Dix-huit heures

19 minutes de lecture

16 février 1996

(suite)

Voilà où j’en suis. La catastrophe.

Ce discours ! Ce qu’il m’a dit ! C’est horrible, tous ces mots. Si fous. Fous ! Faut-il qu’il soit devenu fou ! Oui, de mon point de vue, son affection prend la forme d’un suicide de la raison.

Je ne les ai pas évités, lui et ses lèvres prédatrices, n’ai pas attaqué sa bouche avec les dents, pas planté mon poing entre ses yeux ni broyé ses testicules du talon. Un accès de pitié et je l’ai épargné. N'y comprends décidément rien. Esprit vidé. Cervelle : zéro. Bon sens : zéro. Impardonnable. Mais il avait l’air tellement malheureux. S’ouvrir à l’autre, je sais combien c’est douloureux et effrayant

Peut-être, mais avec ça, qu’est-ce qu’il va s’imaginer ? Et que va penser Antoine ?

S’il l’apprend. Acqua in bocca. Je ne vais pas me risquer à lui en parler.

C’est… drôle ? Allez, disons drôle de m'inquiéter pour lui presque plus que pour moi.
Puis non, pas vraiment drôle. Bête. Une semaine d'écoulée, et je rencontre encore des difficultés à ne plus le replacer sur le devant de la scène ni à avoir honte de mon comportement. Le garder dans ma tête me donne la coupable impression de tenter de pratiquer un massage cardiaque sur notre histoire. Comme si sa présence au fond de ma poitrine devait sans cesse renaître. Comme si elle refusait de mourir.

Comme Lazare sorti de la tombe.

Quel intérêt ? Mort, c'est mort. Je n'y peux plus rien, peu importe ce que je souhaite, moi, bon petit soldat du cœur. « Rengager et te regagner », même en y regardant d'aussi près, je n'en vois pas le sens. Alors va et meurs.

Soudain j'ai peur. S'il n'y avait plus de rédemption, pour lui et moi… Mais il le faut. Dans le cas contraire, nous sommes tous foutus, condamnés à rêver. « Rêver », Matt n'avait que ce mot à la bouche. Rêver à mieux, rêver à plus que ce qu'on possède et que ce à quoi on peut prétendre. Lui qui m'ordonnait de me réveiller deux secondes plus tôt. Rêver, c'est peine perdue alors que la morsure des souvenirs est encore vive. Matt doit le comprendre lui aussi.

Il faudra bien que ça s'arrête. Cette douleur doit s'en aller, elle doit partir et ne laisser aucune trace sur nos corps secoués de larmes. (…)

*

Quand les horloges marquaient dix-huit heures, au village de Notre Dame d’Islemortes, elles proclamaient plus que la fin d’après-midi ; la ligne impeccable de leurs aiguilles traçait une cassure verticale dans le quotidien des riverains. Dix-huit heures annonçaient la trêve, dans quelque activité que ce fût (travail, corvée ou plaisir), autant sous les feux rouges de l’Ouest que l’ombre écrasante de la nuit. La saison ne faisait pas de différence. L’heure sonnait et l’on passait à autre chose, souvent une occupation intime, à l’opposé des tracas et responsabilités diurnes, dans l’idée d’une préparation au sommeil.

Le village, si on le considérait comme un personnage à part entière, donnait le ton, distinct de celui des grandes agglomérations. Il entamait sa purge, dépeuplait ses ruelles, baissait le regard sous les volets, la voix derrière les portes ; il ébouriffait ses champs, encourageait ses blés à dorer et grappes à rougir, les secouait pour en révoquer tout ce qui possédât moins de six pattes. Même son unique bar entamait son service de nuit sur un registre plus calme, en prévision de sa fermeture imminente, sans musique ni entrain. Autour des tables rondes, chacun se tenait à carreau. L’humble rythme des ruralités les plus timides.

Et ce rythme, inscrit en Notre Dame comme sur un texte de loi, se communiquait aux habitants. Ni la tristesse des autres, ni les changements sociétaux, ni les dangers embryonnaires ou entrés en maturation ne les auraient détournés de leur routine aux modestes aspirations. La prévention ne les concernait plus ; les évènements d’avril 86 les distançaient aujourd’hui trop pour encore leur servir de leçon.

À dix-huit heures, elle se prépara à le regarder s’en aller. Psychologiquement, s’entend ; pour rien au monde n’aurait-elle envisagé de quitter le lit ou repoussé, fût-ce d’un centimètre, le drap enveloppant son corps. Son corps, Seigneur, ce qu’elle pouvait le détester, et le maudire et le conspuer ; elle l’aurait renié s’il n’avait été si bien accroché. Trop large et pataud, beaucoup trop gras pour lui octroyer un doute miséricordieux quant à son état de santé effectif, il n’y eut que ce rectangle de coton bouffi de plumes qui fût capable de le cacher d’un bout à l’autre. La luminosité déclinante convenait le temps de l’acte, et uniquement celui-ci, même l’ampoule du plafonnier lui paraissait d’une franchise agressive.

Lui n’en avait jamais rien dit, ce qui n’annonçait pas sa validation ni son indifférence. Il ne disait presque jamais rien. En trois ans de relation, à supposer que le mot convînt, tous deux n’avaient jamais tenu de conversation plus longue qu’une suite de six répliques, elles-mêmes limitées à dix mots, le vocabulaire restreint à une simplicité de cours élémentaire. Entre eux, il ne s’agissait pas d’échanger, moins encore de partager, sinon un lit et une heure. Ces moments de libre conversation corporelle s’accompagnaient toujours d’une forme de politesse. À l’anglaise, si l’on reprenait l’expression délicieusement figurative de Marie-Claire.

Le faire à l’anglaise lui suffisait. Il n’y avait pas grandes exigences à recenser chez une femme comme Marie-Claire, lucide quant à ses charmes ou son avenir sentimental et familial. Elle n’était pas jolie, pas jeune, pas futée, pas même mince. Pas même mince, ruminait-elle chaque matin face au miroir. La seule litote qui bousculât son honnêteté. Un discret surpoids distribué çà et là sur la silhouette se pardonnait, même non harmonieuse, et la préférence des années 90 portée sur la carrure grêle, héroïn chic tel était le terme consacré, n’avait accouché d’aucune universalité ; nombreux étaient les contemporains masculins admettant de vive-voix leur attrait prononcé pour les chairs moelleuses et débordantes. Toutes proportions gardées. Celles de Marie-Claire étaient hors-proportions, elles bafouaient tant les limites du bon goût que celles du goût divergent. Un air mutin aurait compensé cette tare, mais il était désormais trop tard. À quarante ans passés, la situation était irrattrapable, le mal incurable. Marie-Claire ne serait jamais la femme de, la mère de, ni l’associée de. Qu’elle se réjouisse donc d’être la maîtresse de ; en l’occurrence, le cinq à six de. Et Patrick Dereuil n’était pas si mal que cela comme amant, tout compte fait, n’en déplût aux mauvaises langues. Un pis-aller, il valait toujours mieux que la solitude.

L’histoire se poursuivrait le temps imparti, avec un peu de chance tiendrait-elle jusqu’à sa retraite, à l’instant où le besoin physique se fait moins brutal que celui du repos. Le moment venu, Marie-Claire aviserait, prendrait un chat ou un studio à Bordeaux, pourquoi pas une carte d’abonnement à la bibliothèque municipale. Mais vingt ans d’adultère, à raison d’une heure par jour, trois jours par semaine, moins les cinq semaines de congés, cela était peut-être trop en attendre d’un mari et père de trois enfants…

— Jeudi dix-sept heures ? lança-t-elle à son large dos velu.

— Oublie pas de te raser.

Il ne parlait pas de ses jambes.

Au claquement de la porte d’entrée, elle replia sa couette en travers du matelas, laissa la lumière l’arroser, exposant au plafond ses chairs pâles et adipeuses. Elle se sentait suante, odorante, un fromage trop fait. Collante, en particulier à l’entre-jambe, où elle n’osait faire passer un peu d’air, de crainte qu’un mouvement des cuisses n’encourageât son périnée au relâchement, lequel eût sali le drap noir sur lequel elle reposait.

Un an de plus, ce serait déjà une belle victoire.

Détail cocasse : à trois rues de là, prenait part une similaire affaire. Comme son père quittait une femme, Maxime en faisait de même ; une action en miroir sidérante, à ceci près que la jeune femme garderait de leur entrevue, certes un égal dégoût de soi, mais en prime un joli coquard à l’œil gauche.

Cinq minutes avant que Patrick Dereuil ne délaisse l’appartement de sa maîtresse, Paul regagnait le sien. De récente acquisition, le bien l’avait convaincu dès les premières minutes de la visite immobilière. Une gageure : peu auraient relevé un potentiel quelconque, arpentant les soixante-dix mètres carré de ce trois pièces situé dans les combles. Mansardé, incontestablement daté, bien que doté d’un espace de vie spacieux ainsi que de nombreux puits de lumière, de par ses multiples fenêtres de toit et sa baie-vitrée ouverte sur un balcon culminant au-dessus des autres immeubles islemortois. Ici, le Soleil était toujours le bienvenu, qu’on le conviât par l’Est ou par l’Ouest. Lumineux et vaste, donc, mais à l’instar d’une dizaine d’autres biens de Notre Dame, dont quatre encore sur le marché à la même époque. L’engouement du brigadier Maillou pour cet appartement en avait laissé plus d’un sceptique, encore que trop poli pour le lui faire savoir.

Si ces mêmes sceptiques posaient aujourd’hui leur regard sur l’agencement et la décoration du lieu, une contrition en bonne et due forme s’imposerait. Paul Maillou avait su repérer l’opportunité. Quelques dizaines de milliers de francs lâchés, et des cendres d’une modeste mansarde de village, il avait fait naître une modernité teintée de raffinement. Un autre monde aux allures singulières de musée d’art contemporain. Les peintures blanches, sols noirs et meubles design, auxquels s’ajoutaient maints bibelot conceptuels, tranchaient avec la rusticité brune et poussiéreuse des logements voisins. Probablement trop au goût des anciens du village, puristes de la première heure. Mais, pour ces derniers traditionnalistes, il était un autre sujet de préoccupation et commérages concernant le brigadier, si important qu’il éclipsait la question mineure de la décoration d’intérieur.

Allégé de ses bottes et son par-dessus, Paul s’installa à son balcon, appuyé au garde-corps. Le nez dans l’horizon, par-delà briques et tablettes de zinc, vallons et collines que les plaques d’arbres serrés semblaient parsemer de bouloches. Quand venait le soir, Notre Dame exhalait la résine, mais si l’on prenait un peu de hauteur, une entrée maritime chargée d’embruns se discernait ; du sel sous l’écorce. L’ensemble piquait les narines et stimulait les papilles.

— Tu rentres tôt ce soir aussi. Encore une journée tranquille ?

Paul caressa le bras qui venait de s’enrouler autour de sa taille étroite.

— Encore une journée chiante, répondit-il dans un soupir.

— Tu préfèrerais que les gens se tirent tous dessus ?

Il eut un petit rire, franc, malgré une note de mélancolie pour l’égratigner. Dix ans en arrière, il n’avait peut-être pas connu de tireur fou ou de massacres de masse, mais assez de folie humaine pour le priver de nuits à son domicile. Sa préférence était autre, d’une moindre prétention ; il la résuma sans détour :

— Eh… au moins autre chose que des matous dans des arbres.

— Y’a des jours sans, voire des semaines sans. Patience, ça finira bien par bouger. Les citoyens auront toujours besoin des policiers, vous êtes le sel de la terre.

Une expression toute faite, étrange à l’oreille car discordante dans son fond. Le sel ne stérilisait-il point la terre ? Sale-la et rien n’y repoussera.

— On disait ça y’a vingt ans, souleva Maillou, pareil à propos des profs, des agriculteurs, de n’importe quel salarié du secteur public. De nos jours, nous les flics, on n’est même plus le poivre de cette foutue terre. On est le poil à gratter, celui qui emmerde.

Conscient de son acidité montante, il se concentra sur son étreinte, sur la main dans la sienne, leurs doigts emmêlés.

— Parle-moi plutôt de ta journée, proposa-t-il d’un ton plus chaud.

— Si tu veux. C’était l’enterrement de monsieur Singla. Pas super gai, tu t’en doutes.

— Tu l’appréciais tant que ça, ce vieux ronchon ?

— Bah, j’ai pris soin de lui les derniers mois de sa vie, uniquement parce que c’est le boulot d’auxiliaire de vie, mais je l’ai fait correctement, c’est tout ce qui compte. Que je l’aimais ou pas, on s’en fout. C’est clair que, si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais passé mon tour, mais la famille a insisté. Cérémonie à cercueil ouvert, c’est d’un glauque…

Le bras se sépara de Paul, lequel se retourna. Il pressentait la raison d’être de cette dernière phrase, de ce fait en devinait la suite :

— … Ton ex était là aussi.

Dans le mille, il en aurait parié sa future retraite.

— En forme ?

Son intonation ne dénotait rien de particulier, ni colère ni précipitation.

— Plutôt, oui. Enfin, « forme »… il se porte bien, on peut pas dire le contraire.

— Augustin a toujours été costaud. S’il maigrit pas, c’est qu’il va bien. Vous avez discuté tous les deux ?

— Pas échangé un mot. Même pas un regard. J’en suis pas vexé, mais tu penses que ça pourrait être de la jalousie de sa part, après tout ce temps ?

Paul apposa ses paumes contre les tempes de Martin, décora le front de celui-ci d’un délicat baiser.

— Tu es le mec le plus mignon de la planète, mais pas le centre du monde pour autant. Augustin n’assume pas ce qu’il est, et il est d’une paranoïa presque pathologique. La seule idée d’être vu auprès d’un autre homo, surtout une tantine sexy en diable comme toi, lui colle des vapeurs. Il croit que personne ne voudra confier ses morts à un embaumeur gay.

— Connerie, pouffa Martin, les habitants t’acceptent bien en chef de brigade.

Les iris de Maillou partirent se loger dans l’angle supérieur droit de leur orbite, ainsi que dans un passé qu’il ne put se retenir de héler. Ce discours sonnait si familier, et d’une bien désagréable façon. Enfin, Augustin n’avait jamais vraiment été d’agréable compagnie, à bien y songer. Il retourna s’accouder à sa rambarde, réfléchit sérieusement à la composition de sa prochaine tirade.

— Parce qu’ils n’ont pas le choix.

— Ça n’est pas dans tes habitudes, autant de pessimisme. S’ils sont si satisfaits, c’est surtout parce que tu fais de l’excellent boulot, le corrigea Martin.

Paul fronça les sourcils.

— Alors espérons qu’on s’en tiendra aux chats perdus.

Ici, un point mériterait quelques éclaircissements : si les Islemortois ne gardaient plus en mémoire la mise en garde de l’année 86, ils n’oubliaient pas les évènements eux-mêmes, aucun ne l’aurait pu. Chez certains habitants, le souvenir était plus tenace que chez d’autres.

Joseph-Paul N’Gambé en était un parfait exemple, lui qui le portait en son cerveau comme une cicatrice. Au bout de dix années, cette cicatrice démangeait encore. Il avait passé ce 18 février sur sa chaise de paille, les brins de l’assise enfoncés dans son postérieur, à endurer les tiraillements du dessous dans l’espoir que ceux-ci dépassent, au moins égalent, en douleur ceux du dedans. Une forme de pénitence. Il s’y astreignait trois fois l’an, toujours aux mêmes dates, avec une identique assiduité, pour un résultat analogue : son séant lui piquait, sa poitrine se déchirait en deux.

Résigné à ne soutirer, cette fois encore, pas une once de soulagement à son rituel, il fit rouler ses gros yeux noirs jusqu’au guéridon et son petit autel improvisé. Chez Joseph-Paul, les pupilles se fondaient dans l’iris, ses yeux faisaient l’effet de deux boutons réfléchissants cousus à-même les paupières. Penché sur l’autel, son œil absorba le napperon blanc, les fleurs de papier, les statuettes et médailles religieuses, la photographie cadrée d’argent ; en renvoya une réduction n’omettant aucun élément du visage admiré. Joseph-Paul considéra le portrait, bouche close et les traits tirés. Il récita sa litanie intérieure sans ciller. Pas une prière stricto sensu, aucune approuvée par l’Église antonianiste, mais un texte de son cru, entre la confesse et la louange, par lequel exprimer autant son expiation que son amour envers celle qui n’était plus là pour le lui rendre, par sa main tenue ou cette phrase si chère à l’âme : « Je t’aime, Papa. » Ô Ma Thérèse…

Son premier recueillement punitif de l’année. 18 février : la date de la disparition. D’ici un peu plus de deux mois viendrait son deuxième, au 26 avril : celle de la mort ; puis, une semaine plus tard, le 5 mai, son dernier : la découverte du corps. Trois jours à pleurer sans larme sur l’absence et le manque, il doutait que cela fût suffisant, ne voyait cependant pas quoi y ajouter, autre que plus de jours et d’aussi vaines pensées.

Jeannine l’avait pourtant prévenu, et ce dès le commencement : « Tout ça ne sert à rien, à part à t’enfermer dans le chagrin. » Y revenir lui était, pour sa part, insupportable, à tel point qu’elle n’avait pas mis longtemps à tout envoyer paître : le rite, l’autel, le napperon, la photographie, et Joseph-Paul avec. Leur divorce avait été sa décision, que lui n’avait jamais avalisée, mais contre laquelle il n’avait pu lutter. Le cœur n’y était pas. Si le besoin de s’en aller s’était effectivement fait plus fort que celui de s’attacher à une ancienne promesse sacrée, il était à conclure que Jeannine souffrait plus qu’elle ne le laissait deviner. Une forme de deuil compréhensible, seulement différente de celle de son ex-mari.

Contournant le guéridon, il reporta son attention à moins d’un mètre derrière, sur le téléphone filaire du buffet. Une date anniversaire, peut-être était-ce une occasion valable de renouer le dialogue avec Jeannine ? Parler un peu, d’abord de sujets triviaux, des lieux communs (« Comment te portes-tu ? Et le boulot ? »), puis de Thérèse, dans tout ce que ces souvenirs pouvaient comprendre de bon. Joseph-Paul décolla les fesses de la paille, genoux fléchis retira les quatre brins piqués dans son pantalon, entama ensuite le déploiement de sa colonne vertébrale.

Se rassit. Jeannine ne vivait plus seule depuis bon temps, un autre qu’elle était susceptible de décrocher. Joseph-Paul ne détenait pas la force requise pour subir cela : la voix ou même le rappel de l’existence de son remplaçant. Quelqu’un de bien, le contraire ne se soupçonnait point ; Jeannine ne se serait choisi n’importe qui, sans compter que les secondes fois répondent en règle générale à de plus hautes exigences, l’expérience aidant. S’il respectait cet état de fait, il préférait ne pas se l’asséner. Même un mauvais chrétien ne mérite pas pareil martyre.

Mais l’on était le 18 février, et Thérèse lui manquait, pour ce qu’elle était mais aussi ce qu’elle incarnait : son ancienne famille, son mariage heureux, Jeannine.

Le combiné collé au pavillon, il écouta la tonalité s’étirer et se répéter. Croisa index et majeur au moment où elle s’interrompit.

— … mais t’imagines un peu le budget que c’est ? Et le pédiatre qui me fait les gros yeux, vis-à-vis des courbes de croissance et tout ça, comme si c’est de ma faute s’il grandit pas assez vite par rapport à son poids, et je…

La discussion commençait à se faire longue et monotone, elle tournait au monologue égocentré, comme à chaque fois qu’elle s’étalait au-delà de vingt minutes. Sentant son exaspération sur le point de s’exprimer à travers un souffle trop prononcé pour en masquer le sous-entendu, Cindy improvisa une retraite précipitée :

— Ma chérie, je t’entends mal, l’orage va couper la communication.

Une réplique lointaine, « Quel orage ? », émana du téléphone avant que celui-ci ne fût renvoyé sur son socle.

Enfin un peu de silence, il lui aurait presque manqué. Son quotidien diurne n’était pourtant composé que de cela, de périodes de silence. Le jour, il l’accompagnait où qu’elle allât et quoi qu’elle fît, à l’intérieur ou en dehors de la villa, telle une amie encombrante dont la présence agace et oppresse, mais à laquelle on s’habitue par manque d’alternative. Si celui-ci franchissait les limites de l’étouffement, Cindy le congédiait par le truchement d’appels téléphoniques à sa sœur, seul être humain sur Terre à détenir la capacité de meubler le vide le plus grand qui fût par davantage de vide. Mais un vide sonore, de ceux qui encouragent à désirer le silence à nouveau. Ce talent naturel s’était solidifié à la naissance du « bébé », si l’on pouvait approuver le terme à l’égard de ce moutard braillard gras comme un porcelet, plus bourrelé que potelé à force de gavages sucrés et lactés. Le pédiatre n’était pas moralisateur, il était observateur, sage et sérieux, contrairement à la mère du pauvre bambin, trop amourachée de lui pour prendre conscience de son excès et du tort affilié. Une tendance à la compensation alimentaire ne se distinguant pas, selon Cindy, de la maltraitance bienveillante, mais loin d’elle l’initiative d’en confier un mot à sa sœur.

S’il avait été son enfant, son petit Sirinelli-Faure, les choses eussent été différentes. Cindy aussi avait de l’affection à revendre, une patience à tout épreuve, et elle, au moins, ne dilapidait pas son bon sens lorsqu’il s’agissait de s’occuper de plus jeune que soi. Autant d’amour maternel, et personne à qui en donner. Gabrielle ? Oh, une brave fille avec qui elle appréciait discuter. Par moment, elle se reconnaissait en elle, suivant l’angle d’observation choisi, principalement quand survenaient les questionnements d’ordre sexuel ou affectif ; des thématiques trop adultes pour que leurs rapports s’apparentent à une relation parent-enfant. Gabrielle allait sur ses dix-sept ans, ce n’était plus une enfant. Elle en avait déjà dix le jour où Cindy avait posé ses valises à la villa. Dix ans, autant dire une vie entière, vécue sans elle. Dans le meilleur des cas, pourraient-elles se prétendre bonnes amies, dans le moins bon marâtre et belle-fille fonctionnant sur le mode cordial. Fallait-il à Cindy accorder ceci à Gabrielle : jamais n’avait-elle manqué de politesse à son endroit. Une courtoisie un tantinet renfermée et sans doute déguisée, mais toujours plus rassurante qu’un strict rejet de la figure maternelle de substitution, que Cindy avait anticipé, par mesure de prudence.

Une belle-fille, donc, pas sa fille. Pas un bébé. Dommage, Giorgio doit être super avec les mômes, conjecturait-elle. Son mari avait beau accumuler les décennies, elle l’envisageait peu ou prou à l’image de son propre père : un homme doux, formidable avec les enfants, enjoué, parfois jusqu’à l’embarras, à parler plus que de raison et déballer son catalogue de blagues si éculées (bruits de nez et voix de clown) que leur degré comique tient plus au ridicule de leur conteur qu’à leur contenu-même. La définition du bon papa, voire de l’homme bon.

Si on est mariés aujourd’hui, c’est qu’il n’est pas si bon que ça. Alors qu’elle s’en retournait à ses couloirs vides et son silence, elle hocha la tête. Pas si bon que cela, en effet.

Le rideau d’acier se déroula lame par lame dans un tonnerre métallique sur la façade de l’alimentation. Arrivé à mi-parcours, son prurit de rouille se manifesta ; sournoise, elle infestait le tablier aux endroits stratégiques, indécelable de prime abord, car logée à ses extrémités, dans les rainures. La descente connaissait un ralentissement grinçant, puis un arrêt prompt à dérouter qui, heureusement, ne durait que le temps d’un soupir agacé. Un tour de manivelle énergique, et les dernières lames suivaient le mouvement, leur chute définitive enclenchée. Mieux valait ne pas y laisser traîner un doigt.

Un fracas de tous les diables ébranla le voisinage sans qu’une objection ne retentît en retour depuis les fenêtres. L’habitude s’était faite surdité.

— Oh, eh, non, tu déconnes ! Pas déjà !

La manivelle toujours en main, Aziz se retourna sur le nez rouge et luisant braqué sur lui, tel un feu de signalisation.

— Dix-huit heures, fermeture des portes, grommela-t-il, lis ce foutu écriteau.

— J’en ai pour deux secondes.

D’un levé de pouce directif, il désigna les restes affadis du graffiti sur la devanture.

— Dix-huit heures, Jackie.

Il verrouilla sa réponse par un dernier tour de manivelle, ferme et sec. Non mais. Si Aziz avait fui à grandes enjambées son ancien commerce de nuit dans le Sud, ce n’était pas pour céder au dépassement d’horaires dans une bourgade de l’Ouest. Sûrement pas pour les beaux yeux vitreux d’un soiffard parfumé à l’urine.

— Allez, le Marseillais, t’vas quand même pas laisser ton pote Jackie sur le carreau ?

Si sa réplique se synthétisa en un juron marmonné dans son arabe natal, Aziz releva pour lui-même l’ironique mutabilité du concept d’amitié. Le seul recours au sobriquet de « Marseillais » mettait en cause la sincérité de ce bon Jackie la Picole (titre honorifique gagné à la force du goulot ; cela se respectait). Résumer Aziz à ses rapports avec la cité phocéenne n’emportait pas l’antipathie de ce dernier, pour peu que l’on ne se vendît pas comme l’un de ses amis. Un fond de dédain, tout au plus. De ses années à Marseille, dans le quartier de Noailles, il ne gardait rien de significatif, hormis sa maitrise de la langue française, ainsi qu’une aversion coriace pour les métropoles. Et pour le travail nocturne.

— Un p’tit geste, s’teu plait, insista Jackie.

— C’est pas tes deux francs qui me feront remonter le rideau.

Sa tranquillité, raison de sa présence à Notre Dame d’Islemortes, ne s’achetait pas une cannette de bière bon marché.

— Si la pêche a été bonne, poursuivit-il, t’as qu’à aller la dépenser chez le fils à Bébert.

Jackie renifla par une narine avant de cracher :

— J’aime pas Chez Bébert. C’est payer cher juste pour boire dans un verre et s’asseoir sur un tabouret. Mon carton il fait ça gratuit.

C’est surtout qu’ils veulent pas de toi, Ya Gazma. Seul débit de boisson du village, la gargote ne se montrait pourtant pas bien exigeante avec la clientèle, dès lors que celle-ci payait rubis sur l’ongle. De l’avis d’Aziz, les beuglements et veinules nasales de Jackie pesaient plus lourds dans la balance économique du lieu que ses piécettes sales.

— Alors tape dans tes réserves.

— T’mas pris pour un écureuil ?

En réponse, Aziz descendit sa gavroche sur sa calvitie temporale, puis remonta le col de son manteau de laine au-dessus du repli graisseux à la base de son occiput, de sorte à protéger ses zones sensibles du frimas hivernal. Les braves gens comme lui éprouvaient encore le froid ; ils ne pouvaient compter sur leur seule circulation sanguine pour réguler leur température. À l’inverse de Jackie la Picole et son système circulatoire composé à 90% d’alcool.

Février ne lui causait grand mal, en actaient ses frusques de papier crépon, dont la vision convoquait le frissonnement chez l’observateur.

Voyant le commerçant tourner le dos au volet de fer, il opta pour une remarque à vocation culpabilisante :

— S’tu traites tes fidèles clients comme ça, il t’restera pus qu’les criminels pour t’acheter ta camelote. Tu t’en mordras les doigts, le Marseillais.

Mais Aziz avait tourné à l’angle de la rue de la Flaque avant la fin de son avertissement.

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