Inspiration

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Extrait du journal numérique de Gabrielle Sirinelli.

28 avril 1996 (à partir de cette page, les dates ne sont plus communiquées)

Il a rappelé. Ça doit faire la troisième fois en deux heures. D’ordinaire, il se décourage passé 21 heures. Laisse-moi ! Mais cette nuit, je crains que mon silence n

(la suite n’a pas été enregistrée)

(autre page, date indéterminée)

Je sais que ce n’est pas loin. Pas loin de la maison.

Personne ne la voit ?

Elle murmure, murmure dans la nuit.

Ça se rapproche. Elle me regarde. Son œil froid

Mes cheveux, je les perds par poignées. (…)

*

Tu as peur qu'il nous attende pour nous surprendre ensemble, c'est plutôt logique. Ta prudence se comprend, mon ange. Si la fuite inopinée de Gabrielle avait laissé planer un nuage de frustration au-dessus de sa tête, il en avait tu autant les symptômes que les raisons une fois happé par la tiédeur brute et le tissu grattant du siège passager. Détendu, aux côtés de Julien, qui ne l'invita pas à s'exprimer.

Julien, déjà fatigué de cette comédie ; elle n'avait plus rien de drôle. Quinze minutes de trajet à subir le récit d'une relation hallucinée qui jamais ne dépasserait le stade du baiser extorqué ? L'ami bienveillant mais digne qu'il était répudiait l'éventualité d'un pareil discours. Son caractère pathétique l'avait par trop lassé pour encore lui accorder une chance de se faire entendre. De même qu'il se refusait à prêter plus d'oreille aux menaces d'Antoine, constituées de ce qui se résumait à « des baffes qu'on promet mais qu'on ne distribue jamais », et qu'à l'occasion de leurs rencontres fortuites ce dernier s'ingéniait à hurler à qui avait le malheur d'être assez proche pour les recevoir. Ces menaces, Julien Escudier n'en était pas le destinataire, pour autant ne les admettait pas. À peine les comprenait-il. Dans l’hypothèse d'une altercation entre les deux garçons, envisageait-il une joute verbale un peu plus vulgaire et sanguine qu'à l'ordinaire, au cours de laquelle les noms d'oiseaux auraient fusé et les adversaires se seraient mutuellement invités à des relations sexuelles avec leur mère. Pour cogner sur les tiers, Antoine et Matthieu répondaient toujours présents, les poings joints, mais Julien, grand candide dans l'âme, croyait que leur vieille amitié limiterait la portée de leurs coups à la frontière de leurs visages respectifs. Hypothèse la plus arrangeante pour lui, il ne chercha pas à en privilégier d’autre.

Il jeta Matthieu devant son domicile sur un signe d'adieu vide de mots, puis repartit, sa semelle plantée dans l'accélérateur. Bien heureux était-il de ne plus avoir à s'occuper de rien, sinon de sa vie proprement rangée et libre des contraintes d'une idylle comme de celles d'une rivalité idiote. Aux autres, ces troubles et frivoles bassesses.

Loin de se soucier de l'approbation ou la réprobation de ses semblables, Matthieu ne releva pas cette austérité, allongea le pas jusqu'à sa chambre, la tête pleine de mots tendres, de ceux dont l'étoffe sert à la confection des plus beaux poèmes ; ils mettaient en branle les fibres de son imagination. Gabrielle… Gabrielle… Si seulement, déplora-t-il, si seulement il avait été à même d'en retranscrire l'essence profonde.

Artiste dans l'âme mais poète de moindre talent, les lettres lui glissaient entre les doigts, tritons dorés et huileux, au contraire de Gabrielle, laquelle maîtrisait la science des beaux mots comme Matthieu celle des belles couleurs.

La finesse de l'Art, l'amour des lettres, classiques ou modernes (sur ce point ne discriminait-elle jamais), celui du joyeux ou miséreux savoir déposé tel le wagage sur les rives des domaines qui s'étendent d'Agacinski à Zarathoustra. Ces éléments venaient toujours soutirer la joie aux lèvres de sa Gabrielle. Ce sens du beau, il excitait ce que Matthieu regardait chez elle comme le sommet du féminin. Un monde digne d'elle était celui des sentiments de papier, où la vie se pare de l'absurde dans ce qu'il a de plus fabuleux, celui de l'exubérance contrôlée, des dévots écartelés et tartufes cloués au pilori. Un monde que, de ses mains nues, il aurait tout entier bâti pour la gloire de ses yeux, quand bien même ces mêmes mains se seraient révélées inaptes à retranscrire la poésie de son cœur.

Combien de poèmes, au juste, Gabrielle avait-elle dédiés à Antoine, du temps maudit de leur relation ? Des dizaines, des centaines, probablement, connaissant son penchant pour la mélancolie littéraire. Au détour de l'une de ses anciennes visites au domicile des Dereuil, Matthieu avait-il déniché, froissée et remisée dans un tiroir, tel un courrier irritant mais trop important pour que l'on s'autorise à s'en débarrasser, l'une de ces lettres empreintes de passion triste que jamais un Poe n'aurait dénigrées. Hypnotisées par quelque magie vaudou, ses pupilles avaient cheminé de strophe en strophe, voyagé d'une rime à une autre, dévalé les vers et remonté le cours intrépide de cette musique de verbes, à laquelle se conjuguait à la perfection l'esthétique d'un autre siècle. Dans l'adulation obscure, Gabrielle possédait le don de se réincarner en dramaturge de l'ère victorienne. Matthieu aurait voué un culte, un culte peut-être païen, à cette calligraphie léchée tout en boucles et fioritures penchée vers l'Est, comme si elle eut ployé sous une brise ou souhaité saluer le lecteur.

Il était donc un poème, chez Antoine, poème déclamé sous la forme la plus pure que le langage des mains eût apprivoisée, couché par la grâce de son velours noir liquide sur les fils de lins d'un papier de grande valeur. Ensuite, venait le cœur battant de l'écrit, le soliloque de l'ego chuchoté à une oreille amie. Voix sépulcrale, registre d'outre-tombe poussé par la danse d'Éros et Thanatos :

… quel funèbre jardin où te recevoir () et dans ce songe merveilleux à jamais me confondre avec lui () de ta bouche éclosent, mots purpurins () loin de mes jours bleus () au tocsin, morne mélodie…

Jamais, au détour de ces lignes, n'était-il fait une fois mention du nom de leur muse. Porté par l'émotion, Matthieu s'imaginait destinataire de ces sentiments manuscrits, comme de ceux à venir. Il serait le rêve, le son du tocsin, l'ami, la main, la bouche enlacée. Il se ferait l'idéal dépeint, que toujours sa Gabrielle appellerait de ses vœux. Pour ce faire éteindrait les derniers feux qu'en elle Antoine avait allumés.

*

Gaby Jolie,

C’est long, d’être une fille. Pour la vie.

Tu en entendras, des promesses d’éternité de toute sorte, sorties de toute bouche. Le mariage, un bon travail et même la santé. Mais endosser le rôle de la fille puis de la femme est un serment inviolable que la vie ne brise jamais, tu peux en être sûre.

Je l’ai déjà mentionné, il me semble (la mémoire n’a jamais été mon atout) : en tant que fille tu auras fort à faire pour être considérée. Enfin « considérée », c’est un bien grand mot…

Quoi qu’il en soit, on en attend beaucoup de toi : féminité, délicatesse, sourire. Beauté, évidemment. Intelligence mesurée, de même pour l’ambition. Puis tout ce qui s’ensuit, dans le désordre : la modeste carrière, le mari, les enfants et villa avec jardin et labrador. Couleur crème, le labrador, pas marron. Tu notes ? Et puis le reste : petits-enfants, arrière-petits-enfants pour les veinardes, élégance, maintien, retraite dorée, chignon argenté. Toujours pétillante jamais bruyante ni insolente, surtout pas impotente.

Une fois morte, là tu pourras te reposer.

Le repos c’est la boîte.

Denis e

*

Les claquements des bottes, d’une fureur dictatoriale, annonçaient une attaque imminente, tel un clairon. Clac, clac, prenez garde ! Il arrivait, et il était enragé. Ça s’passera pas comme ça, non, pas comme ça ! Les Islemortois les connaissaient bien, ces bottes, ainsi que les sons associés. Leur martèlement perçu, tout le monde savait ce qu’il avait à faire : baisser les yeux, changer de trottoir, de rue, de quartier, bifurquer dès que possible sans se retourner. Surtout ne pas se retourner. Les regards ne se croisent pas, idem pour les silhouettes ; les lacets blancs passaient, le reste du monde se cachait. Si ce reste portait une carnation autre que blanche, il poussait l’effacement jusqu’à la suppression, et prétendait qu’il n’existait plus. Restait à espérer que les bottes acceptent de repartir bredouille. Pas comme ça, sûrement pas !

Installé à son comptoir, à compter ses recettes du jour, Aziz ne releva leurs bruits que lorsqu’elles se postèrent derrière sa caisse. Un claquement sec des talons, Gaaaaaaarde à vous ! Un réflexe du temps de son service militaire : il se redressa, aussi raide qu’un piquet. Son accueil, quant à lui, se fit moins guindé :

— On va fermer.

— Oi ! z’êtes pas fermés, là tout d’suite, nan ?

Aziz mâchonna l’intérieur de sa joue, replaçant ses pupilles sur la caisse. Grande ouverte, pièces et billets en rang d’oignon, un appel au désordre. Il déplora son insouciance, n’osa néanmoins pas refermer le tiroir. L’autre aurait pu mal le prendre et réagir en conséquence. Ni le regard glaçant, ni l’intonation sévère du jeune homme n’étaient pour contredire cette intuition. Puis il y avait sa réputation. Aucune confiance ne devait être accordée à un Dereuil.

— Je veux pas d’ennui, marmotta Aziz, les yeux toujours bas.

— Ça tombe bien, moi c’que je veux, c’est des clopes.

Sans précipitation, Antoine tendit le poing au-dessus de la caisse enregistreuse. Son regard demeurait froid et pénétrant ; quand Aziz se risqua à le dévisager, il le sentit lui percer la peau.

Deux billets froissés passèrent négligemment du poing ouvert au tiroir. Le paquet de cigarettes réclamé fut sorti de sous la caisse, puis posé, non dans la main du client, mais à-même le bois du comptoir. Un geste sensé, preuve de la prudence du commerçant : jamais un Dereuil n’aurait accepté de toucher sa peau brune.

Passant la porte de la boutique, son achat en poche, Antoine grommela « Merci, le Marseillais. » avant de rendre la parole à ses bottes. Et Aziz de remercier à son tour ce surnom idiot ; il venait de le tirer d’une fâcheuse situation.

Cette trêve n’avait pas amélioré son humeur. Il avait épargné le Marseillais, non par clémence, ni du fait de sa qualité de citoyen français de longue date, Marseillais ou Islemortois, qu’importe ; si Antoine avait momentanément tu son envie de faire danser ses phalanges sur le teint basané, ç’avait été par pur esprit logique. Comme quoi, il était bien capable de tout, même de discernement. Écraser l’Arabe du village revenait à se fermer l’accès à un commerce essentiel dans son quotidien de jeune fauché. La rage était toujours là, le goût du sang aussi. Il fallait frapper, et frapper, et frapper. Détruire l’abjecte, l’indésirable, tout ce qui ternissait un peu plus son paysage déjà fort ombrageux. Pas le Marseillais, alors un autre.

Tiens, et pourquoi pas lui ? Au fond d’une ruelle étroite, glissée entre deux immeubles, le Maure soulageait sa vessie debout, l’avant de son pantalon bâillant. S’appuyait à la façade, son bras replié contre la brique, le front sur ce même bras. Il présentait son profil gauche et grêlé à Antoine, dont il n’avait remarqué la présence.

Trop absorbé par la parabole de son jet, par ses chevilles à préserver des éclaboussures, par la flaque qui allait s’élargissant à mesure que la tension urinaire se relâchait. Il se retenait depuis si longtemps, presque quarante minutes, n’avait pu en supporter davantage ; l’organe aurait éclaté avant qu’il n’atteigne son domicile. Vessie vidée, il renversa la tête en arrière, libéra un soupir de soulagement, Aaaaaah, c’que c’est bon putaiiiin, et remballa la marchandise.

Au moment où il remonta sa braguette, une violente pression lui saisit l’arrière de la tête. Un geste éclair. Eut-il à peine ouvert la bouche qu’il fut projeté en avant, le front dans les briques.

Malgré l’impact, le bruit d’os brisés et les gémissements, la main ne lâcha pas le crâne. Si elle décolla la figure affligée du mur, ce fut pour l’y renvoyer aussitôt. Une deuxième, puis une troisième fois. Sur la façade, la pierre s’était effritée, elle scintillait sous les coulées sanglantes. Un bon début.

Antoine libéra le Maure ; il était trop tôt pour le voir s’écrouler. Il leva les poings.

— Ramène ta gueule, le bougnoule !

L’autre n’en fit rien, il n’entendit même pas la provocation. Ses oreilles bourdonnaient, autour de lui la ruelle et ses immeubles étaient mauves et pulsatiles. N’entendait plus rien, n’en voyait pas plus ; son visage enfoncé comme un ballon crevé sondait le sol sans en distinguer les formes. Sous ses pieds, le pavement lui semblait fait de glaise, pâteux et mouvant. Il tituba, chercha un objet, poubelle ou tronc d’arbre, auquel s’accoter.

Antoine lui barra la route d’un direct du droit en pleine mâchoire. Le Maure bascula, aurait chu sur le rachis s’il n’avait été retenu de justesse par le col de son vêtement. Après l’avoir remis sur pied, Antoine enchaîna un crochet du gauche, puis un uppercut dans le nez. L’arête touchée, elle émit un cri d’agonie effroyable, aussi humide que craquant, couvert par les braillements de l’attaquant :

— Alors, tu veux toujours la baiser, Blanche-Neige ?

Il visa au menton, fit voler deux dents. La réponse n’en fut que plus chuintante :

— Ai rien fait, promis…

Un autre coup, le Maure pleura et siffla de plus belle :

— … pas touchée, arrête, ‘te plaît…

— Iscariote ! C’est toi, hein ? Iscariote !

— Capte pas… que tu dis…

— Iscariote ! Dis-moi qui c’est !

Une frappe portée à la tempe déclencha une explosion blanche derrière ses yeux, il se sentit près de défaillir.

— Tu peux numéroter tes abattis !

— Numéro quoi mes quoi ? Putain... j'comprends rien...

Derrière les acouphènes, il ne décodait pas les syllabes de ces mots brumeux, ne suppliait pas moins :

— Comprends pas, te jure, comprends pas, mais arrête…

Antoine le happa au coude, sans lâcher prise le contourna et se plaça derrière lui, infligeant à son épaule une lente torsion. Courbé par la douleur, l'Arabe lui présentait une échine plate et basse. Un appui de choix qu'Antoine exploita : il leva le genou et cala sa chaussure entre les omoplates.

— Ça veut dire qu'tu vas devoir recompter tes membres. À la fin, il t'en restera plus beaucoup, parole.

Des deux mains, il tira le bras à lui, tandis que sa semelle repoussait le dos à l'opposé. L'épaule sollicitée eut un sursaut, puis entama une rotation de quelques degrés. Fusa un craquement, accompagné d'un beuglement animal, et Antoine tira derechef.

— C'est bon maintenant ? Ça te rappelle quelque chose, Iscariote ?

Un claquement conclut sa phrase, alors le bras se ramollit sous ses paumes. Il n'enserrait plus qu'un tube de plastique souple.

— Au suivant.

Comme il approchait ses doigts du second, le Maure interrompit ses sanglots pour lui hurler son adjuration :

— Non ! Pitié ! 'Sais pas, ai rien fait. Pas moi ! Pas moi !

Antoine questionna ces déclarations, leur potentielle sincérité, avant de retirer sa main. D'une impulsion du talon, il envoya l'Arabe embrasser le mur à sa base. Le toc qui marqua la chute se répandit de ruelle en ruelle, et le jeune homme avachi dans l’urine et la poussière ne se releva plus.

À partir de là, il ne se passerait plus grand-chose. Antoine n’en retirerait rien, pas d'aveu ni de renseignement, mais avoir cédé à un tel déferlement de haine avait à nouveau réussi à enrayer l’étourdissement de la fièvre ; une fraîche bouffée d’air. L’esprit nettoyé, les mains collantes de sang, il y voyait plus clair.

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