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Extrait d’un appel au 17 police-secours en provenance du 75 Chemin des Paysannes, n°055632****, le mardi 18 juin 1996 à 06h25

Interlocuteur : Giorgio S.

(…) G. S. : Aidez-moi, par pitié ! Elle ne bouge plus !

I. : Monsieur essayez de vous calmer je vous prie. Quel est votre nom ?

G. S. : Giorgio ! Giorgio S… !

I. : Monsieur S.., il va me falloir plus de renseignements, j’ai besoin que vous gardiez votre sang-froid, vous comprenez ? Vous avez été témoin d’une agression, c’est bien cela ? Quelqu’un est blessé ?

G. S. : Je n’y comprends rien, je viens juste de la trouver, il n’y a personne d’autre ici ! Je suis allé la voir, il y avait le sang… Il y en a tellement. Et elle est étendue sur le sol. Elle ne bouge plus, elle a l’air…

I. : Une brigade a été dépêchée et arrivera d’ici quelques minutes. Vous êtes à votre domicile avec la victime ?

G. S. : Oui, au numéro 75, sur le Chemin des Paysannes. Faites vite, je vous en supplie !

I. : Nous faisons au plus vite, monsieur. Mais je vais vous demander de respecter mes consignes. Vous vous en sentez capable ?

G. S. : Je… oui, je vous écoute.

I. : Prenez l’un des poignets de la victime si ceux-ci vous sont accessibles et essayez de voir si vous percevez un pouls.

G. S. : Seigneur… (silence)

I. : Monsieur S… ? Monsieur, vous m’entendez ?

G. S. : Elle est glacée… (…)

*

Près de deux mois que l'histoire avait pris fin. Avec elle, Antoine avait disparu des yeux comme des conversations au sein du lycée catholique. Un jour prochain disparaîtrait-il aussi du cœur de Gabrielle, sans que personne ne pût jamais l'y remplacer. Malheureusement pour elle, le jour libérateur n'était encore venu. Malheureusement, ce jour paraissait inaccessible.

La journée touchait à sa fin, et le temps d'avril, plus doux à l'Ouest et au Sud que dans le reste de l'hexagone, s'évertuait à baigner les rues de ses lumières d'or et d'ambre. Transportée par le chatoiement des rubans solaires, lesquels semblaient impuissants à ornementer sa peau diaphane, Gabrielle s'adonna à son petit plaisir interdit de fin de cours : une cigarette fumée sous le manteau. Toujours exercé en solitaire, sous les grilles de l'entrée. Elle partit s'isoler dans un angle du muret surmonté de ses flèches de fer, masquant sa forme derrière un buisson de laurier blanc. Ne s'en approcha pas de trop ; il aurait pu regorger d'abeilles attirées par le sucre de ses fleurs. Le sucre de leur poison. Une plante qui a tout pour plaire, se dit-elle, l'humeur lugubre.

Sous la coupe de ses doigts, elle tenta d'embraser le tabac séché par les premières chaleurs printanières. Vieux de plusieurs semaines, son briquet manquait de souffle, et rien ne réussit à contrer cette embolie gazeuse ; la roulette crachotait ses protestations à chaque friction insistante sans qu'une étincelle n'en sortît. Si, par chance, apparaissaient les premières lueurs d'une flamme timide, celle-ci mourrait dans la seconde, chassée par les déplacements d'air occasionnés par les mouvements de foule. Les crans des rouages eurent beau s'acharner sur la peau de son pouce, Gabrielle les sollicita encore, relança le mécanisme jusqu'à enfin s'assurer de la reddition de l'objet. Miracle. L'essence surgit du tube, rencontra la précieuse étincelle, et de leur union naquit une longue flamme jaune et blanche qui, au creux de la main, se darda puis se tortilla pareille à une langue de serpent.

Concentrée sur les vacillements de la ganse de feu, Gabrielle ne surprit pas l'approche progressive d'un individu.

— Oi ! Gaby !

Après des mois d'absence et des rumeurs de déscolarisation officielle, Antoine était bien la dernière personne qu'elle s'attendait à croiser.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— J'aimerais qu'on parle tous les deux.

Il affichait une certaine nonchalance, le visage détendu et les mains enfouies dans cette veste qui jamais ne quittait ses épaules. Toujours collée à sa peau, malgré la récente hausse des températures, exception faite de ses manches remontées en accordéon jusqu'aux coudes. Par un effet de trompe-l'œil, elles doublaient le volume de ses biceps. Pour peu que l'on ne connaisse pas le personnage qui l'arborait, l'on aurait presque accordé une entière confiance à cet air indolent, mais Gabrielle avait assez fréquenté Antoine pour savoir que cette décontraction apparente, si elle était honnête, ne pouvait être que temporaire.

Remarquant la septicité manifestée, il développa son propos :

— Écoute, j'aime pas la manière dont ça s'est terminé entre nous. J'ai beaucoup réfléchi et je m'suis dit que, pour clore cette histoire comme il faut, on devrait en discuter dans le calme. J'ai l'impression qu'il reste des non-dits et des malentendus.

— La faute à qui ? riposta-t-elle dans une volute de fumée.

— Ouais, je sais, je sais. Mais là c'est différent : je suis plus en colère, j'te le jure. Je veux juste en parler.

Cette proposition n'avait aucun sens, jusqu'à sonner faux. Avec Antoine, l’on ne faisait jamais que « juste parler ». Bien entendu, une idée toute autre l'animait, et aux yeux de Gabrielle ce dessein s'avérait multiforme : la récupérer, la sermonner, dénigrer Matthieu, se venger… Quel objectif se cachait derrière sa visite inopinée, elle refusa de lui accorder une occasion de la déstabiliser. S’il n'avait jamais fait preuve d'une importante sagacité, il eût été dangereux que de baisser la garde et se laisser abuser.

Forte de cette résolution, et mue par une audace qui ne l'habitait que rarement, elle consentit à sa demande. Plus que de la hardiesse, il était question de satisfaire une brûlante indiscrétion, une obsession dominante qu'elle refusait de s'avouer, tant le ridicule de cette idée fixe détonnait de son habituel pragmatisme : lui avait-elle manqué ? Ses gestes régentés par cette énigme, elle ne put résister à une attraction sans fondement, mais merveilleusement irrésistible. Celle que l'on nomme « tentation ». Méfiance, chacun sait que la curiosité est mère de bien des malheurs, le chat proverbial n'est qu'une victime parmi tant d'autres.

De la curiosité, donc, toutefois non-exclusive de vigilance. Hors de question de permettre à Antoine de prendre l'ascendant. Gabrielle estimait qu'elle n'avait plus rien à prouver ni à regretter, du moins rien dont elle fut la cause directe, et qu'en l'absence d'élément perturbateur (le dernier cours de Matthieu s'achevant près de trente minutes après le sien) l'échange serait en mesure de tourner à son avantage, sinon de se dérouler dans une quiétude diplomatique, à l'aune d'un juste équilibre entre les anciens amants.

Du bout des lèvres, elle tira une dernière bouffée de sa cigarette, dont elle envoya ensuite le mégot taché de rouge au filtre s'aplatir sous sa semelle.

— Bien. On va parler.

Une rotation de la tête, une série de regards distraits par-dessus l'épaule : personne dans les parages. Les lycéens n'avaient pas de temps à consacrer aux tribulations de leurs congénères. Ce constat pacifia Antoine.

— Merci, c'est sympa, j'en ai vraiment besoin. Bon, d'abord, je préfère être clair : j'suis pas là pour t'engueuler ni t'accuser de quoi qu'ce soit. Tu peux me répondre sincèrement, je m'énerverai pas, okay ?

Voilà qui n’annonçait rien de bon. Quelques mots, et déjà lui faisait-il regretter sa mansuétude. Cette précision, encore que prononcée sans l'ombre d'une agressivité, allait invariablement mener à l'exposé d'un tort que Gabrielle aurait à combattre, elle le devina sans mal. Allons bon, lequel était-ce, cette fois-ci ? Mesdames, messieurs, les paris sont ouverts.

— Je sais que tu m'as assuré que tu couchais pas avec Matt du temps où on sortait ensemble, toi et moi. Après y avoir repensé, j'veux bien te croire.

— Trop aimable.

Qu'on lui pardonne son amertume, celle-ci se comprenait. Si rien de décisif ne ressortirait a priori de leur conversation, elle avait espéré qu'il n'aurait pas été, une fois encore, une fois de trop, question d'un règlement de comptes entre les garçons, dont elle aurait eu à jouer les arbitres contre son gré.

— Mais réponds quand même à ça : aujourd'hui, tu es consciente qu'il est amoureux de toi, pas vrai ?

Elle jura intérieurement. Un pincement des lèvres contrarié précéda une réponse en demi-teinte :

— Je le sais maintenant.

— Tu l'aimes aussi ?

À cette question, Gabrielle ne réussit plus à dissimuler sa consternation.

— C'est pas vrai… C'est une vraie toquade chez toi. (Elle appuya son index contre son front) Arrête un peu avec ça ! Tu ne vois pas que tu te couvres de ridicule ?

— Dis-moi juste oui ou non.

Soit. Si tout ce qu'il exigeait pour enfin surmonter cette rivalité tenait à la formulation d'une réponse binaire, elle consentirait à cet effort monosyllabique, fût-il puéril.

— Très bien ! Alors c'est non. Satisfait ?

L'impassibilité qui sur le visage d'Antoine avait pris racine contrecarra sa supposition. L'inquisition ne s'achèverait pas ici, d'autres questions, et avec elles d'autres chefs d'inculpation, demeuraient en suspens. Un point commun avec Matthieu : ils ne savaient entendre un "non".

— C'est non, répéta-t-il pour lui-même.

— Ça t'a avancé à quoi, de le savoir ? Tu n'as pas l'intention de me récupérer, alors pourquoi t'entêter comme ça ?

Derrière le dépit, elle entendit pulser la prière que le cœur formulait en secret : « Contredis-moi ! Maintenant que tu le sais, bats-toi pour me récupérer ! », mais que la raison ordonnait de taire à jamais.

Antoine poursuivit l'étude de cette donnée, considéra la probabilité de sa fiabilité avant de renvoyer des yeux soupçonneux droit sur Gabrielle. En Gabrielle, serait plus exact.

— Il a tenté quelque chose, hein ?

— Quelque chose… Oui, on peut dire ça.

Moins une réponse qu'un souffle honteux.

— Vous vous êtes embrassés ?

Honteux, coupable, quoi qu'elle eût souhaité en penser.

Il m'a embrassée.

— Avec la langue ?

— C'est important ?

— Oui. Enfin non. Non, pas tant que ça.

Lui-même n'en était plus si sûr, de cela comme du reste, comme de sa présence ou de son interrogatoire. Lui qui désirait simplement… Mais quelle importance, maintenant que l'ennemi était passé à l'acte ? À ce stade, Antoine n'était plus certain de grand-chose, sauf de sa rancœur croissante.

— Bordel, mais quel enfoiré… grinça-t-il.

— Ce n'est arrivé qu'une fois, s'empressa d'ajouter Gabrielle, et c'était après notre rupture !

— C'est censé me rassurer ?

Ses deux mains abandonnèrent le confort feutré de ses poches ; Antoine les pressa contre ses globes oculaires qu'il frotta de ses paumes, jusqu'à voir des étoiles violettes. Ses lèvres retroussées laissaient découvrir des dents serrées, nettes, quoiqu'un peu jaunies par l'excès tabagique, dernier barrage jusqu'alors capable de contrer le flot de hargne lui montant à la bouche. Cette hargne qui, arrivée à son point de saturation, fissura le barrage.

— Iscariote l'avait dit, putain.

Une fuite. Le nom s'était échappé comme un aveu que l'on se fait à soi-même.

— De qui parles-tu ? s'inquiéta Gabrielle.

— Il avait raison, mais ça se passera pas comme ça.

— Tu t'énerves là.

— Un peu que je m'énerve, et j'lève mes putain d'yeux au ciel ! Tu croyais quoi ?

Quoi ? Eh bien qu'il ferait honneur à la parole donnée et ne cèderait pas à la colère, mais était-ce donc trop en demander. Par ses notes, Gabrielle discerna la réalité de cet emportement. Cela n'avait rien de la complainte d'un amour regretté, comme elle avait osé le vouloir, c'était une guerre d'egos plus grande, mille fois plus importante qu'elle. Tout ce gaspillage de sentiments pour un orgueil étrillé. Évidemment. Que pesaient les regrets face à l'éternité de l'orgueil masculin ? En avait-il d'ailleurs jamais été autrement ? Antoine l'avait-il un jour plus aimée qu'il n'aimât son honneur de mâle ? Ses sourcils joints en un V plafonnant un regard enflammé s'imposèrent comme un élément de réponse des plus éloquents.

— Qu'est-ce que tu comptes faire ?

— Tu verras, c'est loin d'être fini !

Les mots du mal d'amour-propre. De l'amour sale.

Sans attendre la prochaine réaction de Gabrielle, il remballa ses poings au fond de sa veste puis leva camp sur une expiration nasale, souffle rauque gratté sur le larynx, semblable à celui d'un taureau sur le point de charger.

Elle l'observa s'éloigner à foulées pressées puis disparaitre derrière l'angle d'un commerce en bout d'avenue. Figée sur le macadam. Les muscles morts.

Le retenir n'aurait mené à rien, pas plus que se justifier ou se défendre. Se défendre de quoi, par ailleurs ? Elle n'avait pas à répondre des travers ni des erreurs des autres, quand bien même était-elle liée à eux de façon indirecte. Matthieu, ses anciens partenaires, les étudiants mal intentionnés et maintenant cet Iscariote, lequel rejoignait sans surprise l'une des précédentes catégories (la chose lui paraissait évidente), n'avaient pas eu à lui dicter sa conduite ou ses choix, qu'elle assumait. Pour autant, ces étrangers à son histoire lui imposaient aujourd'hui leurs dénouements dramatiques personnels.

Eh ! Parait que t'es dispo ? J'peux tenter le coup ?

On s'pose rendez-vous bientôt ?

Vas-y, on baise !

Jusqu'où iraient-ils, ces hommes blessés, elle comprit qu'ils l'emporteraient avec eux et qu'elle n'aurait d'autre option que de subir et dans sa propre intrigue se faire victime…

Yo, Gaby ! Tu suces ?

Combien d'fois tu l'as cocufié, l'autre con ?

Où t'es encore allée trainer ton sale cul ?

… car si fort qu'elle eut voulu les combattre, Gabrielle s'avouait impuissante. Seule, elle se savait faible, damnée.

OH J'TE PARLE, GROSSE SALOPE !

Seule. Jamais ne saurait-elle se mesurer à si féroces troupes ennemies.

— Qu'est-ce qu'il te voulait ?

Des troupes d'un autre monde, forces par trop insidieuses pour les affronter toutes.

La question, presqu'autant que l'apparition inattendue de Matthieu, lui fit grimper dans la gorge un gémissement, qu'elle contint à grand-peine.

— Rien, dit-elle sans le regarder. Juste parler un peu.

Ces forces telluriques, elle les sentait fondre sur elle. Se rapprocher, à chaque seconde.

À son tour, Matthieu analysa le quadrillage de la voie pavée, qu'il remonta avec force concentration, les paupières plissées, comme s'il eut cherché à pister Antoine.

— Je n'aime pas ça du tout, grogna-t-il. On peut pas lui faire confiance.

Son attention retournée à Gabrielle, qui ne daignait toujours pas lui faire face, il s'enquit d'un geste docile, lui prit la main dont il caressa la peau du bord de son pouce.

— T'inquiète pas : je suis là pour veiller sur toi.

Jamais ses pensées décousues n'auraient donné naissance à une déclaration concrète, aussi Gabrielle retint l'incohérence de sa langue en la mordant. En place d'une réplique emmêlée, et dans un geste qu'elle estima aussi disert, elle dégagea sa main avec un empressement irrité. Devant l'expression interloquée de Matthieu, elle s'efforça de délayer une réponse intelligible, quoiqu'en-deçà de son ressenti réel :

— Excuse-moi, mais je me sens mal. Je préfère rentrer chez moi au plus vite, me reposer.

— Tu ne veux pas que je t'accompagne ?

Sur l'épiderme échauffé de sa main, la sensation d'une brûlure se réveilla, morsure discrète que Gabrielle interpréta comme le signal d'attaque de tous les démons ligués contre elle. Ces démons quittaient leurs terres impies, vers elle orientaient leur fureur et malédiction.

— Je vais manquer la navette, si je traine encore… et je ne me sens pas d'attaque pour trente minutes de marche à travers bois.

— Justement, Julien peut nous ramener tous les deux sur Notre Dame avec sa caisse, ça ira même plus vite que le bus. Tu es certaine que tu ne préfères pas ?

La précipitation avec laquelle elle s'élança sur l'agglomérat de pierres concassées le confirma avec plus de conviction qu'en aurait insufflé tout son vocabulaire franco-italien.
Une retraite muette qui ne découragea pas Matthieu, loin s'en fallait.

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