Affrontement

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PV D’AUDITION DE M. ANTOINE DEREUIL

Commissariat central de Notre Dame d’Islemortes

L’an mille neuf cent quatre-vingt-seize,

Le vingt-six juin, à dix-neuf heures quarante

Q : Quelle était la nature de vos relations avec Mlle Sirinelli ?—

R : C’était mon ex-copine.—

Q : Vous étiez-vous quittés en bons termes ?—

R : On va dire que la rupture a été un peu difficile. Mais moi, j’étais pas fâché après elle. Je pense pas qu’elle l’était après moi non plus.—

Q : Pourriez-vous expliquer les marques que le légiste a trouvées sur son corps ?—

R : Quelles marques ?—

Q : Des ecchymoses ainsi que des traces de morsures, de griffures et de liens ont été relevés en différentes zones, notamment sur les parties génitales. Comment l’expliquez-vous ?—

R : Ah ça c’est… C’était un truc entre nous. Pendant nos rapports, on pouvait y aller un peu fort, vous voyez ? Mais je l’obligeais pas. Elle était partante, et ça lui déplaisait pas du tout. Je l’ai jamais battue.—

Q : Faites-vous référence à des relations de nature strictement sexuelle ?—

R : C’est ça.—

Q : Êtes-vous entré en contact avec Mlle Sirinelli depuis votre séparation ?—

R : Ouais, euh… mais au téléphone, surtout. Et je suis déjà venu la trouver devant le lycée. Juste la voir, pas plus. Enfin, quand elle était là, ce qui arrivait quasi plus, sur la fin. Je comptais pas la harceler.—

Q : Pour quelle raison essayiez-vous de la contacter ?—

R : Je sais pas trop en fait. J’y ai pas vraiment réfléchi, mais fallait que je le fasse. Au début, je voulais juste lui parler un peu de nous, je pensais pas à la faire flipper ni à la menacer, vraiment pas. Je crois qu’elle me manquait. C’est con, je sais, surtout que c’est moi qui avais pris la décision de… ben de tout arrêter avec elle. Puis je suis venu, et j’ai recommencé plusieurs fois, simplement pour la regarder, même de loin. C’est là que j’ai vu. Y’avait ce truc, de la peur dans ses yeux. […]

Au fond, tout ce que je voulais peut-être, c’était la garder près de moi, encore un peu. Toute cette merde, c’est pas ce que je voulais, pas du tout ce que je voulais. Vous devez me croire.—

Q : Quel avait été le motif de votre rupture ?—

R : En gros, le manque de confiance. (…)

*

S'il ne se rongeait pas les ongles, songeant à son sort futur, et bien qu'il demeurât convaincu de son absence de responsabilité dans cette sordide affaire, l'oppression de l'interrogatoire continua à jouer de son duodénum comme d'un scoubidou de longues heures après qu'il eut quitté le commissariat islemortois. Elle faisait des nœuds, des tours, détours et boucles. Lui emmêlait encore les organes lorsqu'il repartit pour son domicile seul, au petit matin, à la suite d'une fin de nuit accoudé au comptoir du bar Chez Bébert, où ses dix-sept ans révolus ou ses dix-huit ans imminents ne faisaient pas grande différence. Pas tant que s'enfilaient les verres, trois quarts eau, un quart alcool. Et il y en eut une sacrée dose ; proportionnelle au calme à réhydrater. Que le brave tenancier lui resserve un peu de ce breuvage coupé et recoupé, haut le coude, pas plus que le bord ! autant de malheurs à éponger ne devaient point se satisfaire d'un godet sec. Mal éthylique, mal de vivre en cette nuit. Interminable nuit, qui avait débouché sur une interminable marche zigzaguante depuis le centre de la commune. L'oppression toujours présente.

Quand il eut franchi le jardin, le perron, la porte d'entrée, périple surhumain pour son être cotonneux dont la stabilité et rigidité ne se devaient qu’à l’alcool qui l’imbibait, il se trouva face à son père, lequel attendait au centre du vestibule. Il y était posté telle une colonne de marbre, ses bras volumineux croisés contre son torse, et sur son visage charpenté un air plus grave qu'à l'ordinaire. Un tour de force. Prenant soin de ne pas rencontrer son regard, Antoine traversa en hâte le vestibule. L’alcool avait tourné aigre, il piquait la tête et l’estomac. Sa chambre, son lit, son plafond à étudier, son vin à cuver ; après vingt heures écoulées au ralenti entre les murs du commissariat, suivies de quatre dans un rade miteux, son corps réclamait la quiétude d'un lieu familier, même baigné d'une saleté moite. Du moment que restât le silence.

Un répit que Patrick n’était pas enclin à lui accorder. Ses larges épaules érigèrent une barrière infranchissable entre le jeune homme et l'escalier. Antoine se figea, l'ensemble de ses muscles gelé soudain. Il ne dévisagea pas son père, lui préféra la contemplation insonore de ses chaussures coquées.

— Qu'est-ce que tu leur as raconté ?

Le timbre guttural tonna dans son crâne, lui secoua les méninges sans réussir à lui soutirer de réponse.

— T'as tout balancé, pas vrai ?

Silence. Antoine ne leva ni les yeux ni la voix.

— C'est ça ! Putain j'suis sûr que t'as craché le morceau !

Patrick décroisa les bras et envoya une main aussi large qu'un battoir lui agripper la nuque, pouce et index pressés contre les muscles splénius. Sa prise bien assurée, il projeta son front contre celui de son fils. Une technique de soumission dont il connaissait l'efficacité et qu'il avait perfectionnée avec les années. Malgré un âge trop élevé pour lui octroyer la vigueur de la jeunesse, l’homme n'avait rien perdu de son talent naturel pour dominer son monde.

— Tu l'as fait, hein ? Avoue !

La pression des phalanges musculeuses et de ce crâne de béton éveilla une douleur sourde dont l'onde se propagea jusqu'à l'épine dorsale d'Antoine. À l'image de son vis-à-vis ses pupilles se dérobèrent, afin de se tourner en direction de l'ouverture sur le salon. Entre les cloisons circulait l'amertume cendreuse du café de huit heures et de sa compagne cigarette, parfum piqué d'une note plus douceâtre. Des relents d'alcool, attachés aux mains et lèvres du patriarche. Patrick avait-il imaginé abrutir son agitation par la bouteille ; elle n'avait fait que l'exacerber. Bien surprenante que cette propension à mieux connaître le fond d'un verre que son propre fond. Père et fils au moins s'accordaient sur ce terrain.

À l'entrée de la pièce à vivre, Antoine aperçut sa mère. Elle était repliée sur elle-même dans un fauteuil trois fois plus massif qu'elle, tremblant sous la chemise de nuit qu'elle n'avait encore changée et dont les larges pans semblaient chercher à gommer la synthèse de ses caractères sexuels secondaires. Sur ses genoux était couché, également vêtu de son habit de nuit, grenouillère informe tombant en accordéon sur ses membres maigrelets, le benjamin de la fratrie. Roulé en une boule, à la manière d'un cloporte. À ses oreilles manquaient ses appareils auditifs ; Nicolas n'avait rien perçu des vociférations de son père. L'effroi transparaissait pourtant sur ses traits enfantins. À dire vrai, mère et fils portaient tous deux le masque d'une terreur blême, de celles qu'inspire la proximité d'un homme en colère. Lorsque la rage s'emparait de Patrick, soit trois à quatre fois la semaine, celle-ci ne pouvait monter en pression indéfiniment, devait alors éclater à la figure d'un tiers, qu'importe ses torts, son innocence ou même son identité.

Comme la poigne de Patrick ne se desserrait pas, et face à l'obstination de celui-ci, Antoine se résigna à s'exprimer :

— 'Pa, laisse tomber…

— RÉPONDS ! Tu leur as dit ?!

Acculé, il chercha du coin de l'œil un appui du côté de sa mère, avant de se raviser et s'en éloigner à regret. Aucun soutien à attendre de sa part, elle qui ignorait quel aveu Patrick entendait extorquer à son enfant. La voyant impuissante, souillée par la peur et le manque de sommeil, avalée par les capitons du meuble de salon avec pour unique point d'ancrage son dernier né arrimé à sa poitrine nourricière, Antoine sut qu'il était seul.

Seul. Comme cela devait être : seul à détenir et souffrir la vérité, à comprendre l'animosité de son père, à partager avec lui le secret d'une nuit dont l'existence compromettait la sérénité de leur vie comme celle de leur avenir à tous sous ce toit. Pour cette raison ne pouvait-il blâmer la brutalité de Patrick. Cela équivaudrait à reprocher à un fauve coincé d’avoir mordu. La comparaison s’accordait parfaitement à cet homme, dont les rugissements et l'haleine matinale empêtrée d'alcool ne suffisaient à éteindre les grincements de dents. Cet homme aux yeux exorbités au fond desquels brûlait, derrière leur fureur, un désespoir qu'il n'aurait jamais concédé, et dont les mains, si puissantes, marbrées par une vie de querelles, trépidaient dès que leurs nerfs relâchaient leur vigilance. Patrick n'agissait que sous l'emprise d'une nature violente, mais autant d'une crainte animale, celle de voir ses vieilles frayeurs justifiées. La peur irrépressible de tout perdre. De cette peur, Antoine connaissait l'essence, pour en avoir été en partie l'architecte malencontreux. Patrick ne lui ordonnait pas de se taire, il l'implorait de ne pas parler.

Être honnête, Antoine le lui devait, même si cela impliquait de le payer par de nouveaux bleus à accrocher à sa peau. Puisqu'aucune alternative ne s'offrait à lui, il finit par accepter son rôle, aussi ingrat qu'il fût. Il affirma avec la conviction dont il était capable :

— Je leur ai rien dit. J'te le jure.

Les doigts s'écartèrent et Patrick décolla son front. Il n'abandonna néanmoins pas la dureté de son expression. Il croyait ces mots, pas en la fiabilité de celui qui les prononçait.

— J'en ai plus que ma claque de tes conneries. Voilà qu'on a les flics qui se pointent à la maison et qui t'embarquent devant les putain de voisins, tout ça parce que t'as été trop con pour tenir ta bite. Tu sais c'qui arrivera si quelqu'un apprend ce qui s'est passé ?

— Je le sais, murmura Antoine, la tête basse.

— Alors tiens-toi à carreaux, bordel !

— Oui, 'Pa.

Inutile de poursuivre cette conversation dont rien, sinon un énième gage de contrition, ne ressortirait plus. Maintenant qu'Antoine était assuré d'avoir dissipé les doutes de Patrick, ainsi que d'avoir préservé Liliane et Nicolas d'une correction imméritée, il pouvait s'autoriser à respirer un peu. Il reprit son avancée vers sa chambre.

Tandis qu'il entamait l'ascension des marches, Patrick lança dans son dos ce qu'il considéra comme l'un des conseils les plus avisés qu'il eut donnés à son cadet :

— Tu devrais te faire oublier, le temps que cette histoire se tasse un peu. Peut-être loin d'ici, pour pas nous foutre plus que ça dans la merde. Réfléchis à ça.

Sans se retourner, Antoine grommela un assentiment peu convaincu, davantage destiné à clore le sujet qu'à satisfaire les velléités de son père. De son intangible place, au bas de l'escalier, ce dernier n'en avait pas terminé avec lui.

— Réfléchis-y, répéta-t-il. Et vite.

*

Extrait d’une conversation téléphonique entre M. G. Sirinelli et le Chef de brigade P. Maillou, mardi 25 juin 1996, 17h27

Élément fourni par la police municipale de Notre Dame d’Islemortes

P. M. : … du nouveau concernant l’enquête.

G. S. : Il va être inculpé, c’est bon ? Le procureur a donné son accord ?

P. M. : Monsieur Sirinelli, nous avons dû le relâcher.

G. S. : Le relâcher ? Je ne vous suis pas…

P. M. : Je conçois que ce soit dur à entendre, mais il faut que vous compreniez que les affaires de suicide débouchent rarement sur une inculpation. Pour procéder à une mise en examen, il nous faut une infraction à caractériser, en lien direct avec la mort de la victime. Dans ce cas précis, le délit de harcèlement moral aurait pu être envisagé, nous vous rejoignons sur ce point, votre plainte est fondée. Mais le fait est que cette infraction reste délicate à qualifier, faute d’éléments suffisants. Et à l’heure actuelle, le seul témoignage de monsieur Dereuil permet de le dégager de tout soupçon. Si nous avions trouvé de quoi étayer notre thèse, des témoins fiables, des preuves matérielles exploitables, du genre d’enregistrements téléphoniques ou des traces suspectes d’ADN, peut-être aurions-nous pu…

G. S. : Vous êtes en train de me dire que l’enquête n’ira pas plus loin ?

P. M. : Je suis sincèrement navré. L’affaire est classée sans suite.

*

— Comment ça « classée » ?

— Je ne fais que te répéter les mots des policiers, tels qu'ils ont été dits à Giorgio.

— C'est pas possible…

La nouvelle le frappa à l'estomac avec une telle violence que Matthieu eut à se laisser tomber sur son siège, la tête lâchée entre les genoux, récupérer un filet d'air grâce auquel il ne défaillirait pas. Classée sans suite. Fin de l'enquête, fin de la procédure, fin de tout et de l'espérance.

— Apparemment, le Procureur s'est montré intransigeant. Il a relevé un manque d'indices. Aucun élément ne permet aujourd'hui d'inculper le fils Dereuil. En plus, à ce que j'ai compris, il est déjà très difficile de retenir une infraction dans le cadre d'un suicide.

— Suicide, tu parles !

Une déduction simpliste et plus arrangeante pour les enquêteurs. Il n'eût pas fallu leur demander de trop se fatiguer.

Se suicider était un raccourci, en plus d'une redondance. Sans oublier que se suicider après et pour avoir confié sa raison d’être à Antoine marquait une redondance supplémentaire. Une erreur en réponse à une autre erreur, et bis repetita. Gabrielle n'aurait jamais commis d'erreur de cette taille pour récidiver par la suite. CQFD.

Matthieu se frotta les yeux sur une expiration appuyée.

— Et la pierre ? Ils ont pensé à comparer les empreintes ?

— Ils n'en ont pas trouvé d'exploitables.

La voix de Didier, grave et posée, était davantage celle d'un grand-père qui aime à raconter des histoires les soirées pluvieuses. Celle-ci ne lui convenait en rien ; il y tenait un bien mauvais rôle. Sans compter qu'il n'était pas certain que Matthieu sache que l'on ne tirait pas sur le messager.

— Il n'y a rien qu'on puisse faire contre ça, je suis désolé.

— Désolé…

Matthieu n'y voyait plus rien. Plus d'issue ni de justice, rien pour venir les sauver. L'Enfer s'était abattu sur Notre Dame, les diables marchaient libres aux côtés des vivants. Damnés, damnés, damnés. Tous étaient perdus et l'autre gagnerait encore.

— Non ! Il ne peut pas s'en sortir comme ça !

Il avait bondi de sa chaise tel un diable monté sur ressort, arpentait à présent la pièce à vivre de long en large, ses mains enfoncées sur son crâne, comme pour en en extraire à la force des doigts les pensées assaillantes. Didier le considéra déambuler et gesticuler d'abord sans rien dire. Cette déception se comprenait ; son aîné avait besoin de se laisser aller à la furie erratique d'un chagrin inconsolable. L'homme remercia tout de même le ciel que sa femme et ses filles se soient absentées pour l'après-midi. Ce genre spectacle ne convenait pas à n'importe quels yeux.

Lorsque parut une accalmie dans l'emportement de Matthieu, le père de famille opta pour une approche miséricordieuse, encore que teintée de sagesse :

— Matt, ce n'est pas facile à entendre, je le sais, mais s'énerver ne changera rien à la situation : c'est fichu, il n'y a plus rien à faire.

— Mais il l'a tuée ! C'est lui, c'est lui le responsable !

L'écoute, cette vertu attendue chez les pères de l'ère moderne, comptait parmi les principales qualités de Didier Garmendia, homme fatigué mais de son époque. Concevait-il la douleur de son fils, comme il concevait la fureur de ses larmes. S'il avait eu lui-même à perdre sa femme ou l'un de ses enfants, des mains d'un autre ou de leur propre fait, lui aussi aurait-il… Enfin, il préférait ne pas y songer.

— Je comprends que les choses sont dures pour toi, tu peux me croire. Ce qui t'arrive n'est pas juste, et c'est une épreuve que personne ne devrait avoir à endurer. Tu as le droit d'être en colère, contre qui tu veux, mais tu ne dois pas laisser cette colère te dominer et t'abattre comme ça. S'il te plaît.

Prudemment, il apposa sa main contre l'épaule de son fils.

Au contact de cette paume suintant la pitié, celle que vient lécher le chien galeux que l'on daigne caresser, Matthieu rigidifia ses muscles.

— Tu comprends que dalle. Comme tous les autres, tu comprends rien à cette histoire. Tu ne peux pas comprendre, tu ne la connaissais pas. Gaby… elle n'avait aucune raison de faire ça. Ce n'était pas une dépressive que la maladie aurait fini par vaincre ; elle aimait la vie, elle avait un père, un futur. Elle m'avait moi. Et je l’aimais… Je l’aimais tellement…

Un sanglot enfla dans sa gorge. Par une inspiration chaude et lourde, il le fit glisser dans son œsophage, renvoyé à l'estomac. Trop éprouvé, son corps contre-attaqua par des coulées de larmes brûlantes qui se mêlèrent aux gouttes de sueur lui creusant les joues.

— Elle n'aurait jamais tiré un trait sur tout ça d'elle-même.

Il banda sa main dans son t-shirt, essuya le tout d'un geste rageux.

— Personne ne se souciait assez d'elle pour faire l'effort de comprendre ça. Personne ne voit tout le mal qu'on lui a fait. Vous tous… vous vous fichez d'elle, comme du reste.

Sur cette accusation, il partit s'isoler dans sa chambre, dont il claqua la porte avec tant de hargne que les chambranles vibrèrent contre leurs vielles cloisons.

Resté au salon, Didier se frotta la nuque, les yeux rivés sur le couloir desservant les chambres. De dures paroles ; elles le laissèrent perplexe. Ne pouvait-il comprendre ? Il retraça dans les grandes lignes l'historique de sa vie, n'y trouva pas de tragédie, rien d'analogue. Comprendre, sans doute pas, mais qui l'aurait pu ? Comprendre le supplice du suicidé, comprendre la futilité du combat pour sa survie lorsque notre cerveau nous pousse à nous tuer, comprendre l'angoisse de savoir l'ennemi couché près de nous, tapi sous notre peau. Nul vivant, même malheureux, ne s'en serait montré capable. Didier douta autant de la faculté de Matthieu à se figurer le calvaire enduré par Gabrielle, et cette incapacité expliquait son besoin de reporter la faute sur un autre. Pour autant, son propre chagrin demeurait indéniable.

En de telles circonstances, que beaucoup auraient reconnues insurmontables, les hommes tendent naturellement vers la compagnie de leurs semblables, ainsi que la compassion que ceux-ci savent leur dispenser, à leur façon. Matthieu requérait le soutien d'un proche, bien qu'il rechignât à l'admettre. Soutien que Didier entendait lui procurer. Son fils n'allait pas bien ; depuis quand n'avait-il pas ramené de chat à la maison ? Ces bestioles cabossées que Didier ne pouvait pas sentir, mais dont, aujourd'hui, il se surprenait à chérir le souvenir. Il aurait ouvert même une clinique vétérinaire, pour retrouver le Matthieu d'antan. S'il lui fallait, pour l'aider, s'essayer à de nouvelles choses, essuyer des critiques, des rejets, des humeurs et tout un vaudeville braillard, tant pis. Personne n'aurait l'audace d'affirmer que le rôle de père ne devait connaître aucune embûche.

Convaincu du bien-fondé de sa résolution, il s'engouffra dans les ténèbres du couloir. La porte de la chambre ne disposait pas de verrou, mais, en lieu d'une brutale intrusion, Didier privilégia la prudence. Debout devant la planche, il traqua un signe, un moindre son pour retranscrire les actions de son fils. Une flopée de murmures sollicita sa curiosité. Il approcha l'oreille, condensant son attention sur son ouïe émoussée. Des paroles, des mots éparses, dispersés dans l'air : « Pardon… Pas ma faute… Ne savent pas… » À qui son fils destinait-il ces suppliques chargées d'une déchirante tristesse ? Une brève réflexion : Matthieu possédait sa ligne téléphonique, une voix dans le combiné aurait été inaudible hors de la chambre. Seuls les dires de Matthieu traversaient les couches de stratifié : « Ne m'en veux pas… »

Qui ça, Matt ? Un affreux doute germa dans l'esprit de Didier : et s'il n'y avait pas de téléphone ? si tout recommençait, comme à l'église ?

Les murmures s’éteignirent. Il y eut un silence glaçant, suivi par le chuintement d'un objet tiré au sol. Quelque chose de pesant. L'âpreté d'une respiration lapidée. Un râle montant en puissance. Puis se déchaîna le chaos le plus effroyable que Didier eût entendu.

Éclata dans la chambrée le vacarme d'une centaine de coups de tonnerre. Des coups d'une violence hurlante. Des fracas si succincts et démembrés qu'ils en devenaient impossibles à suivre. Parfois le bruit se faisait craquant, comme un morceau de bois fendu ; parfois comprenait les notes tintinnabulantes du métal torturé ; parfois encore l'aigu inquiétant du verre. Tout explosait, de toute part, derrière la porte. La superficie de la chambre augmentée aux dimensions d'un champ de bataille. Lorsqu'une trêve se manifesta enfin, prirent le relai l'agonie plus mesurée d'une latte détruite ainsi que le grincement d'un meuble trop lourd pour être soulevé, renversé contre un mur. Une pause, puis ce fut une mitraille moins sèche que les précédentes, celle de poings lancés sur le plâtre. Jetés, à deux, trois, cinq reprises. Usés au sang. Et derrière cette hystérie de biens éventrés à mains nues, des lamentations allaient grandissantes.

Comme la panique le prenait à la gorge, Didier entra précipitamment. N'eut-il fait un pas que, sous l'effet de l'appel d'air, une odeur de térébenthine le percuta. Hébété par la férocité de l’impact, il dut observer un temps de silence inerte, aux fins de décortiquer la scène explosée sous ses yeux. Au milieu d'un charnier de chaises, de chevalets et de tables pulvérisées, de tableaux déchirés et de bocaux et fioles brisés, Matthieu était assis en tailleur, les mains de part et d'autre de ses genoux, paumes écloses sur le plafonnier. La posture d'un bonze, les marques d'un martyr. Dans ses paumes, vallons dépecés, étaient incrustés des éclats de bois, tels les rescapés tronçonnées d'une forêt bordant un ruisseau. Il tournait le dos à Didier, fixait un mur dont les pigments rouges semblaient s'être libérés de leur crépi pour s'agglutiner à son visage larmoyant ; respirait, dans un son à peine perceptible s'emplissait de l'air pollué sans plus tressaillir, sans effort ni peine, sans s'inquiéter de ce que ce brouillard caustique causerait à sa trachée ou ses poumons.

Enjambant les décombres, Didier s'approcha, son bras replié en bouclier sur son nez et sa bouche. Arrivé à hauteur de son fils, il s'agenouilla, prit le temps de détailler son étrange expression, son teint recuit par la réflectance de la peinture, ses entailles fraiches de sang, ses cils encollés par le sel des larmes autour d'yeux qui jamais ne clignaient ni ne se séparaient de leur hôte fantomatique. Coincé, dans un état de transe autant épouvantée que béate engendré par la contemplation du vide. À son tour, Didier sonda le mur. À la surface, rien ne bougea ni ne trahit sa malveillante existence.

— Matt… qu'est-ce qu'il y'a ?

Sa voix tremblait. Il en appela à tout le sang-froid dormant en lui ; il ne devait pas capituler maintenant et se rendre à la peur.

— Qu'est-ce que tu vois ?

Cette peur primaire le trouva pourtant. D'une redoutable contagiosité, elle remonta son œsophage jusqu'à sa bouche, puis son cerveau qu'elle s'appliqua à infecter. Concentré de nouveau sur le visage de Matthieu, Didier surprit un frémissement de ses lèvres.

— Par… pard…

Il lui parlait ; pas à Didier, mais au mur ou quoi qui flottât devant. Par son irréelle ascendance, cette présence l'y incitait. S'il ne parvenait à se confronter à son image impie, Didier sentit chaque fibre de son corps le pousser à interpeller l'invisible : Qu'est-ce que tu veux ? Qu'est-ce que tu attends de lui ? l'exhorter à l'affronter puis la chasser hors du lieu sacré à son cœur où une créature de haine et de perversion telle qu'elle n'avait pas sa place. Va-t’en !

Sa vaillance, si forte qu’elle fût, passa à travers l’ennemi, et l'influence ne décrut pas. Matthieu poursuivit ses balbutiements, ses pupilles suspendues aux méandres du Néant. Écrasé par la puissance de la toile sanglante qui le dominait, le père Garmendia n'eut d'autre réflexe que d'attraper son fils par les bras, sans mot de secouer son corps aussi rigide et pâle qu'une statue de sel. Il n'en décrocha qu'une nouvelle grappe de murmures décousus.

— Pardon… Pardon…

Paniquée et déchirée, la parole lui revint, et Didier implora Matthieu de se relever, de partir avec lui, loin de la chambre et ses murs rouges. « Il faut t'en aller ! Tu m'entends ?! » Un hurlement terrifiant anéantit ses espoirs :

— PARDONNE-MOI !

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