Cognition

8 minutes de lecture

Enregistrement audio, Dr A. LEFÈVRE, Dir. Service psychiatrique

Hôpital Nord, pôle psychiatrique, lundi 9 septembre 1996, 8h35

Patient - 9 : Matthieu GARMENDIA

Dr. L. : Alors Matthieu, ça fait maintenant plus de deux mois que tu es ici. Comment te sens-tu ? Tes migraines te font moins souffrir ? *court silence*

Il va falloir te forcer à communiquer, Matthieu. Nous avons besoin de savoir comment tu vis cette thérapie, afin de trouver le meilleur moyen de t’aider. On ne peut pas se borner à t’abreuver de…

M. G. : Je m’ennuie.

Dr. L. : *court silence* Je vois. *bruit de stylo sur le papier* Nous pouvons t’inscrire à divers ateliers et te programmer plus d’activités, si le cœur t’en dit. Cela étant, je ne suis pas certain que tu sois prêt à fréquenter d’autres patients ou infirmiers, même pour un bref instant. Je suis navré mais ton état n’a rien d’encourageant. Si tu fournis un effort, tu pourras peut-être recevoir de la visite. Tes parents ne te manquent pas un peu ?

M. G. : Non.

Dr. L. : Tu ne veux pas les voir ?

M. G. : Ce que je veux, c’est plus de livres, et aussi plus de feuilles, pour dessiner.

Dr. L. : Humm… Puisque tu abordes le sujet… *bruits de pages tournées* Tes lectures ont de quoi m’inquiéter. Tes créations aussi. Tu es quelqu’un d’intelligent et de sensible, et bien que je n’y connaisse rien en art, je dois admettre que tu as un talent certain pour le dessin ; ton coup de crayon est très bon. Un vrai petit Van Gogh en herbe, quelle chance. Ça m’impressionne, moi qui n’ai jamais réussi à dépasser le stade du bonhomme-bâton.

M. G. : Je pourrais avoir de la peinture ? de la térébenthine, aussi ?

Dr. L. : Pas pour l’heure, et sûrement pas dans ton état actuel.

M. G. : J’ai pas l’intention de la boire, c’est juste pour le dessin.

Dr. L. : Dessin dont tu sembles te servir pour t’empêtrer dans ta détresse. C’est là où je voulais en venir. Enfin, je n’invente rien, regarde donc ces croquis ! *bruits de papier froissé* C’est perturbant, déroutant, c’est… sombre, malsain, et je pèse mes mots ! Et avec ça, tu t’imagines qu’on va te laisser l’accès à des produits toxiques et inflammables ? Allons, je suis disposé à croire en l’effet cathartique, mais même cette thérapie connait ses limites.

M. G. : Bon, déjà, c’est pas un délire suicidaire.

Dr. L. : *soupir* Supposons que je te rejoigne sur ce point, alors explique-moi ce que c’est.

M. G. : Désolé, j’ai un peu de mal à me concentrer… Je ne fais que retranscrire ce que je vois, mes rêves, mes pensées et mes idées. J’ai pas de contrôle dessus. Je sais que c’est sombre, mais tout ce que… cette réalité peut m’offrir *bruit de doigt tapotant la table* c’est ça.

Dr. L. : Une réalité qui se discute, mais nous y reviendrons. *bruit de stylo sur le papier* Et tes médicaments ? Ils ne t’aident pas un peu ? J’ai pourtant noté que tu suivais sérieusement ton traitement.

M. G. : Vos médocs, ils m’endorment. Me mettent en vrac.

Dr. L. : Nous verrons si un dosage moins fort est possible. *bruit de stylo sur le papier* Mais il ne faudrait pas négliger leur efficacité. Ils semblent réduire tes hallucinations ; aussi, sans constatation d’avancement significatif, nous ne pouvons pas nous permettre d’alléger la médication.

M. G. : Donc c’est la socialisation ou les pilules ? Ça ressemble quand même vachement à un chantage, votre traitement.

Dr. L. : De la stabilité. Avec ou sans pilules. Tu te souviens de ce qu’il s’est passé la dernière fois ?

M. G. : L’accident de la chambre ?

Dr. L. : C’était plus qu’un simple accident, tu as délibérément attaqué cette infirmière. Les faits ne sont pas anodins. Tu te rends compte que la pauvre femme va rester défigurée ?

M. G. : Peut-être…

Dr. L. : Que tu aurais pu mettre sa vie en danger ?

M. G. : Peut-être que j’ai réagi de façon un peu excessive à une provocation de sa part, vous y avez pensé ?

Dr. L. : Ce n’est pas la version que l’infirmière nous a donnée. D’après elle, tu as agi sans raison. Et quand bien même tes allégations seraient fondées, cela ne te donne absolument pas le droit de t’en prendre physiquement aux membres du personnel. Ni à qui que ce soit d’autre.

M. G. : N'avez qu'à voir ça comme le résultat d'un épisode de déshydratation et d'une diarrhée carabinée. Et tout le monde est content. On dira même pas que ça vient des médocs.

Dr. L. : *court silence* Réponds-moi franchement : c’est Gabrielle qui t’y a poussé ?

M. G. : *déglutition* J’ai pas dit ça.

Dr. L. : Formidable alors. *bruit de stylo sur le papier* Tu commences à comprendre que Gabrielle ne pouvait pas être là, n’est-ce pas ? Qu’elle ne le peut plus.

M. G. : *forte expiration buccale* Elle… Je…

Dr. L. : C’est difficile à admettre, mais tu sais au fond de toi que c’est impossible, alors que tu as vu son corps, que tu étais présent, à l’enterrement. Cette Gabrielle que tu prétendais voir et entendre jusqu’à présent, elle n’est rien de plus qu’un mensonge. C’est une sorte de… une maladie. On peut l’assimiler à un mauvais rêve dans un mauvais rêve, une réminiscence de ton passé qui se manifeste comme un symptôme. Il faut te détacher de ce passé, je ne peux pas t’encourager hors de cette voie. Tu as peur, c’est compréhensible, mais c’est en te répétant qu’elle n’est plus là que tu pourras te débarrasser d’elle.

M. G. : … Elle n’est plus là.

Dr. L. : Exact. Et pour quelle raison ? Je veux te l’entendre dire.

M. G. : *bruit d’agitation sur la chaise* Elle est… Elle ne va pas… *respiration accélérée* Non !

Dr. L. : À moins que tu ne te sentes prêt à parler de ce qui t’est arrivé il y a cinq ans ? Ça a dû énormément te secouer, pour que tu ailles jusqu’à le cacher à tes parents. Qu’est-ce que tu as ressenti quand tu as appris que cette femme était malade ?

M. G. : NON LAISSEZ-MOI ! *bruits métalliques de chaise traînée au sol*

Dr. L. : Matthieu ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne sortiras pas tant que je ne l’aurais pas décidé. Matthieu !

M. G. : * respiration haletante*

- Le patient est trop loin de son micro -

*

Le dictaphone n'avait pas écourté son enregistrement. Il en allait de même pour la caméra, énorme araignée mécanique enracinée de ses multiples câbles dans un angle de la pièce. De son seul œil rouge, elle veillait sur les visiteurs.

— Allez, viens te rasseoir.

Sa main ouverte sur la chaise vide de l'autre côté de la table, le docteur Lefèvre illustra son invitation avec autant de contenance que de fermeté. Si le cas du patient numéro neuf appelait à plus d'empathie que de brusquerie, pour moitié du fait de son âge, pour l'autre moitié en raison de son récent vécu, le médecin refusait de laisser une occasion au délire d'établir un peu plus sa domination sur l'esprit affligé. User de procédés dégagés de l'orthodoxie de rigueur n'était pas pour ébranler la conscience professionnelle du praticien. Depuis des années déjà, n'hésitait-il pas à avoir recours aux mots les plus crus, voire aux secousses psychologiques plus poussées, si le cas le requérait. Tel s'imposait le cas d'espèce. La rudesse n'était qu'une modeste contrepartie au succès de sa thérapie. À ce succès il prétendait sans détour, et ses premiers résultats l’accréditaient : passé deux mois d'internement, le patient numéro neuf avait dérivé d'un mutisme obstiné, plongé dans un état hallucinatoire duquel rien ne paraissait pouvoir l'arracher, vers l'indolence du malade encore trop échaudé pour se confier ouvertement, mais plus assez pour retourner à ses travers premiers. Cette évolution était un essai victorieux qui n'attendait que de se voir transformer.

Confiné dans l'angle du bureau, un mètre au-dessous de l'œil fureteur, celui de l'araignée, son visage masqué par une bande obscure, Matthieu n'éviterait pas cette méthode, le psychiatre s'y emploierait.

Qu'il s'y emploie ; le jeune homme ne tenterait pas de l'en dissuader. Peu lui importait ; deux mois, ce n'était pas grand-chose. Au contraire de tant d'autres, Matthieu n'éprouvait pas le besoin de partir, ne s'accrochait pas aux barreaux inexistants de sa cellule pour hurler au vide ses exigences irréalistes. D'envie ou de besoin, il n'en portait aucun en particulier. Pas de rêve, pas de confession, pas d'intention de livrer une réponse convenue pour la seule satisfaction d'une figure d'autorité passagère, ni même de partager une pensée qui n'intéressait que lui et ne déviait jamais de son sujet de prédilection. Dans ce délétère climat, patienter le regard vissé au mur ou sur une feuille de papier, ainsi qu'un enfant turbulent que l'on entend punir par l'isolement, se présentait encore comme la plus saine activité. Attendre, dormir, mourir peut-être. En l'état actuel des choses, Matthieu n'était plus à un trépas près, sûrement pas le sien. Il arriverait plus tôt qu'escompté, voilà tout. Tout au plus déplorait-il le fait que, si celui-ci devait s'accomplir, cela ne serait pas à la faveur de la térébenthine. Cette issue aurait eu le mérite d'être conforme à sa personnalité.

Derrière lui, le docteur Lefèvre s'avança, le geste alerte.

— Bien, reste debout si tu y tiens. Mais tu n'y couperas pas : tu dois le dire. Dis-le. Dis-moi ce qu'est devenue Gabrielle.

Sur les images captées par le système vidéo, l'homme apparaissait seul au centre de son bureau, à braquer le regard sur une ombre tachée de secrets. Les réponses chuchotées n'atteignirent que les oreilles du médecin, comme prononcées par le vide. Elles l'encouragèrent à la persévérance.

Un spectateur extérieur n'aurait pu témoigner, depuis la salle de surveillance, derrière son écran relié à la caméra par un bouquet de câbles gavés d'électricité, que d'une conversation à sens unique, caractéristique de celle d'un fou captif d'un échange avec lui-même.

— Pourquoi n'y arrives-tu pas ? Qu'est-ce qui t'en empêche ?

Posté à une trentaine de centimètres de son patient, le docteur Lefèvre immergeait à son tour sa silhouette dans l'obscurité de l'alcôve. Il s'y plongea davantage lorsque s'élevèrent de fugaces paroles, assez claires dans leur misère pour trancher les ténèbres environnantes :

— C'est coincé.

— Comment « coincé » ? Matthieu…

— Dedans. C'est coincé à l'intérieur de moi. Ça partira plus.

Reparut à la périphérie de l'écran un crâne en jachère culminant au-dessus d'une blouse blanche amidonnée de frais. Promenant son dôme dégarni à travers la pièce, le médecin regagna son bureau sur lequel il se pencha, referma dans un claquement fatal son dossier. Il se tourna ensuite vers un boîtier noir contre lequel il apposa doigt, bouche et haleine caféinée. « Dites à Jérôme de venir. » Plus un son pendant les trois minutes qui suivirent, ni de la zone du praticien ni de celle de son malade.

Lorsque l'aide-soignant se présenta, le docteur Lefèvre lui désigna le patient à sa gauche, toujours bloqué dans son encoignure ; le pria, sa voix empreinte de toute la chaleur du monde, de reconduire celui-ci à sa chambre. « … sans trop le bousculer, je vous prie. »

Annotations

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0