douleur à ses articulations, lesquelles peignaient de pourpre chaque écaille de peinture. La vue du sang provoqua une accélération du rythme cardiaque de Gabrielle. Elle savait qu’il ne l’avait pas visée, que sa rage avait commandé de détruire quelque chose d’insignifiant, de froid et de moche, non ce qui comptait pour lui. Gabrielle comptait encore, et parce qu’elle comptait Antoine avait mal en dedans. Et elle peur.
Elle réprima un sanglot, d'une main tremblante lui enveloppa le poignet.
— Calme-toi ! Tu nages en plein délire. Je t'assure que je ne vois pas de quoi tu parles.
Il n'y prêta pas attention, absorbé par son monologue, poursuivi par ces visages qui gravitaient autour de lui, par ces mots enracinés dans sa tête, par l'auteur de ces mots ; par ce nom dont son esprit s'évertuait à le seriner, seriner comme une rengaine sénile : Iscariote, Iscariote… Bientôt à lui. Iscariote le sait, Iscariote l'a dit…
— Ce fils de chienne te court après depuis des mois. Le fait que tu sois ma copine n'y a changé que dalle. Il respecte même pas ça ! Cet enfoiré ne respecte rien ! Rien, tu m'entends ?
La main étreinte de la douceur de Gabrielle se déroba à ses doigts pour empoigner un avant-bras aussi malingre que des lames de cristal.
— Il respecte pas ce qui m'appartient !
Antoine avait hérité des pattes d'ours de son père. Joignant les phalanges, il traçait un cercle complet sur le poignet. Sa main entière mangeait l'avant-bras, ongle par ongle surinait la chair, broyait peau, muscle et os. Une douleur aigüe remonta le membre de Gabrielle. Elle laissa échapper un cri dont la note perçante réussit à frapper Antoine au tympan. À cet instant, ce fut comme la fin d'une transe : prenant conscience de son geste, il retira sa main avec précipitation. Contempla Gabrielle s'effondrer à terre.
— Pardon… J'voulais pas… bredouilla-t-il.
Prostrée, elle replia ses jambes sur sa poitrine, contre ses genoux appuya son front lustré par une sueur angoissée. Malaxa ensuite son poignet endolori.
— Je ne sais pas ce que je peux faire de plus, souffla-t-elle.
Cette confession faite, elle fut saisie d'un furieux besoin de l'interroger du regard et de découvrir quelle suite il consentirait à donner aux évènements. Qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce que tu attends de moi ? Il lui restait bien l'espoir, celui de surprendre chez lui la lueur de tendresse suffisante à combattre ces doutes irrationnels ; elle lui aurait assuré qu'une résurrection de leur paisible idylle, celle des heures inaugurales, n'était en rien chimérique et qu'Antoine y croyait autant qu'elle. Si cela tenait à un mot, une promesse ou un acte, elle en accepterait la charge, l’ego dans sa poche, un mouchoir par-dessus.
Lorsque ses yeux rencontrèrent les siens, Gabrielle n'y décela que le chatoiement des larmes. Pas d'espoir, s'y reflétait seulement sa propre impuissance, qu'elle ne put supporter. Il ne peut pas pleurer, il ne doit pas pleurer ! Les garçons ne pleurent pas. Il n’y avait donc plus aucune solution.
Elle fléchit une nouvelle fois le dos, remonta ses jambes à son visage. Le sol, le silence, la douleur. N'importe quelle échappatoire lui aurait convenu. Tout plutôt que d'avoir à soutenir la vision de la bête de hargne et de chagrin qu'elle avait fait de lui. Au-dessus de sa tête, Antoine s'exprima à nouveau :
— Ça devient trop dur. Je mérite pas ça, je le mérite pas, puis toi non plus.
Un murmure s’éleva d’entre les rotules :
— Ne fais pas comme si c’était pour moi.
— Pour nous deux, si. Ça a toujours été pour nous deux depuis le début, et j’crois aussi que c’est pour ça que ça a merdé. J’ai pas l’habitude.
— Moi non plus, mais ça s’apprend. Tout s’apprend.
— Ouais, mais là ça fait trop pour moi. J'ai pas signé pour ça, et j'pense avoir fait tout ce qui fallait.
Ici, le bon sens eût encouragé à une répartie frontale mais objective, du type de : « Tu as pris la fuite. », ou : « Tu as privilégié ta famille. », voire : « Tu m’as quand même sodomisée de force. ». En lieu d’une dernière rebuffade, Gabrielle lui accorda le point et l’argument, puis lui laissa l’honneur de la conclusion.
— Gaby, j'suis pas heureux. Et j’suis fatigué.
Elle soupesa chacun de ces sous-entendus, des non-dits fondus dans le plomb lourds d'un sens qui ne se dévoile pas au grand jour.
— Alors c’est décidé, tu t'en vas ?
— J'vais nous faciliter les choses et chercher un travail, probablement dans l'armée de terre. Mes parents sont d'accord et j'ai atteint l'âge qu'il faut. Y m’prendront. L'école, les cours, c'est fini pour moi, ces conneries. Ça, comme tout l'reste.
Le reste, il en ravala la substance à temps, avant que ne s'écoulent les larmes. Avec ce reste elles s'évacuèrent au fond de son œsophage. Son chagrin rendu au passé et au revêtement de sol, il tourna les talons.
— J'en peux plus. Vraiment désolé.
Pas de réplique, il n'y avait plus rien à en dire. Antoine n'avait ni raison ni tort, mais bien fait son choix, qu'aucune peine ou colère ou envie ne saurait changer de force. Gabrielle, si elle ne l'approuvait pas, devait s'y plier. Au fond, elle le comprenait, au moins un petit peu. Elle n’avait pas réussi à l’apprivoiser, dans sa tentative l’avait quand même changé en un Antoine amoureux, l’équivalent d’un homme déboussolé pour qui une parole ne se dissocie pas d’un mensonge, alors que chaque pas s’accompagne de la crainte de chuter. Elle aussi était désolée, pour lui, pour eux ; désolée qu'ils se soient fait autant d'illusions et autant de mal, désolée qu'ils ne se soient pas aimés correctement, désolée que l'amour ne se suffise pas à lui-même. Désolée, enfin, de ne pas avoir été suffisante pour lui.
Les couinements des bottes de cuir sur le linoléum emplirent pour la seconde fois le couloir. Leur succéda un oppressant silence.
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