...---...
Extrait du journal numérique de Gabrielle Sirinelli.
16 février 1996
… Une semaine après, j'entends encore ses mots. Si violents et si malheureux. Antoine reste persuadé que ces ragots sont vrais. Il est blessé, il est en colère, et ça me terrifie.
Parti. Clap de fin.
Ensuite, plus rien de tout ça n'est vrai.
Dans le fond, ça fait mal, autant que ça fait du bien, se savoir libre. Libre, c'est un adjectif qui sonne bizarre, inhabituel, après toutes ces épreuves, mais il est vrai. Je suis libre à nouveau. De faire ce que je veux, de respirer, de vivre et aimer vivre, même si la vie ne m'aime pas. Libre aussi de parler ou me taire. Plus aucun compte à rendre. Et c'est d'autant plus rassurant que ce qui s'est produit juste après son départ pourrait le rendre fou :
Ça n'a pas été prémédité. Je sais que personne ne lira ma plaidoirie et que mes promesses de bonne foi ne valent pas grand-chose, mais j'insiste, avant tout pour moi-même : sincèrement, je pensais être seule dans le couloir de l'internat.
Encore secouée par ce qui venait de se passer je n'ai pas entendu Matt monter les escaliers. Ce n'est que quand j'ai dégagé ma tête d'entre mes jambes qu'est apparue cette paire de bottes cloutées si familières.
Sourcils froissés, petite moue, il était gêné. Il a d'abord hésité à ouvrir la bouche, a bredouillé deux mots que je n'ai pas compris, puis il s'est excusé. Après quoi, il m'a juré qu'il ne voulait pas nous espionner, mais que le rendez-vous qu'Antoine m'avait donné ici l'avait inquiété, sans trop savoir pourquoi.
Matt s'inquiète toujours pour moi. Idiote que je suis, je m'en serais rendue compte si j'avais pris le temps de bien lire ses messages. Entre les lignes, il y avait la vérité, énorme et noire. Mais non. Qu’il ait eu, à une époque, l’envie momentanée de me baiser, bien sûr ; son rentre dedans à notre première rencontre était si lourdingue qu’il n’y avait que les imbéciles finies pour ne pas s’en apercevoir. Je m'étais bêtement contentée de penser que ça lui avait passé, qu’il s’était fait une raison, autant par respect pour Antoine que pour notre nouvelle amitié. Le reste (ses blagues grivoises et allusions) tenait de la pure vanne, et rien de plus. À la limite, sa sollicitude aurait pu être en partie intéressée : il m'aidait avec Antoine et je lui présentais, en retour, des filles avec lesquelles s'amuser.
J'y pense… il n'a jamais donné suite à mes propositions. Sa finesse d'esprit ne m'avait pas échappée, mais je m'entêtais malgré tout à le considérer comme l'archétype du charmeur en série. Du genre tout dans le bagout et l'assurance. Uniquement taiseux à propos de lui-même. Ai été aveugle. Sans doute un brin stupide aussi, dans le fond. Admettre le double jeu de Matt revenait à admettre la méfiance d'Antoine, revenait donc à lui donner raison. Mais de nous deux, celle qui était censée avoir toujours raison c'était moi. L'inverse n'était juste pas envisageable, je suppose.
Le fait est… Putain, je suis dans la merde !
Tout est parti en vrille Ça n’avait pourtant pas si mal commencé (…)
*
— Ça devait finir comme ça.
Il avait précipité cette phrase sans acrimonie ; il exposait un fait, une chose banale, comme un enseignant débite un cours, comme un présentateur expose une actualité.
Et Gabrielle de sangloter de plus belle.
— Mais c’est si douloureux.
— Je sais (il s’installa à côté d’elle). Et injuste, j’imagine ?
— Tu trouves ça juste, toi ?
— Après ce que j’ai entendu, non. Tout ce qu’il t’a balancé, c’est un tas de conneries. Il est gonflé, de tout te coller sur le dos. C’est bien pratique pour lui, il peut s’en laver les mains et passer à autre chose sans rien se reprocher. Un lâche, il cogne sur la gueule du monde entier, et n’est même pas foutu de se battre pour ce qui compte.
— Si je n’avais pas…
— Stop. Ce que tu vas dire, je ne veux pas l’entendre. Le conforte pas dans ses délires.
— Qui est responsable alors ?
— Un peu tout le monde, je crois : les autres mecs, lui, un peu toi, un peu moi. Mais en attendant, t’es la seule qui pleure dans un couloir froid et merdique. Ce serait salaud de t’enfoncer encore plus.
Elle l'observa sans un mot de plus, devinant que l'écoute, plus que la conversation, était de bon ton. Ces déclarations, quels qu’eussent pu être leur but et leur degré de fermeté, ne poursuivaient aucune intention maligne. Pas de jugement, seulement la vérité. La dire représentait une épreuve, souvent cruelle. Pour un homme à l’image de Matthieu, elle était insurmontable.
« Insurmontable », nul autre terme n'eût mieux retranscrit ce que la scène déclenchait en lui : un kaléidoscope d'émotions disparates. Elles lui asséchaient le palais. L'instant charnière, celui où tout se joue, par lequel tout s'illumine ou s'effondre, c'était maintenant. Matthieu ne se sentait pas prêt, ne l'aurait jamais été. Il porta son regard sur ses doigts entremêlés devant lui. En son for intérieur, il s'enjoignit à se calmer, dans cette optique prit la résolution d'avancer pas à pas, de petits pas. Chaque mot empilé était de porcelaine fine.
— Tu pleures, Gaby, et ça me fout en l’air. S'il te plaît, ne gâche pas ton visage avec des larmes, pas pour lui. Il n’est plus rien, il ne reviendra pas.
Si elle n’intervint toujours pas, son regard questionna le fond de cette dernière allégation.
Contraint à s’expliquer, Matthieu marqua un temps d'arrêt. Oui, tout ceci lui était très difficile, bien plus qu'il ne l'avait craint.
— Eh merde. Je ne te dis pas ça pour te blesser, je te le jure, mais il faut que tu comprennes : c’est fini. Votre histoire, Antoine, son amour. Morts. Tu n'arriveras pas à les ressusciter, et quand bien même, il ne faut pas.
Inspiré par son propre discours, il se hasarda à une métaphore héritée des enseignements religieux, proches du matraquage, dispensés depuis le berceau.
— C’est la même chose que pour Lazare de Béthanie. Lazare, tu connais ? Ben tout est faux dans cette histoire. Lazare est mort et il n'a plus jamais rouvert les yeux. Quatre jours après, son tombeau est resté fermé, et est-ce que tu sais pourquoi ? Parce qu'on peut pas poursuivre un mort, il faut le laisser reposer là où il est. Il ne sera jamais en paix dans un monde auquel il n'appartient plus. Comme Lazare.
Lazare, dont on avait couvert les yeux de pièces d'argent. Matthieu se représentait ces yeux tels ceux d'un chat, ronds brillants carrés dans l'obscurité d'une silhouette raidie par la mort. Durant son enfance, le personnage l'avait terrifié. L'enfant l'avait toujours imaginé plongé dans un faux sommeil, à le guetter allongé sous son lit, les ronds brillants pointés en direction de son corps. Apparition que seul son mantra pouvait exorciser : « Lazare ne s'est pas réveillé. Ses yeux sont fermés. Lazare ne s'est pas réveillé… »
Une courte hésitation, encouragée par cette peur qu'il échouait à faire taire, et il mobilisa tout le courage enfoui en lui. Apposa sa main sur celle de Gabrielle.
— Réveille-toi, Gaby.
Elle ne retira pas ses doigts. À l'arrière de son crâne, grondaient pourtant les sermons de la raison. Ces gestes, cette promiscuité, ce n'était pas sérieux, pas pour de bons amis. Bien trop ambigu. Mais de la paume de Matthieu exhalait la chaleur timide du soleil au matin, et cette chaleur diffusait ses vagues dorées dans l’organisme maltraité. Sur les collines de ses articulations, elle le sentit pianoter. Une drôle de mélodie, si-do-ré-mi-fa-sol-la-si…
*
J'en étais là : Matt à côté de moi. Matt et ses chaussures à clous. Matt et son manteau en faux cuir. Matt et ses cheveux longs qu'il ne coupera probablement jamais (ça lui va plutôt bien). Matt et sa gêne, Matt et sa honte.
Matt qui est si sympa, si intelligent, et si mature, et si cultivé, et si marrant, et qui ne m’attire pas.
Je l'ai écouté, et lui en a beaucoup, beaucoup trop dit. (…)
*
— C'est un conseil que tu te donnerais à toi-même si tu avais les idées claires. Tu es au-dessus de tout ça et tu mérites mieux. Ce qu'il te faut c'est quelqu'un qui te connait vraiment et entièrement. Est-ce qu'il le sait, Antoine, que tu préfères voir les fleurs en terre plutôt que dans un bouquet ? ou encore que tu aimes ton café noir et sans sucre, parce que tu penses que ça respecte plus le produit ? Il sait que le blanc est la seule couleur que tu refuses de porter ? Oui ? Mais est-ce qu'il sait pourquoi ? Moi, je sais, ces choses-là comptent. Moi, je peux t'apporter ce que tu mérites. Ma Gaby…
La poitrine de Gabrielle encaissa un spasme. Soudain le discours avait-il pris une tournure à laquelle elle ne voulait pas se préparer. Cette empathie excessive, ce catalogue de principes, ce déballage outrancier. L'usage du possessif ! « Sa Gaby » ; l'on ne parlait plus d'un mignon sobriquet irréfléchi, mais d'une intimité nominale, le sentiment derrière la lettre.
Non contentes de bouleverser leur destinatrice, ces révélations donnaient en partie raison à Antoine, d'une certaine manière asseyaient les torts de Gabrielle, qu’importe ce que s’imaginait Matthieu. Tort de ne pas avoir constaté l'évidence, tort d'en avoir ignoré les signes, tort de l'avoir niée une fois devant celle-ci. Plus il s'ouvrait à elle, plus elle sentait cette culpabilité s'appesantir sur ses épaules, et l'envie de dérober sa main puis de fuir le couloir, son humidité et ses hères éplorés, en devint aussi prégnante que celle de lui hurler sa négation à la figure : « Je t'interdis de me dire ça ! Tais-toi ! »
Langue et jambes se firent blocs de pierre, comme il débobinait son ignominie, passant du moment fatidique dont il n’avait jamais, autrefois, conçu l’existence effective, « Ce truc du coup de foudre dont on parle parfois », à l’acceptation de ses répercussions internes décrites au moyen d’abstraction verbale et gestuelle (un mouvement de cercle de la main, le recours au pronom démonstratif indéterminé), à la tentative de fuite, d’oubli. Jusqu’à la capitulation. « Y’avait plus que ça à faire », succomber, parce que le cœur l’ordonne, un peu aussi parce que le mot séduit plus qu’un synonyme cabossé. « Céder », « craquer » ou « sombrer » omettait la poésie de l’acte.
Il aborda ensuite l’ingérence d’Antoine, comment celui-ci l’avait devancé, et le malheur, ce puits sans fond qui avait suivi. Arrivé à ce point du récit, il affermit malgré lui sa prise autour des doigts de Gabrielle, qu'elle ne parvint plus à bouger.
— Ça me semblait si injuste ! C'était à moi de prendre soin de toi, à moi de tenter de gagner ton affection !
« Moi, moi, moi l’homme, moi qui protège, qui connais les femmes et leur faiblesse biologique. » Gabrielle ne trouvait aucun amour digne d’être défendu, là-dedans, rien qui ne surpassa les préjugés antédiluviens qu’elle ne tenait pas pour voix divine et qui de la femme font la gratification de l’ego. Elle fut d’ailleurs surprise de l’entendre dénoncer ce même fait après coup :
— Il a fait de toi la récompense d'une guerre de pouvoirs, et, sur le moment, j'ai cru qu'il l'avait gagnée. Un putain de jeu pervers. Ça m'a fait grave flipper. Je savais que quelqu'un comme lui n'aurait jamais été capable de te rendre heureuse, contrairement à moi, le démon qui veille sur toi. (Une accalmie ; son ton se fit plus doux et sa poigne moins forte) Ce surnom que tu m'as donné, il n’était pas choisi au hasard, tu me l'avais toi-même expliqué. Tu te souviens ? Il veut bien dire que je compte, plus que les autres.
Arrête de parler, arrête ça tout de suite, le supplia-t-elle en silence.
Matthieu persista, emporté par son amour débordant et ses pensées secrètes, des plus irrationnelles aux plus passionnées. Le tout jaillissait de sa poitrine ouverte aux cieux, rejoindre l'être de lumière dont il avait fait sa terre sacrée.
— Je me fous que ça ne soit pas parfait, entre nous. Si tu ne m'aimes pas autant que lui, si je ne t'attire pas autant, ou même si tu ne peux pas l'oublier, mens-moi. Mens et laisse-moi y croire !
Chargé par l'émotion, son souffle rasa la bouche de Gabrielle, dont le visage se mouillait de l’éclairage aux néons ; à ses joues, front et menton, il dessinait des ronds blancs. Penché sur elle, Matthieu jeta une ombre, éteignit le visage. Il est trop près, beaucoup trop. Si près, elle la respirait, sa douleur insensée.
— Tu veux bien, hein ? Tu es d'accord, pour m'offrir ce rêve ? J'en crève d'envie.
— Mais…
— S'il te plaît ! Après tout, tu m'as appelé à l'aide. Tu t'es confiée comme on se livre à celui qu'on aime.
Les choses s'envenimaient, le monologue souillé chaque seconde par une folie galopante. La passivité de Gabrielle ne durerait pas plus longtemps, elle ne le devait pas.
— Ce n’était que ça, tout ce soutien par intérêt ? Par jalousie ?
— Par amour !
Quel nom lui donnait-il, elle n’y percevait qu’une écœurante manipulation.
— Matt, j'avais besoin d'aide, celle d'un ami. Juste un ami.
— Tu m'aimes donc, même un petit peu, n'est-ce pas ?
Elle secoua la tête.
— Tu n'as pas conscience de ce que tu me demandes.
Une attirance coupable, peut-être expliquée par un syndrome du chevalier servant, pouvait être pardonnée. D’un autre côté, fallait-il admettre que cette façon de connaître la jeune femme, de la détenir d'une certaine manière dans ses os, n'allait pas sans sa part de sombre romantisme ; un conte gothique. Mais si ce conte devait réécrire jusqu'au bon sens, elle avait pour obligation de le corriger, aussi sévère que parût cette initiative.
— C’est non, désolée.
À défaut de le repousser physiquement, elle tenta par ses paroles d'ériger un mur entre eux, qu'elle escomptait capable de résister aux fantasmes de Matthieu sans pour autant l'écraser sous son poids. Plus forte que la raison, la charité commandait les actions de Gabrielle. Faiblesse altruiste motivée par la pitié, du même genre que celles qui poussent à lâcher un sou dans l'écuelle du mendiant. Faiblesse honorable, mais faiblesse tout de même.
— Je comprends, j'en attends trop de toi, reconnut-il à voix basse. Tu ne peux pas effacer ce que tu as ressenti pour lui, ça me fait chier, mais c'est normal. Il te faut du temps, et je vais te l'accorder.
Du temps ! Du temps, nom d’un chien, il ne voyait que cet obstacle !
— Alors tu ne comprends pas.
Seigneur, il ne comprenait rien, n’écoutait rien, et ne le faisait même pas sciemment. Elle s'obstina, misant sur un brusque réveil de la conscience :
— Ça n’arrivera pas, ça ne se fera pas.
— De toute façon, l'important est que tu dois prendre le temps de te reconstruire. Le reste viendra ensuite, naturellement.
— Arrête. Ce n'est pas ce…
Réplique et souffle tranchés. Elle n'avait pas terminé sa phrase qu'il l'embrassait déjà.
Le geste malheureux, un acte fou dicté par un désespoir que nul homme n'avait la force de réprimer. Attendre plus l'aurait tué. Matthieu ne retira sa bouche que lorsqu'il eut la certitude que Gabrielle ne la combattrait plus. Il goûta l'arôme fourmillant de ses lèvres, goûta et se délecta de chaque particule sucrée qui sur sa langue s'évanouissait. Un bonbon à la rose.
Gabrielle s'était relevée, à présent bougeait sa tête frénétiquement, alternant entre l'extrémité du couloir que son discernement suppliait de joindre sans tarder, et Matthieu qu'une bouffée de rage recommandait d'écraser à grands coups de bottes. S'il pressentit son départ imminent, il ne la retint pas. Maintint son corps ancré au sol, de sa main tendue l'invita à prendre congé, avant de lui déclarer avec l'emphase niaise de l'amoureux transi :
— Vas-y, maintenant que tu connais la vérité et que tu as retrouvé ta précieuse liberté, envole-toi, mon ange. Tu reviendras. Parce que tu ne le réalises pas encore, mais bientôt il t'en faudra plus. Le moment venu, tu m'appelleras. Je te répondrai.
La regarder partir ne l'ébranla pas. Gabrielle pouvait courir et s'enfuir, tôt ou tard elle reviendrait s'offrir à ses lèvres et son amour, dont elle ne pourrait plus se passer. C’était la logique-même. Bien que cette conviction résultât d'abord de sa propension à confondre l'être et l'espérer, comprit-il à cet instant que l'ordre des choses avait basculé soudain ; que, par ce baiser, leur destin à tous deux avait été cacheté. Il ignorait cependant combien cette prédiction se révèlerait exacte.
Annotations