Lazare

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Gaby Jolie,

C’est injuste, d’être une fille.

Ça faisait longtemps, non ? Comment vas-tu ?

Ni répit ni clémence pour la fille. Tu vas pleurer, souvent, pour tout et n’importe quoi. Ils y veilleront. Pense bien aux larmes, ça les nourrit, les hydrate. Des larmes mais jamais de morve ! Pour la féminité.

Tu l’as peut-être déjà remarqué, c’est tellement flagrant. Les méchantes sont là, les méchants aussi. Eux, ce sont les pires.

Les méchants sont partout, à traquer la fille. Ils te chassent. Veulent tes pleurs. Et ta culotte, toute petite culotte.

La main dans la saleté. Le groin dans l’auge.

Il est tard.

D.

*

L'odeur des stries de cire fondue mêlée au parfum de l'encens, tambouille olfactive chaude et adipeuse, faisait croître en sa poitrine une sensation d'infini vertigineux. Même l'encaustique et ses notes lustrées n'y corrigeaient rien. Affaibli par les circonstances, Matthieu ne pouvait aujourd'hui plus que feindre la vaillance, dans le froid et le cortège charrier son cœur drainé. Plus rien de ses vieilles émotions, plus que ses os à livrer à l'humidité dévorante de l'église. Mais pour elle, pour sa mémoire et son honneur, il tenait et avançait ; s'il lui eut fallu, aurait tracté sa carcasse avec elle, jusqu'à la fosse qui dans la fin de journée ne serait plus vide. Pour sa mémoire, il avait emboîté le pas aux endeuillés, avait pris part à la messe catholique, subi, lèvres serrées, l'épreuve de la génuflexion et sur sa poitrine tracé l'invisible croix qu'il ne louait pas. Pour son honneur, il avait laissé s'exprimer sa plume cassée et devant cette triste société avait récité, sans bafouiller, chacun des mots nés du chagrin qu'il avait appris par cœur, qu'il maîtrisait et détestait, tant pour leur lyrisme exagéré, « Elle a fermé les yeux, la Gabrielle… », que pour leur fatalisme, « … Elle est morte, la Gabrielle. ».

Ainsi que l'imposaient les rites ancestraux, l'officiant avait pris le relai. Il s'était lancé dans une oraison funèbre au ton miséricordieux. Hypocrite, sans doute, exagéré du moins ; cette solennité s'accordait mal au traitement ordinairement accordé au suicidé. L'argent et la renommée des Sirinelli avaient donc réussi à soutirer plus que du faste à l'Église. Un coup de maître, de la part d'incrédules. Acheté, certes, l'hommage n'en avait pas moins été touchant, vantant le parcours et mérites disparates de la défunte, que le prêtre n'avait pas hésité à exalter sitôt qu'il sentait l'attention de l'assistance se perdre dans d'autres méditations. Un effort qui méritait d'être salué. Tenter de résumer seize ans de vie terrestre en un court et maladroit discours constituait une initiative au demeurant louable, encore que cette note d'exagération qui le teintait, si elle recentrait les priorités mentales du public, s'avérât ne pas être au goût de tous dans l'assemblée. Tout cela n'aurait suffi à duper cette foule aussi soucieuse de la révérence des traditions que de sa propre parure. Il y avait eu ce jour une procession de quidams endimanchés, se présentant à armes égales au concours du paroissien le plus désolé et digne dans la mélancolie funéraire. L'on put d'ailleurs s'étonner de ne surprendre de suaire noué autour d'une chevelure peignée avec le soin du raffinement rural des années 50. C'est que ces dames sont passées maîtres dans l'art de soigner l'apparat, car elles savent, mieux que tout homme, concilier peine et élégance avec une adresse désarmante, au point d'en éclipser la personne mise à l'honneur. Sciemment ou non, jamais nous ne saurons.

Il ne fut dès lors pas de bon ton que d'exhiber vie et vertu de la sorte, sous le profil crochu de ces vautours lorgnant sur l'autel finement sculpté (quoique marqué par une absence de pampres déplorée par les ouailles les plus chauvines). Porter feue la jeune femme au pinacle, cette jeune femme, offrit à ses détracteurs et chantres de la morale autoproclamés la plus belle occasion de laisser-aller leur verbe vitriolé. Attendre, guetter, pointer, enfin tirer et précipiter dans la fange. Plus ou moins de souillure n'y changerait plus grand-chose. Si la règle veut que la sympathie s'acquière par un doux visage ou par la mort, Gabrielle devait incarner l'ultime exception.

L'oreille lasse mais toujours opérationnelle, Matthieu discerna les critiques, menues objections et moqueries que certains égrainaient d'entre les bancs comme d'autres ont coutume de le faire des psaumes et versets :

« Jeune innocente », on voit bien qu'il la connaissait pas… (Rangée 3 : Banc 2)

Elle passait son temps à genoux, ça c'est sûr, mais pas pour prier si vous voyez ce que je veux dire… (Rangée 1 : Banc 3)

Je m'attendais à voir débarquer plus de monde… (Rangée 2 : Banc 2)

… ses conquêtes auraient pu remplir tous les bancs de l'église… (Rangée 4 : Banc 1)

C'est clair, on dit qu'à elle seule elle aurait déniaisé…

Oui, la moitié des élèves de St **** (Rangée 3 : Banc 3)

Bien sûr que c'est triste ! Quand ai-je dit le contraire, voyons ? (Rangée 1 : Banc 2)

… pas tellement surprenant…

On ne peut pas nier les signes. (Rangée 1 : Banc 1)

Un tel comportement…

… pas typique d'une personne saine d'esprit… (Rangée 4 : Banc 3)

Malade. Dépressive Trop sensible

Faible… Atteinte

… Salope. (Rangée 1 : Banc 3)

Les railleries allaient bon train, s'échangeaient comme l'air et les baisers de bouches en bouches, jusqu'à ce que la discrétion ne fasse plus figure que de formalité. Leur musique prêtait au sanctuaire des allures de tribunal populaire, à la veillée celles de basses messes. La détresse de l'élégie qui vint clore les hommages ne suffit à y mettre un terme : au milieu des sanglots, enflaient les accusations, et celles-ci courraient le long de la nef centrale, serpentaient sur les bas-reliefs, remontaient les veinures du marbre sur les colonnes gothiques pour venir chatouiller les oreilles des Christ restés de bois, à l'abri au fond de leurs absides. L'on ne peut renier aux catholiques leur sens aigu de la beauté tragique.

S'il avait endormi pour quelques heures de recueillement la colère en lui, Matthieu refusait d'accorder un moindre crédit à ces médisances, auxquelles il préférait dédier son propre dédain. Par respect pour la famille Sirinelli, il avait accepté l'invitation aux funérailles, mais, au-delà de l'agacement que lui inspirait la présence de ce patelin auditoire, ne pouvait s'empêcher de voir cette cérémonie comme une mascarade, axée pour l'essentiel sur le decorum. Le chapelet de condoléances, les platitudes vertueuses, promesses de prières pour le salut de l'âme, cette liturgie et ces incantations… Ce protocole théologique et autres écœurantes simagrées suintant l'altruisme complaisant ; cela sonnait faux.

Comme son père, Gabrielle Sirinelli n'était pas croyante, pas dans le sens spirituel du terme, mais ce rejet s'accompagnait, de son côté, d'une petite note d'acidité supplémentaire. Elle se voulait aussi immoraliste qu’anticléricale, en regard d’une logique complémentarité, ne considérait donc pas Dieu comme partie prenante de la réalité mais comme un effet de l’erreur du nombre, confondu avec la réalité. Le nom choisi devait être d’autant plus grand que l’erreur l’était elle-même, à l’origine. Suivant une démarche empirique, elle avait envisagé la religion à l'aune de ses effets concrets ; n'en constatant aucun, l'avait étiquetée « concept ». De ce que les hommes en faisaient, elle en avait ensuite déduit sa propriété dérivative, en tant qu'échappatoire prisée par les plus affaiblis ou les plus lâches confrontés à la réalité de la Vie et de la Mort. Faibles, lâches, parce qu'aveugles, parce qu'ils croient mais ne comprennent pas, parce qu’une croyance se définit comme une illusion de connaissance, qu'on le veuille ou non. Le voisin le fait, l'homme suit, son action dictée par la rencontre entre son instinct grégaire et celui de médiocrité. L’appareil digestif est vite saturé de prêche, il ne craint pas la crise de foi. La pensée, elle, est au repos. Quant au libre-arbitre, n'en parlons pas.

Souvent avait-elle prononcé ces mots : « La mort est naturelle, ce sont nos réactions qui ne le sont pas. Aucun dogme ou Dieu ne pourra vous sauver de vous-même. » Et son point d'orgue, magistral : « Votre Dieu est aussi vide que moi ! » Vide, mais aimé pour ce caractère, ce qu'elle ne tolérait pas. Pour Gabrielle, cela ne faisait pas sens. Se plaire à vivre de rien, sinon d'une promesse bâclée d'un amour dont on ne voit jamais la couleur, se complaire dans un état larvaire alimenté par le vide. Si l'on suivait cette logique immobiliste, une révision substantielle des termes s'imposerait : « Au commencement il n'y avait rien. Et Dieu observa ce rien, qu'Il ne se donna pas le mal de combler. Il observa, se rappela qu'après tout Il n'avait rien à prouver, et de Sa puissante voix Dieu déclara : « Restons-en là. » Alors le rien resta, et Dieu trouva que c'était bon. » Le rien se regarderait alors comme La réponse aux grands questionnements universels : d’où viens-je ? Du rien ; où vais-je ? À ce même rien ; qui suis-je ? Ami, tu n’es rien. Ici la fiction rattrapait la réalité, même si la religion n’en avait pas conscience, pour ne pas le faire exprès ni le vouloir. Elle s’y soumettait avec toute la mauvaise foi du monde.

En accord avec ses principes et sa franchise rebelle, Gabrielle s'amusait à bousculer la bienséance bourgeoise, dans cette optique à déclarer que bien des problèmes de ce monde n'existeraient pas sans religion, quand beaucoup d'autres s'en verraient diminués. S'il ne s'agissait pas d'éradiquer les génocides, les discriminations ou conflits armés, qu'elle reconnaissait pour partie détachables de la seule ascendance religieuse, la suppression du facteur spirituel pourvoirait à les canaliser à une certaine échelle, tel un agent propagateur retiré du tableau. Cette expurgation effectuée, Gabrielle certifiait que chacun profiterait d'un panel d'avantages hautement plus humanistes : cesser de vivoter dans l'illusion de ce fanatisme endémique, voire apprendre enfin à apprécier la Vie, chose qu'aujourd'hui tous s'entêtaient à ne concevoir qu'au travers du spectre d'idoles boursouflées de leur importance. Étonnant d'ailleurs, considérant que celles-ci continuaient de se faire un nombre conséquent d'ennemis à travers le monde, qui qu'elles soient.

Préserver un système reposant sur une espèce de structure transcendantale avec pour fonds de commerce le malheur et la culpabilité ; quel honneur retirer de cette démarche ? Matthieu autant que Gabrielle s'étaient penchés sur la question, ensemble en avaient conçu une première piste. Enrober ledit système de vitraux bigarrés ne pouvait suffire à conserver son emprise sur les masses, une autre explication devait sommeiller quelque part. Raison plus forte, sans doute plus triste. Des semaines avaient passé, un mois ou deux, et puis un beau jour, au terme d'une nuit au cours de laquelle la réflexion n'avait laissé grand-place au sommeil, Gabrielle était revenue à la charge. Elle avait accouru vers Matthieu, essoufflée, échevelée et armée d'une théorie qui plus loin dans le récit s'imposerait comme une prophétie : « Quand il est acculé, l'homme se crée son propre Dieu. C'est ça, et c'est terrible ! » Dieu : la raison et dernier bastion de l'humanité. L'Homme se trouvait un mal désigné au hasard, un mal qu'il ne nommait peut-être même pas, réclamait un Dieu pour s'y opposer en son nom, à défaut d'y parvenir seul. Le sens autant que la cause de tout un chacun, par ce chacun façonnés à la manière d'une statue de boue. Le Grand Potier. Un dieu de petite nature édifiant son propre Dieu ; cette divinité au carré qui le dévorerait sûrement sur le tard.

La théorie convainquit Matthieu.

Plus que du nihilisme envers un autre nihilisme, c'était une véritable bravade, peut-être aussi, faut-il bien le dire, une revanche méthodique contre l’une des causes de stigmatisation des femmes libérées ; ce qui n’ôtait rien à sa validité. Cela restait gage, de l'avis de Matthieu, d'une vivacité d'esprit comme d'une hardiesse dont peu sauraient se vanter et qu'il convenait d'accueillir avec déférence, ne serait-ce que pour son audace.

Un Dieu vide.

Cette lugubre idée refit surface lorsque Matthieu présenta au rythme des cloches ses hommages aux restes de Gabrielle, apprêtée et fardée pour sa dernière exhibition au-dessous des divinités rongées aux âges et aux mites. Fort de ses dizaines d'années d'expérience, le thanatopracteur avait accompli un travail qu'il estimait lui-même remarquable. Il s'en serait presque serré sa propre main. Son ego, à l'évidence bedonnant et affamé, trouva en l'assemblée de quoi se repaître : à écouter les endeuillés, l'embaumement était « époustouflant », « parfait », « incroyable ». « Oh, ça rend si vrai ! » L'expression « travail d'orfèvre » fusa même, à l'occasion de la procession. Il est vrai que si la douleur du deuil pousse à dénigrer la Mort et à regarder le macchabée comme l'endormi d'un soir, en l'espèce cette impression relevait de la prestidigitation. L'on aurait juré voir la poitrine se soulever. Un tour de force réconfortant, d'une certaine manière.

Dommage que ce visage ne fût pas celui de Gabrielle. N'importe quel œil, averti ou non, s'il avait eu à faire preuve d'honnêteté, aurait reconnu que la re-modélisation des chairs et tissus affaissés laissait à désirer. Une pommette trop remplumée, un sourcil trop arqué, une lippe tombante et des cernes comblés par un excès de zèle malavisé. Cette figure évoquait davantage une imitation poussée mais inaboutie de Gabrielle, si déroutante que chaque effort de ressemblance altérait un peu plus l'ensemble et asseyait l'observateur dans cette sensation de fausseté. Faux, jusqu'à la chevelure trop lustrée et déployée en de longues vagues de satin noir d'où émergeaient, tels des coquillages, les paraboles blanches des lobes d'oreilles ravaudés ; jusqu'aux joues, sur lesquelles dansaient les reflets des sept bougies qui couronnaient la tête. L'aura de ces flammes donnait à l'épiderme la consistance opalescente de la nacre. Une contrefaçon à l'esthétisme léché, semblable à un androïde perfectionné dont le caractère non-humain car trop humain dans la volonté détonne plus encore ; un robot désireux de singer le vivant.

Pareille effet de décalage se dégageait de l'observation du visage. Son maquillage fort mesuré n'était pas pour atténuer cette sensation. "Naturel" avait été le mot d'ordre. Tout au plus avait-on souligné ses cils de noir et sa lèvre de rose. De son teint de poupée de porcelaine, restait une coloration poudrée, probablement en vue de lui conférer une mine proche de celle d'un individu en pleine santé, choix discutable, bien que permettant d'oublier pour un instant l'absence de vie dans ce corps infusé de formaldéhyde. À la coquetterie avait été préférée une pudibonderie que personne ne connaissait à Gabrielle, preuve supplémentaire de la négligence lasse de la maison funéraire. Autre preuve, et non des moindres : cette ignoble plaie qui s'évertuait à décorer le cou rapiécé. Les bords transparaissaient sous la mince couche de crème teintée réhydratante dont la dépouille avait été badigeonnée avec un soin relatif.

Une préparation somme toute indélicate, assortie d'une mise en beauté discrète, en contradiction avec l'exubérance naturelle de sa victime, mais belle harmonie avec la vaporeuse robe blanche et rares apparats, sous les espèces d'un collier d'or garni de sept petites perles du même ton, dont la jeune femme avait été affublée. De l'or et du blanc. Du blanc, putain de merde. C'est vraiment ne pas s'intéresser Gaby. Cette couleur sans couleur, elle lui a toujours rappelé l'ambiance des hôpitaux. C'est froid, c'est triste. C'est comme le jour du décès de sa mère. Mais qui se serait renseigné ? Qui donc avait autrefois appris à connaître le goût et les couleurs de celle que tous disaient louer aujourd'hui ? Amère vérité qui poignarda Matthieu au cœur. Ces hypocrites courbés au-dessus de son cercueil n'avaient pas même la décence de la voir telle qu'elle était ni pour ce qu'elle était. Gabrielle ne symbolisait pas un souvenir endeuillé, pas plus qu'un avertissement aux femmes sexuellement épanouies ou qu'un esprit terrassé par le chagrin, et sûrement pas la nouvelle égérie de la dépression. La réduire à cela revenait à nier ce qui faisait d'elle sa Gaby : son ardeur, son courage, son amour. Tant d'amour pour ce qui autour d'elle vivait et vibrait, pour la nature humaine dans ce qu'elle avait d'unique, loin d'idoles aux pieds d'argile. Si l'on avait pris la peine de contempler le monde à travers le prisme émeraude de ses yeux, on y aurait décelé, sous sa couche de cendres, la lueur d'humanité que chacun conserve, du plus pieux des dévots à la plus vicieuse des femmes.

Même Antoine, oui même lui. Alors que d'aucuns l'auraient considéré au-delà de toute rédemption, Gabrielle avait appris à porter plus loin son regard et embrassé le bon en lui. L’avait vu digne d’amour, comme n’importe qui d’autre. Son seul tort avait été de négliger la part de mal concomitante, celle qu'il balayait grossièrement sous le tapi. Ça, et la trace qu’il avait laissé sur son cœur, comme le malotru essuie ses doigts sales.

Trop affligé pour autoriser sa rancœur à porter son sang à ébullition, Matthieu chassa le visage d'Antoine de son esprit, pour vers celui de Gabrielle tourner ses vœux. Il était seul auprès du cercueil. Lui avait été laissé, à son tour, une minute d'intime communion avec celle dont jamais plus il ne partagerait les mots ni les idées. Dans cette entrevue à tombe ouverte, il effaça les hostiles présences, ces regards, ces murmures, jusqu'au prêtre perché sur son piédestal derrière son dos, près du lutrin. Ne restaient que lui et Gabrielle. Sur les lèvres froides, il déposa la chaleur des siennes, ne prêta pas garde aux indignations à peine chuchotées que la tendresse de ce geste suscita alentour. Assailli par les flots déchaînés du chagrin, il se sentit fatiguer, s'inclina un peu plus sur le corps, son front contre la dentelle de la poitrine inerte, ses yeux clos.

Ce fut lorsqu'il décolla ses paupières qu'il les vit, à travers ses cils. Les taches. Sous les fibres de l'encolure, avaient éclos des points rouges, si subtils qu'il eut à s'en approcher, le nez au ras du tissu, afin de s'assurer de leur minuscule existence. Derrière leur voile nacré, ces points formaient une nébuleuse rosâtre déchirée. De prime abord, Matthieu ne s'en soucia pas ; il eût pu, après tout, s'agir d'anodines marques d'embaumement que le préparateur n'avait mis guère d'ardeur à maquiller. Mais, progressivement, les pigments fusionnèrent, et tout au long du col se dessinèrent des cercles nets et sombres. Des cercles qui peu à peu se dilatèrent et grignotèrent l'aggloméras de fils, faisant ressortir dans leur dégorgement les détails de l'ornement. Les plaies se rouvraient, de sang couvraient la blancheur du décolleté ; le vêtement prenait l'allure d'une toge sacrificielle à demi peinte. Baigné de fluides, le corps inanimé commença à libérer un immonde mélange d'odeurs, celles de la viande avariée et d'aldéhyde formique, lesquelles semblaient se disputer l'amas de chair froide. Dans leur bataille, elles accrurent leur force, leur acidité attaquait les fosses nasales, brûlait les lèvres et cornées. Sur chaque inspiration, les sinus paraissaient se dissoudre. Si corrosifs, ces relents auraient pu faire fondre la totalité des cierges.

Captif de la scène, pupilles et poumons saturés, Matthieu se mit à haleter. Si son cerveau pénétré par l'effroi lui ordonna de fuir cette image, ses jambes se firent lourdes, lestées de plomb, l'enfonçant dans ce qui ne pouvait être… quoi donc, sinon une abominable expérience hallucinée ? Le delirium enclenché, rien n’avait plus la capacité de l'endiguer. Nourri par la peur, il s'attaqua au reste du corps : il en décrocha la mâchoire, un par un fit sauter les points de bouche. L'orifice s'ouvrit totalement. De cet abîme empestant les produits chimiques s'écoula un nouveau flot de sang noirâtre qui partit dégouliner en sillons sur les joues et la nuque. Gabrielle ne criait ni ne bougeait, elle s'obstinait à libérer hémoglobine et formaldéhyde jusqu'à ce que leurs chappes en remplissent le cercueil, et leur parfum le sanctuaire. Au-dessus de la tête de Matthieu, le son des cloches se fit plus dense et profond. Il ressentit leur grave puissance vibrer jusque dans ses organes, leurs échos fatals l'envahir puis le posséder pour à son être se joindre. Ses yeux, otages de l'abomination, ne quittaient pas Gabrielle, ce cadavre recueilli aux rives froides du Cocyte, mais dont le sang corrompu sourdait chaud et bouillonnant.

Parvenu, en un douloureux effort, à lever les bras, il s'agrippa au bord de la bière, planta ses ongles dans le bois laqué, à s'en faire blanchir les jointures. Se pencha, jusqu'à faire parfaitement face au corps. Alors que la putréfaction lui montait aux narines, il murmura sa seule vérité, celle qu'il reconnaissait et souffrait de reconnaître :

— Tu es partie. Je sais que tu es partie.

Il abaissa les paupières. L'odeur du sang, celle du formol, de la terreur soufflée à son visage ; cela partirait. Il avait apostrophé la réalité, et celle-ci devait lui répondre, chasser les sédiments trompeurs.

Lui répondre…

Pourquoi ?

Matthieu rouvrit les yeux.

Pourquoi m'as-tu abandonnée ?

Ceux de la défunte dessinaient des O parfaits.

Des ronds vitreux, délavés, aussi pâles que pouvait l'être, sous sa couche menteuse, sa figure frappée du sceau du trépas. De son regard aqueux, ces cercles polis aux reflets d'un vert troublé de gris, fonds de lac fangeux où planait une vieille brume, elle scrutait l'âme du malheureux. À partir de là, le corps initia sa complète métamorphose. Aux orbes s'accouplèrent de nouvelles monstruosités : la peau du visage se craquela, telle une peinture ancienne, se parchemina puis se fendilla en plusieurs points. Deux fentes horizontales éclatèrent aux joues, chacune parallèle à l'œil qui la surplombait. Une troisième trancha le menton en son centre. Puis au milieu du front lisse et bombé, apparut la quatrième, cicatrice verticale prête à scinder le visage en deux parts égales. Quatre entailles, dont les bords flétris frémirent de concert, pareils à des pétales de coquelicots ; autour d'eux, se plissa l'épiderme. Derrière l'ouverture de ces incisions, tranche noire à peine distinguable, une petite bosse surélevait la peau, comme pousse une graine cachée sous le terreau. Quelle horreur s'arrogeait le cadavre de Gabrielle, celle-ci semblait s'entêter dans son jeu pervers, résolue à vicier à l'envi ses angles et courbes jusqu'à défier les limites de la difformité.

Les fentes se déplièrent alors, et ouvrirent leurs entrailles fantastiques au réel. Sous les monticules de peau cisaillée, avait poussé un nouvel œil. Six yeux aveugles. Six boules humides et enfumées. Six pupilles avalées par un brouillard mystique, pointées sur Matthieu.

Cette vision vainquit sa bravoure et l'incita à battre en retraite. Dans son recul, son talon manqua sa réception et dérapa sur l'arrête de la marche de l'autel. Il bascula en arrière. Dans un son caverneux, son bassin heurta le sol. En dépit de la douleur mordante de sa chute, son attention ne dévia pas du cercueil. Ce n'est pas possible, pas possible, pas possible… Ce qui bouge encore dans cette boîte, ce n'est pas Gaby ! Quoi que pût être cette créature s'éveillant au fond de son lit mortuaire, quels desseins la pénétraient, Matthieu ne réussit à l'admettre, pas plus à s'en détacher. Ses prunelles s'arrimèrent à l'érable de la boîte dont l'intérieur, inaccessible regardée par en dessous, se gorgeait de mille monstrueuses fantaisies.

La peur dans les os, il guetta la lente progression de ce cauchemar. Attendit… mais quoi ? N'importe quelle horreur aurait pu y prendre forme. Il s'imagina la dépouille se hisser hors du coffre, se laisser retomber mollement sur le carrelage ciré, bruit spongieux d’un sac de matières flasques, avant de lui révéler à nouveau le vide de ces six regards figés au-dessus d'une mâchoire gorgée d'hémoglobine. Animée d'une mystérieuse force, la chose sans vie aurait rampé jusqu'à lui, déplacé sur plusieurs mètres sa coquille privée de cerveau, pour ne laisser sur son sillon qu'une traînée poisseuse.

Appréhendant la concrétisation de ce scénario, Matthieu veilla avec une attention douloureuse sur l'objet de ses craintes. Le corps ne quitta pas le tombeau ; prisonnier de sa boîte, il gisait dans la mare rubescente, au vu et au su de tous. Au plus près d'une foule impassible, le sang avait fini par déborder du cercueil, maintenant partait dégringolant de l'autel inonder les dalles de l'église. L’exhalaison ferreuse avait anéanti celle de la cire, pour la remplacer dans les poumons et œsophages. Mais pas une toux ni répulsion ne se manifesta, loin de celles de Matthieu. Seul à souffrir. Cette malédiction l'avait désigné, son favori entre tous. Glissant à terre, la mare ruissela entre ses mains, rivière de sang chargé de caillots poreux qui sous les ongles s'éparpillaient en fragments filandreux. En un mouvement lent et mal assuré, il dégagea ses doigts, les leva à hauteur de visage puis avisa, tremblant, les résidus visqueux pénétrer les tranchées de ses empreintes digitales.

L'effroi, la crainte, le vertige ; autant de sensations luttant pour la souveraineté de son corps chétif, elles s'engouffraient dans son être trop étroit pour toutes les contenir plus longtemps. Il sentit la nausée le vaincre et retrousser son estomac, dont le contenu en fut aussitôt libéré. Ici le public se fit entendre : les spasmes émétiques soulevèrent la clameur de l'assemblée, couverte par la turbulence du beffroi qui n'avait cessé de s'amplifier. Au milieu du tintamarre de l'airain et du dégoût, le son humide de pas sur le sol trempé se distingua. Traversant l'étendue amarante sous les hauts vitraux fendillés par les vibrations, l'ecclésiastique avançait. La sérénité de son allure était désarmante. Comme il pataugeait dans ce morbide magma, le bas de sa soutane immaculée s'en abreuvait, à chaque foulée rendait le vêtement plus foncé. Le prêtre ne faisait pas grand cas, sa figure n'affichait surprise ni frayeur. Lui non plus n'avait rien vu de la transformation de la défunte, ne s'inquiétait pas du hurlement des cloches ni même de la pluie de cristaux colorés projetée sur lui depuis les vitraux crevés. Malgré le sang et le verre, ce second uniforme cramoisi hérissé, l'homme de Dieu et du peuple aida Matthieu à se relever.

— Il est normal de souffrir, mon fils. Vous allez vous en sortir.

La sensation de chaleur que procurèrent les mains contre les bras de Matthieu, de même que la douceur imprégnant les inflexions, l'enveloppèrent d'un onguent mystique. Cette voix, ce n'était pas celle d'un témoin de l'abomination, ces mains pas celles d'un homme criblé de tessons, et ces charitables mots pas ceux d'un déséquilibré. Que pouvait-il concevoir du Néant, cet homme, alors qu'il ne vivait que pour un être défini comme Plénitude ? Se tenait près de Matthieu un confrère humain doué de sa complète logique, immunisé contre toute macabre emprise car béni par la lumière de son monde, le vrai, le seul, même entaché de pieux mensonges.

Pour un furtif moment, Matthieu sentit cette lumière lui baiser la peau, et dans cette lumière se révéla à la clairvoyance : Non, ce n'est pas elle. Rien n'est vrai, rien de tout ça. Le calme du public, la pesanteur du silence, l'impénétrable lumière, les mouvements de la Nature… Le Monde tournait, en harmonie avec les ondulations de la vie. Avec lui, Matthieu n'arrivait plus à tourner. Lui, l'étranger à cet univers dionysiaque impossible à amadouer, l'indésirable morceau biscornu d'un ensemble indivisible dont il ne distinguait les contours. La vérité se balançait tête en bas ; de ce sang devant lui déversé il n'en tirait plus aucune. Une sorte de concensus sous-tendait la réalité phénoménale, et il ne s'intégrait pas au consensus. Une erreur dans la Matrice, seul à s'y perdre.

L’anomalie, quand elle se déclare, ne connait qu’un destin : la suppression, pour le bien de tous. Matthieu figurait l'anomalie ; son sort devait être renvoyé à l'empire du vide, sa place au plus près de ces morts qu'il s'acharnait à aimer du fond de leur tombe, à désirer six pieds sous terre. Eux qui pour lui continuaient de regarder et d'hurler. Ils l'appelaient de partout.

Je t'entends ! Je t'entends ! Alors arrête ! Je t'en supplie : tais-toi ! Arrête de crier ! Ses pensées tournoyaient, accentuant son étourdissement spirituel. Quelle étrange, quelle monstrueuse sensation que celle de sa propre chute, que d'assister à l'effacement inéluctable de sa raison. Inéluctable, pourtant Matthieu refusa de s'y conformer et dans la démence s'enfoncer. Il chercha une lucarne par où se sauver et à la sanité se raccrocher. Cette précieuse clarté dont il était tributaire ne pouvait l'avoir fui pour de bon. En son cœur, il l'invoqua : Lazare n'a jamais rouvert les yeux, jamais rouvert les yeux… Après quatre jours, le tombeau est resté fermé. Lazare de Béthanie ne s'est pas réveillé, pas réveillé. Gabrielle, tes yeux, tous tes yeux sont fermés. Son équilibre retrouvé, quoiqu'encore vacillant, il retourna au cercueil, pétri de la ferme intention d’y contempler une bouche scellée au fil au coin de laquelle ne perlait pas une goutte, ainsi qu'un jeu de paupières rabattues sur des coupoles plastifiées censées imiter la convexité de l'œil vivant. Ils sont tous fermés. Il y en a deux, fermés.

Les six yeux lui rendirent son regard consterné. Aux lèvres de Gabrielle, le flux s'était tari, ses traînées rougeoyantes nettoyées de l'épiderme crayeux par quelque influence étrangère. Mais ces lèvres toujours s'entrouvraient sur un trou frangé des lambeaux d’anciennes sutures. Du fond de ce puits, il émanait un râle, proche d'un croassement, le calvaire d'une gorge luttant contre la pression d'un fluide désireux de l'étrangler :

Ça… çaaaa…

La défunte hoquetait son désespoir :

Ça… fait ma… mal…

Une souffrance croissant avec les résidus liquides que son gosier finissait d'évacuer. Un dernier jet de sang, propulsé sous l'impulsion des poumons à l'arrêt, et les cordes vocales trouvèrent une puissance phénoménale, par laquelle elles jetèrent leur cri avec une force égale à celle de la douleur rongeant le corps :

Mal ! Mal ! Horriblement mal !

À ces supplications, à ces yeux perdus, roulant et basculant dans leurs orbites, Matthieu se sentit succomber. Il serra les poings, écarta les lèvres. Ses mots n'en furent que souffle, qu'il n'était plus certain de libérer tout haut :

— Je sais… Mais qu'est-ce que je peux faire ?

Elle n'aurait pas dû souffrir. Elle ne l'aurait pas pu, la Mort lui aurait au moins épargné cela. Matthieu accueillit le mal de l'être sans vie en son entière expression. Même dans le trépas, même dans la déformation absolue, toujours Gabrielle devait-elle le retenir, et de ses joies et ses malheurs se faire l'inspiratrice. Il en devenait physiquement, passionnément, incapable d'oublier la peine de son cœur, fût-il éteint.

Trop mal ! Aide-moi !

Il glissa une main derrière le dos, frôla de ses métacarpes le revêtement soyeux et capitonné du cercueil, caresse dont il ne goûta pas la douceur. Son attention s'offrait à la rigidité glaciale de ce dos. Matthieu tâta la chair endormie. Alignées, équidistantes, sur deux rangées verticales, six excroissances repoussaient la peau. Elles étaient dures, ciselées sous leur membrane, assez pour la transpercer à la manière d'une griffe. Que renfermaient ces protubérances, Matthieu ne s'en soucia pas ; il refusa d'enlever sa main du dos qu'il amena à lui.

— Qu'est-ce que je peux faire ? Il faut que tu me le dises.

Par le sixième œil, globe frontal à la majesté du diamant, il se laissa absorber. Tout dormait en cet œil, il le ressentait : la réponse, pure et nue, dans le miroir d'un œil fantastique. Les secrets de ce qui faisait vivre et tourner son nouveau monde sommeillaient derrière ces reflets opalescents, de sa genèse à sa chute, de sa distorsion à sa reconstruction, à sa transfiguration, à son élévation. À sa domination.

— Montre-moi ce que je dois faire…

J'ai MAAAAAL !

De la pitié soustraite aux organes, émergea une désolation dont les notes résonnèrent, hautes et fulgurantes, contre les voûtes et arcs-boutants de la bâtisse muette :

— Dis-le-moi !

Deux bras inconnus se glissèrent sous ses aisselles. Ils ceinturèrent Matthieu à la poitrine, avec rudesse le tirèrent en arrière, loin du dos et des secrets.

Traîné à terre, congédié hors du temple sacré où sa démence n'avait point droit de cité, il contempla dans une affliction épuisée le cercueil se rétrécir dans son champ de vision. Et sous une planche d'érable disparaître sa Gabrielle, immobile, immaculée, ses deux yeux fermés. Paisible, comme rendue à ses songes éternels.

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