Mercure

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Giorgio Sirinelli ne croyait pas en Dieu, pas plus qu'il ne croyait en sa Némésis ; pas le Diable, mais pas loin : la puissance absolue de l'Homme. Il voyait l'humain, ses compétences et œuvres, mais rien qui n'en régît l'ensemble. Devait-on en conclure qu'il ne croyait qu'en l'absence de contrôle. Le règne du désordre où les plus disciplinés faisaient la différence et tiraient leur épingle du jeu.

Ancien non-privilégié parti de rien arrivé à tout, fils d'ouvrier agricole et immigré de longue date déraciné de sa Toscane natale, Giorgio l'avait tirée, son épingle. De son expérience, le succès de chacun tenait d'abord à ses choix et aptitudes, avant la part de hasard que d'autres désignaient soit par le nom de chance, soit par celui de fatalité, selon la tournure des événements. Nulle entité supérieure n'avait à intervenir dans le processus de construction personnelle que tous expérimentaient sur cette Terre à différents degrés. De fait, la maxime séculaire : « Dieu aide ceux qui s'aident eux-mêmes. » lui apparaissait comme pure hypocrisie, l'emphase américaine faussement poétique n'aidant en rien. Mais si, comme le soupçonnait Giorgio, l'Homme et lui seul se fait l'architecte de son bonheur, il en devient aussi celui de sa ruine. Colère, convoitise, orgueil, tristesse, ennui ; aussi innombrables qu'insaisissables, des puissances intérieures capables d'encourager n'importe qui à détruire ses semblables ou à s'auto-détruire.

Sorti dans son jardin glaner un air plus respirable, il assista, secondé par une horde de voisins et passants entassés de l'autre côté de sa clôture, à l'enlèvement du corps par les secours. La civière roula devant lui à un rythme ralenti. Sous les yeux d'un père déchu de son rang, défila un drap blanc déployé sur un cadavre anonymisé, réduit aux contours d'un long X sans visage. Pour toute musique, cette procession dut se contenter du grincement métallique du plateau funéraire, du claquement sourd des bottes qu'accompagnèrent les murmures belliqueux des badauds.

« Suicide », « suicide » … Le terme volait aux bouches et aux oreilles, se reproduisait puis se dédoublait à chaque seconde, légion d'insectes propagateurs d'un mal psychique ; ils envahissaient le cerveau, dévoraient les pensées pour ne plus laisser derrière eux que ce mot atroce à contempler, à interroger puis, dans son implacabilité, à haïr. Qu'il en déniât la réalité ou choisît d'en questionner la teneur, Giorgio se sentait écrasé par le fléau ineffable que celui-ci traînait dans son ombre, d'une cruauté telle qu'elle sapait toute notion d'espoir comme celle d'équilibre dans les rapports de cause à effet.

Les causes et les raisons. Quelle avait pu être celle de Gabrielle ? Giorgio avait été informé de ses récents revers, savait qu'elle avait eu à surmonter une rupture amoureuse, sans doute difficile attendu qu'il s'agissait de son premier amour, d’après ses dires. D'un autre côté, il avait aussi cru comprendre que cette relation avortée avait laissé la place à une nouvelle. C'était du moins ce que laissait à penser la présence récurrente du jeune Garmendia à l'entrée de leur domicile ou au bout de leur ligne téléphonique. Lorsque Matthieu entrait en contact avec Gabrielle, cette dernière préférait se retirer dans sa chambre, combiné en main, pour quelque obscure raison. Un comportement que Giorgio se disait typique des amourettes adolescentes.

S'il trimait à refouler son inquiétude instinctive de père autant que son envie viscérale, laquelle s'étendait en fourmillements à ses mollets, de courir à la pièce à vivre décrocher le second téléphone (et au diable quelle conversation il aurait alors surprise !), Cindy l’avait convaincu de garder son nez hors de ces « petites affaires ». Elle avait argué des rituels amoureux propres aux non-adultes ainsi que de leur nature secrète par essence qu'il valait mieux, pour la paix des familles, ne pas bousculer. « Tu as confiance en ta fille, non ? Elle est grande et saura gérer ça. C'est de son âge. »

La confiance, un acquis d'importance que Giorgio avait, en effet, accordé à Gabrielle dès son plus jeune âge, et dont, sans justification apparente, il avait aussi gratifié Matthieu. Le jeune homme devait-il profiter de la comparaison avec l'ancien compagnon de sa fille. Un certain Antoine, grand gaillard mal dégrossi dépourvu de manières comme d'éducation qui jamais n'aurait gagné ses faveurs. Ni celles de n'importe quel parent un tant soit peu vigilant, à vrai dire. La raison du cœur, qui ne sait en entendre d'autre forme, avait dissuadé Giorgio de chercher à saisir les motivations brouillonnes de Gabrielle dans le choix de ses partenaires.

Celles de sa mort, en revanche, ne devaient lui échapper.

Dans la matinée, après avoir trouvé le courage de fuir la chambre où la dépouille de son enfant végétait, auréolée d'un cercle de sang, sa première pensée rationnelle ne s'était pas destinée à Gabrielle. Alors que l'image du cadavre hantait ses prunelles, son esprit l'avait ramené neuf années en arrière. Effondré sur son lit, Giorgio avait songé à sa première épouse, sous son jour le plus noir. À ses maux de tête incessants, ses gencives enflammées, à ses vomissements sanglants et la toux rauque qui lui avait déchiré les poumons pendant presque deux mois criminels. Puis il avait dérivé. De son visage gris était revenu au charnier de thermomètres brisés découvert sous le lit qu'il partageait jadis avec elle. La préméditation, elle seule expliquait à la fois la sophistication et l'étrangeté du geste ; expliquait comment cette femme, élégante érudite, avait eu la présence d'esprit d'attendre que leur toute petite fille passât les vacances chez ses grands-parents ; comment elle avait trouvé l'inconséquence de monter seule à la pharmacie du centre, quêter une dizaine de thermomètres au mercure (« Une dizaine ? » avait dû lui répondre madame McBride, « Pour les distribuer. » ou tout autre excuse bancale qu'elle avait préparée) ; avait eu la sournoiserie de dégoupiller les tubes de verre, un par jour, dans la chambre nuptiale que son mari avait désertée.

Denise avait tout planifié, de la discrétion de sa préparation à l'apparition des symptômes, parents d'une grippe que l'on néglige. Tout, hormis le temps de progression du poison acheminé à ses poumons et son cœur, pompé avec une froide indolence à travers veines et artères. Tout organisé puis confié la totale responsabilité de la suite des opérations internes aux corps chimiques opposés, et secrètement cédé le contrôle à une alchimie de la chimie de son organisme transmuté par la substance ennemie. Compréhension, ce qui compose son être, la structure biochimique, la mécanique organique, jusqu'aux rouages de la psyché et au poids de l'âme ; destruction, l'interférence de l'hôte et l'enrayage concomitant des composants, crépitement des synapses, corrosion des cellules ; reconstruction, l'avènement d'un autre soi dont l'agent propagateur innerve le système altéré. Expiation, bafouer l'œuvre du créateur, entité désincarnée ou créature de chair et de sang matriciels. Solve Coagula.

Et où était-il, le mari éploré, pendant que sa femme ingérait ce concentré de mort liquide ? Vers d'autres lits et d'autres bras, si loin que le temps de regagner son domicile légitime avait ouvert la voie à trois cylindres de mercure supplémentaires. Qu'importe ce que les médecins avaient pu avancer, qu'ils aient en partie imputé le décès à l'ingestion de bris de verre plus qu'au poison écarlate lui-même. Qu'importe, alors, que l'arrivée tardive de Giorgio ait ou n'ait pas impacté les chances de survie de feue son épouse ; la faute était en lui avant même la première goutte avalée.

Cela, Giorgio ne se le pardonnerait jamais, Denise s'en était assurée sur son lit de mort. « N'oublie pas tout le mal que tu m'as fait. » Le lit conjugal dorénavant devait renvoyer l'image d'une tombe au fond de laquelle chaque soir l'infidèle se couchait, s'enterrait, que sommier et matelas eussent été changés, que Cindy y fût allongée avec lui ou non.

Aujourd'hui, Giorgio Sirinelli n'était plus en droit d'ignorer qu'un esprit brisé ne procédait pas toujours d'une lâcheté ou d'un égoïsme, mais qu'un facteur exogène était capable, si le vice s’était logé en lui, de venir à bout même des plus solides raisons. Rien d'étonnant à ce qu'il se convainquit lui aussi, surprenant l'altercation entre Matthieu et Antoine, de détenir ce facteur délétère. Il n'y avait pas de vie gâchée, pas de mort sans sens, mais toujours une cause. Giorgio en faisait sa loi morale. Lacérant le visage d'Antoine, Matthieu avait-il hurlé le mot par lequel tout basculait. Il avait crié à la faute. Du moment où il l'avait perçu, Giorgio ne devait jamais en oublier la sonorité. De même qu'il ne pouvait effacer la présence de la pierre, près du corps.

Une fois Matthieu dégagé de l'étreinte policière et remis sur pieds, le père Sirinelli se rua sur lui. Il ne perdit pas une seconde ; il attrapa l'épaule du jeune homme qu'il enserra sans prendre conscience de sa brutalité.

— Quelle faute, Matthieu ? Parle, allez ! Quelle faute lui reproches-tu ?

D'ordinaire posée et racée, la voix de Giorgio grésillait comme un gramophone daté. Précipité par l'angoisse, son débit de paroles pressurisait l'adolescent. Ce dernier se répandit en un fleuve de tristesse, sa tête tournée vers l'horizon, ballottée par les sursauts de son corps.
Les pleurs de l'amour perdu, ce sont les plus bruyants, les plus douloureux, ils partent du creux du ventre, remplissent la gorge en même temps que les yeux et débordent en faisant trembler le menton. Si poignants, ils entrecoupent les mots ; la respiration s'entend comme un sifflet et la poitrine peine à se soulever.

Terrible, mais l'insistance paniquée de Giorgio n'en fut en rien ébranlée.

— Parle-moi ! Quelle faute ? Je t'en supplie, réponds-moi !

Entre deux sanglots, Matthieu parvint enfin à hoqueter :

— C'est lui… c'est à cause de lui…

— Il l'a menacée ? C'est ça ?

— Oh Gaby…

— Matthieu ! C'est bien cela : il l'a poussée à le faire, n'est-ce pas ?

Comme il comprit qu'aucune cohérence n'imprégnerait encore le discours de Matthieu, il le relâcha. Plus rien à en retirer, rien qui en eut encore valu la peine. Il s'en satisfit, l'essentiel était là, le message avait bien été transmis.

Les jambes aussi raides et dures que des piliers de granit, il l'avisa s’arrondir au sol, bras repliés l'un sur l'autre de côté et menton dans ses cuisses, collées à son buste. Petit cercle de chagrin, d'adolescent Matthieu régressait jusqu'au stade de l'enfant, livré aux caprices de la vie qu'il redoutait à voix basse :

— Il faut l'arrêter. Arrêtez-le, je vous en prie.

*

Extrait radiophonique de l'émission « Debout les Girondins ! », mardi 27 juin 1996, ROF, rubrique « La matinale de Niko »

Niko (animateur principal) : … mais, genre, la pire soirée de ma vie, quoi. Et la v'là qui fout mes affaires sur le trottoir et qui me prend le chou à coup de « Ouiiiiii, mais tu comprends paaaaas… », « On s'connait pluuuuus. », « Besoin de faire le point et blablabla… ». Ah mais moi, je suis d'accord pour faire le point, y'a aucun problème ! Tous les points qu'elle veut, et même le poing avec l'autre… « le poing », avec un G, tu saisis ? Rhooo, rigooole quoi, bordel !

Parc 'que tu vas pas me faire croire que y'en a pas un autre dans l'histoire.
De quoi tu dis, Brigitte ? La diploma… ? Rien résoudre par la violence ? Oh, les amis, mais c'est qu'elle vient de nous pêcher une idée en or ! Appelez vite Jacquot, on le tient, le remède à tous les conflits géopolitiques ! T'es trop mignonne Brigitte ; je t'aime, ma poule. C'est toi que j'devrais épouser.

Nan mais ta diplo-machin-chose là, c'est pas pour moi. J'suis trop vieux pour prôner la paix et l'amour de son connard de prochain. Faut que ça cogne, que ça tabasse, nom de Dieu ! Enfin, pas les femmes, ouh là, commencez pas à me tomber dessus, okay ? Moi innocent, moi grand féministe, pas taper, pas taper, haha ! Oui, oui, j’ai entendu, tout le monde a entendu : la violence, c’est le mal du siècle. Contente ? Répète juste pour les Irakiens dans l'fond, au cas z'où.

Et pis j’ai mieux, de toute façon. Si j'veux tant que ça retrouver ma jeunesse, Brigitte, y'a apparemment un nouveau moyen de m'y prendre. Même ta philosophie de bobo-hippie, c'est dépassé aujourd'hui. Ah bah les 70's sont has-been depuis des plombes, faut qu'tu te mettes à la page. Non, Brigitte, 96, c'est l'ère du grunge, des jeans troués et du café en intraveineuse. Croyez-le ou non, les gars, mais la tristesse est à la mode. La dépression, c'est in. « Quand il me prend dans ses braaaaas, je vois la vie en noiiiiir-euh ! » Noir, comme le café. Tiens, Brigitte, ressers-moi.

Merci, ma douce.

Du coup, chacun fait comme y peut pour rester dans le game : si à Bordeaux on a encore assez de thunes pour s'payer des fringues avec moins de tissu que de trous, dans les p'tits patelins, c'est plus compliqué. C'est tellement la dèche là-bas que pour ressembler à un croque-mort, les ados sont obligés de passer directement par la morgue du coin… dans une housse mortuaire ! Pas top. Même si z'ont p't'être pas tort, et là je m'adresse aux jeunes filles : c'est vrai que c'est bien une fois morte qu'on est la plus mince ! Ouah ça vaaaa, détends-toi un peu, Brigitte. Okay j'te l'accorde, celle-là, elle est pas fine.

… eh eh, « fine »…

D'ailleurs, y paraît qu'aux States, on fait carrément la chasse aux corbeaux. Mais si ! ces gus avec les cheveux gras, fringués comme des zombies. C'est de la prévention, pour lutter contre les dingos marginaux qui débarquent l'arme au poing dans les écoles pour zigouiller tout le monde. Moi, j'trouve ça plutôt con. Eh, réveillez-vous, les ricains ! Pourquoi s'emmerder à traquer les gogols d'un groupe social qui s’définit par des tendances suicidaires ? Laissons Dieu faire le tri, lui gâchons pas ce p'tit plaisir. On va pas commencer à lui piquer son boulot.

Plus sérieusement, j'les comprends, ces pauvres gosses qui vont mettre tous les psys du pays au chomdu. Pour de bon, c'est vraiment pas marrant de s'être fait plaquer par Kevin à la dernière récrée. Surtout qu'il conduit un scooter, Kevin, tu comprends ?

Moi aussi, je devrais m'en inspirer pour résoudre mon problème. Et même tous mes problèmes ! Ma femme s'est barrée : vite, un flingue ! J'ai reçu ma facture d'eau : un flingue ! J'me suis pris une prune : un flingue ! Des flingues ! Des flingues partout ! Des flingues pour tous ! Au secours, j'ai seize ans ! (…)

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